La sentence du Tribunal suprême espagnol qui condamne neuf des leaders du mouvement indépendantiste catalan à des peines allant de neuf à treize ans de prison et les réactions qu’elle a suscitées en Catalogne doivent, pour être bien comprises, être vues au prisme d’une analyse historique des perceptions par les Catalans de ce qu’ils sont et de ce qu’est l’Espagne.
Certes, le cadre des 15 dernières années est décisif : la négociation d’un nouveau statut de la Catalogne entre la Generalitat et le gouvernement socialiste en 2006, puis la ligne dure adoptée par le gouvernement de Mariano Rajoy dès son investiture en 2012 sont des facteurs déterminants pour le visage contemporain de l’indépendantisme. Ils ne sont néanmoins pas suffisants pour le saisir dans toute sa complexité et sa profondeur historique.
Car l’indépendantisme catalan à l’instar de nombreux mouvements nationalistes se nourrit très fortement de l’histoire et d’une certaine interprétation d’événements clés. C’est dans les formes contemporaines de cette interprétation qu’il faut voir la racine du rejet absolu de l’Espagne qui caractérise un certain indépendantisme. Il s’agit donc de comprendre comment nous en sommes arrivés là, comment une vision catalaniste de l’Espagne et de son histoire s’est formée, quels sont les événements marquants sur lesquels elle se construit, et pourquoi elle est aujourd’hui devenue le support intellectuel d’un mouvement dont on peine à saisir les ressorts internes en dehors de la péninsule.
L’enjeu crucial est de déplacer la focale quant à une vision de l’histoire influencée par le mouvement indépendantiste. Si l’on fait l’effort de porter un regard le plus exhaustif possible sur les représentations graphiques par les Catalans de leur place au sein de l’Espagne, il résulte que cette perception n’est pas celle d’une persécution ininterrompue par les Castillans qui durerait depuis la Guerre des Faucheurs 1 (1640-1659) ou le Siège de Barcelone en 1714 2. Indubitablement, au cours de leur histoire, les Catalans se sont à maintes reprises rebellés contre le pouvoir de Madrid, ont maintes fois appelé de leurs voeux le retour d’institutions politiques locales supprimées en 1715 par décret royal, et n’ont jamais cessé de parler la langue catalane 3.
Néanmoins, et c’est ce qu’une analyse de la production littéraire, journalistique ou artistique catalane démontre, le fait que l’on parle et écrive depuis plusieurs siècles en catalan, qu’il existe une spécificité de la culture catalane ou qu’une critique de la trajectoire politique de l’Espagne prenne de l’importance en Catalogne dès le XIXe, ne saurait être la justification d’une vision téléologique de l’histoire vers l’indépendance. Seul un regard orienté et aveugle à tout un pan de la pensée catalane verrait en ces éléments des signes avant-coureurs et manifestes d’une nation qui brûle de se libérer de ses chaînes et dont l’esprit de révolte gronde depuis des siècles.
Il faut pour autant bien comprendre que la « catalanité », la conscience qu’ont d’eux-mêmes les Catalans et leur identification à un certains nombres de marqueurs culturels, est une donnée dont on ne saurait faire abstraction. L’apport de la pensée du philosophe canadien Charles Taylor est à cet égard précieuse : « à l’époque pré-moderne, on ne parlait pas d’« identité » ou de « reconnaissance », non que les individus ne possédassent pas d’identités, ou qu’elles ne fussent pas dépendantes d’une reconnaissance, mais elles étaient trop peu problématiques pour être formulées comme telles » 4. L’identité catalane a toujours existé mais l’entrée dans la période moderne, notamment du fait de la complexité de ce processus en Espagne, la rend problématique, et pose la question de sa traduction politique.
Dans cette perspective, les représentations par le biais d’allégories, de caricatures ou de symboles de l’Espagne et de la Catalogne qui apparaissent dans l’abondante presse satirique catalane dès la première moitié du XIXe siècle sont particulièrement éclairantes. Elles sont d’une part, du fait de la forte structuration en Catalogne d’une classe d’intellectuels, journalistes et hommes de lettres, une porte d’entrée vers la pensée politique catalane dans toute sa diversité. Mais surtout elles permettent de comprendre comment la Catalogne se perçoit au sein de la société espagnole, tantôt potentiel moteur de la nation espagnole, tantôt compagnon forcée d’une aventure désastreuse, alternant entre réconciliation et rupture violente, elles montrent l’étendue et la complexité de la réflexion sur les relations entre l’appartenance à la Catalogne et à l’Espagne.
La naissance d’une presse satirique dans le contexte de la difficile entrée dans la modernité de l’Espagne (1833-1868)
Il faut bien comprendre que le clivage structurant toute la vie politique espagnole, Catalogne comprise, pendant la majeure partie du XIXe siècle n’est pas directement lié à l’appartenance régionale, il s’agit bien plutôt d’une opposition, semblable à celle que l’on retrouve dans d’autres pays européens, entre libéraux et conservateurs. Ce clivage se cristallise en Espagne dans une forme particulière suite à la mort de Ferdinand VII, monté sur le trône après la période de domination française, qui laisse en 1833 le pays partagé entre deux potentiels suzerains : son frère Carlos María Isidro, dont les partisans se feront appeler carlistes, et sa fille Isabel, autour desquels se regrouperont les libéraux.
