Beyrouth. Des protestations massives ont éclaté jeudi 17 octobre dernier dans la capitale libanaise après l’annonce par le gouvernement de deux nouvelles mesures fiscales régressives – une taxe de 20 cents par jour sur les appels téléphoniques par Internet, y compris sur l’application très utilisée WhatsApp, et un plan visant à faire passer la taxe sur la valeur ajoutée de 11 % à 15 % d’ici 2022. Ces mesures devaient s’ajouter à une longue liste de mesures d’austérité adoptées par le gouvernement l’année dernière pour faire face à la crise économique et financière actuelle du Liban. Le tarif des appels par Internet a été révoqué par la suite, mais cela n’a pas suffi à contenir les manifestations nationales qui ont éclaté dans tout le pays.

Les manifestations sont les plus importantes depuis les manifestations qui ont eu lieu en 2005 après l’assassinat de feu le Premier ministre Rafiq al-Hariri. Deuxièmement, elles sont spontanées et non dirigées par des partis ou des dirigeants politiques. Troisièmement, elles se sont répandues dans tout le Liban et ne se limitent pas seulement à Beyrouth ou aux principales villes du pays. Quatrièmement, elles ne sont pas sectaires : les manifestants ont critiqué les dirigeants politiques de leur propre communauté, ce qui est sans précédent.1

Les protestations au Liban s’expliquent en grande partie par les niveaux extrêmement élevés d’inégalité dans le pays. L’examen des données de recherches récentes du World Inequality Lab2 peut aider à identifier la source du mécontentement qui est en train d’exploser dans les rues du Liban :

1. Les 1 % d’adultes les plus riches reçoivent environ un quart du revenu national total, ce qui place le Liban parmi les pays les plus inégaux du monde.3 

2. Pendant ce temps, les 50 % les plus pauvres de la population se retrouvent avec 10 % du revenu national total.

3. Le Liban se caractérise par une double structure sociale, avec un groupe extrêmement riche au sommet, dont les niveaux de revenu sont comparables à ceux des pays à revenu élevé, et une masse beaucoup plus pauvre de la population, comme dans de nombreux pays en développement.4

4. Cette structure polarisée reflète l’absence d’une large « classe moyenne », que nous définissons ici comme les 40 % du milieu, c’est-à-dire la part de la population située entre les 10 % les plus riches et les 50 % les plus pauvres. La classe moyenne reçoit à peu près la même part du revenu que les 10 % les plus riches en Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis, mais elle reçoit beaucoup moins que les plus riches au Liban (entre 20 et 30 p.p. de moins).

5. Seuls les plus riches ont vu leur niveau de vie s’accroître depuis 2005 : Les 10 % les plus riches ont vu leur revenu augmenter de 5 à 15 %, tandis que les 50 % les plus pauvres ont vu leur revenu diminuer de 15 % et les 10 % les plus pauvres, d’un quart.

6. Quid de l’inégalité des richesses ? Si l’on considère la richesse des milliardaires libanais – la seule source disponible pour le pays – ils semblent bien s’en sortir (moyenne entre 2005-2016) :

Leur richesse représentait en moyenne 20 % du revenu national entre 2005 et 2016, contre 2 % en Chine, 5 % en France et 10 % aux États-Unis. Compte tenu de la concentration de la richesse dans ces pays, cela suggère que l’inégalité de richesse est probablement extrême au Liban.

Cette situation est aggravée par le fait que le Liban a la troisième dette publique la plus élevée du monde – équivalant à 150 % du PIB – et qu’il est en profonde récession. Les taux de pauvreté et de chômage sont élevés, un tiers des moins de 35 ans étant au chômage. Compte tenu de ces circonstances désastreuses, l’introduction de mesures d’austérité pour faire face à la dette est particulièrement inappropriée. Cela a appauvri la plus grande partie de la population, ce qui a entraîné un ressentiment croissant car les plus riches (parmi eux, les membres de l’élite au pouvoir) n’ont pas été invités à participer à l’allègement de la dette.5 Leurs profits et leur patrimoine n’étaient pas imposés, et les rentes qu’ils retirent des secteurs bancaire et immobilier ne sont pas menacées. La « taxe WhatsApp » a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.

Perspectives :

  • En ce qui concerne les changements politiques, la démission du gouvernement et la formation d’un gouvernement transitoire qui organise de nouvelles élections et met en œuvre des réformes drastiques sont un scénario possible. Pourtant, on ne sait toujours pas qui ferait partie d’un tel gouvernement et quelles mesures spécifiques seraient prises en vue d’une transition politique. Les technocrates ou les représentants de la société civile, ainsi que les membres de partis indépendants lors des élections précédentes, sont susceptibles de recevoir un soutien populaire.
  • En ce qui concerne les changements économiques, la mauvaise gestion de l’État a laissé une grande marge de manœuvre pour des mesures et des réformes susceptibles d’améliorer la situation et de générer des recettes, même dans le cadre du budget actuel. Il pourrait s’agir notamment d’une annulation partielle de la dette détenue par les banques nationales et d’une réduction des taux d’intérêt sur la dette antérieure, ainsi que d’obliger les banques à prêter à l’État à un taux d’intérêt nul pendant un à trois ans ; d’introduire un impôt progressif sur le revenu et sur la plus-value et d’investir fortement dans les infrastructures.6

Ce texte est une adaptation de deux articles publiés en anglais et arabe sur Diwan, le blog du Carnegie Middle East Center. 

Sources
  1. ASSOUAD Lydia, Mass Protests Have Taken Place in Lebanon Against the Political Class and Its Economic Policies, Carnegie Middle East Center, 21 octobre 2019
  2. World Inequality Database, Lebanon
  3. ASSOUAD Lydia, Rethinking the Lebanese Economic Miracle : The extreme concentration of income and wealth in Lebanon, 2005-2014, WID.world WorkingPaper no 2016/17.
  4. ASSOUAD Lydia, CHANCEL Lucas, MORGAN Marc, Extreme inequality : evidence from Brazil, India, the Middle East and South Africa, WID.world Working Paper N° 2018/4, January 2018
  5. ASSOUAD Lydia, Austerity Is Not the Answer, Carnegie Middle East Center, 10 juillet 2019
  6. ASSOUAD Lydia, Mass Protests Have Taken Place in Lebanon Against the Political Class and Its Economic Policies, Carnegie Middle East Center, 21 octobre 2019