Les carlistes, un mouvement dont le principal corps doctrinaire a été fourni par le catalan Jaume Balmes (1810-1848) et qui aura dans les milieux ruraux catalans un appui particulièrement fort, représentent une vision conservatrice de l’Espagne, sont attachés à la foi catholique, à la monarchie de droit divin et aux furs 5. Les libéraux quant à eux veulent mettre l’Espagne sur le chemin du progrès tracé par les autres nations européennes, ce qui passe par une séparation de l’Église et de L’État, des lois d’expropriation des biens ecclésiastiques ainsi qu’un saut vers une économie résolument industrielle.
Du fait de la profondeur de ce clivage, l’Espagne est plongée dans une instabilité sociale et institutionnelle jusqu’à très tard dans le siècle. Le XIXe dans la péninsule se caractérise par des périodes de guerre civile qui réapparaissent cycliquement, et surtout, par une incertitude sur ce que doit être le projet national espagnol et son système politique.
Dans le même temps, on assiste à un véritable essor de l’activité littéraire et journalistique à Barcelone, notamment autour des auteurs et intellectuels du mouvement de la « Renaixença ». Souvent vu comme le signe d’une récupération soudaine d’une conscience d’eux mêmes par l’historiographie catalane classique, ce mouvement naît dans les secteurs conservateurs de la ville comtale et peut être réduit à deux caractéristiques essentielles : un romantisme littéraire nostalgique du passé de la Catalogne et de ses gloires passées, et un conservatisme social et économique. Une analyse décisive de ce mouvement a été proposée par l’historien Joan Lluís Marfany dans une oeuvre qui a secoué le paysage intellectuel catalan à sa parution en 2017 : Nacionalisme espanyol i catalanitat.
Marfany y procède à une déconstruction de l’idée reçue sur le rôle de ce mouvement : loin d’être un réveil culturel annonçant un réveil politique, les références historiques au passé catalan qui abondent dans la presse organique à ce mouvement, son usage littéraire de la langue, notamment dans le premier texte publié depuis des siècles au thème romantique l’Oda a la Pàtria de Carles Aribau (1840), ne sont en réalité qu’une échappatoire symbolique pour une classe qui ne parvient pas à dicter l’agenda politique de la nation, du fait de la violence et de l’instabilité susmentionnée.
Le retour des mêmes noms d’hommes de lettres dans différents journaux, revues littéraires, montre à quelle point ce mouvement a été structurant pour la bourgeoisie barcelonaise de l’époque, et permet donc une grande lisibilité de leurs coordonnées idéologiques, ainsi que de leur vision de la Catalogne et de l’Espagne. Si le vénérable Diario de Barcelona, publié depuis 1792, agit comme centre de gravité pour les hommes de la « Renaixença », on assiste également à une relative prolifération de feuillets, publications éphémères où vont apparaître les premières représentations graphiques marquantes de la Catalogne et de l’Espagne.
En outre, c’est dans un contexte de tensions politiques entre Madrid et Barcelone que ces premières publications significatives apparaissent, en particulier sur la question de la politique de libre échange avec la France et l’Angleterre mise en place pour le gouvernement de Madrid, qui fait craindre en Catalogne une exposition trop importante aux concurrentes de son industrie textile. Citons tout d’abord Lo Pare Arcàngel (1841), première publication hebdomadaire entièrement en catalan, qui arbore sur chaque couverture un frère franciscain, dont la prêche doit faire entendre raison aux autorités de Madrid. Le choix du franciscain, à l’habit modeste, est en cohérence avec l’utilisation, rarement utilisé à l’écrit à cette époque, du catalan comme langue de publication ; il s’agit de représenter la simplicité et la vertu laborieuse du peuple catalan qui veut se faire entendre d’un gouvernement madrilène trop préoccupé par l’étranger.
Si ce conflit cristallise autant l’hostilité des secteurs industriels catalans vis-à-vis de Madrid, c’est en partie parce que ces secteurs rêvaient l’Espagne en grande nation industrielle dont la Catalogne serait le cœur productif. En effet, entre 1840 et 1850, la mécanisation du secteur textile augmente de 100 % et sa consommation de matières est multipliée par trois. Ce milieu voit la confirmation de la tendance d’une Catalogne « habituée à produire non pour consommer mais pour vendre », comme l’a bien démontré l’historien Josep Fontana 6. L’opportunité économique est donc de taille et le dommage d’une ouverture trop précoce au libre échange le serait tout autant.
Les intellectuels organiques de ces secteurs de la société catalane vont donc chercher, dans leur activité d’écrivains, de journalistes, d’illustrateurs, à associer profondément la Catalogne et les valeurs de sérieux dans le travail, de fidélité et de productivité. Ainsi toute une série de caricatures vont asseoir dans l’opinion cette image d’un petit peuple catalan opposé aux madrilènes vus comme des fonctionnaires inconséquents et des aristocrates fats. Citons à cet égard une caricature issue d’un numéro de l’éphémère journal libéral La Verdad, en mars 1844.
On peut y voir une représentation du peuple catalan industrieux et fidèle cherchant l’attention de la Monarchie, en l’occurrence au milieu du siècle, une monarchie dont la continuité est assurée par la régence de María Cristina de Borbón, veuve de Fernando VII et mère d’Isabel, mais qui pourtant se trouve entourée et manipulée par une aristocratie madrilène oisive et insensible. Elle représente parfaitement la compatibilité entre un sentiment d’anti-castillanisme présent dans la société catalane, et un projet politique et économique qui ne sort pas du cadre espagnol 7.
L’instabilité politique ne s’arrête pas au moment d’entrer dans la seconde moitié du XIXe siècle : soutenus par différents secteurs de la population, conservateurs ou libéraux, des généraux prennent régulièrement le pouvoir sur les gouvernements élus au suffrage censitaire. Le pays oscille entre les deux pôles et demeure pendant 20 ans dans un entre-deux politique où le césarisme est une constante ; où l’on passe de gouvernements dirigés par des militaires plus libéraux comme Bartolomé Espartero, relativement populaire en Catalogne , qui décrète la liberté d’association syndicale et la liberté de la presse, à des gouvernements plus autoritaires.
Dans le contexte catalan, il faut également avoir à l’esprit que Barcelone, désormais capitale industrielle en pleine effervescence, concentre une majorité de la classe ouvrière de la région voire de tout le pays, classe qui commence à se structurer et à prendre conscience de ses intérêts, ce qui donne lieu à des révoltes périodiques.
Ces grandes tendances expliquent que le système politique tel qu’il existe à l’époque, les gouvernements successifs mais également la figure de la reine, Isabel II, deviennent de plus en plus impopulaires auprès de la société catalane, qui voit Madrid comme un repaire de puissants insensibles aux problèmes liés à l’industrialisation qui se posent à elles. Une société catalane qui, de plus, grâce à l’omniprésente presse d’opinion, prend l’habitude de parler de plus en plus d’elle même, de se représenter, mais aussi de souligner ses travers et ses paradoxes. Si la presse d’information reste quasiment inexistante, la presse satirique connaît un véritable essor ; la lithographie n’est plus seulement un élément décoratif mais elle devient le coeur de certaines revues, notamment l’hebdomadaire satirique Un Tros de Paper porté par l’illustrateur Tomàs Padró, qui paraît pour la première fois en avril 1865. Sur les quatre pages que comportent un numéro, une page entière est dédiée à une illustration ; on y trouve du commentaire politique ou de l’actualité comme une satire bienveillante des moeurs des barcelonais.
Illustrateur de talent, Tomas Padró va également créer un autre journal satirique qui va faire date dans l’histoire de la presse catalane : Lo Noy de la Mare, qu’il fonde en 1866 avec l’écrivain Conrad Roure suite à un conflit avec le rédacteur du Tros de Paper. Son titre et son symbole, expliqués au premier numéro de la revue, le 10 juin 1866, annoncent son ton ironique et provocateur et sa conscience de l’effervescence politique de la période : il s’agit d’« un nouveau né à peine sevrée du sein de sa mère, mais que l’on peut entendre explique, malgré son jeune âge, car de nos jours les enfants écoutent toutes les conversations de leurs nourrices avec les brigadiers et les sergents de la place Reial, tout ce qu’il a déjà pu apprendre. À quatre ans ils en savent déjà plus qu’un avocat. » 8.
C’est donc dans un contexte d’instabilité politique, de développement d’une idiosyncrasie de la société barcelonaise moderne et de communication de plus en plus problématique avec Madrid qu’apparaissent les premières revues qui feront date dans l’histoire de la presse en Catalogne. Tant Lo Pare Arcàngel comme Lo Tros de Paper vont influencer durablement les journalistes et illustrateurs catalans, et ce, même dans le contexte politique radicalement différent de la fin du XIXe et du tournant du XXème.
Représentations dans un contexte de foisonnement de la réflexion politique : du catalanisme fédéraliste de la fin de siècle au catalanisme résistant du XXe (1868-1905)
Car dès 1868 la « Révolution de Septembre » 9 vient bouleverser le système de coups d’états périodiques et marque le début d’une période d’expérimentations dans le domaine politique qui dura 6 ans. Les règles encadrant le vote sont assouplies, même si elles sont toujours loin d’un système de suffrage universel direct, et les libertés comme celles de la presse ou d’association sont inscrites dans la loi. Cette période de six ans se solde même par une éphémère expérience républicaine (1873-1874) qui donna lieu à une vague d’enthousiasme en Catalogne.
Si la République ne parvient pas à durer, une certaine stabilité politique va naître de la Restauration du Bourbon Alphonse XII en 1874. Le système dit « canoviste », du nom de son architecte Cánovas del Castillo (1828-1897), inscrit dans le Constitution de 1876 se caractérise par un bipartisme tenu en place par une structure de candidats locaux qui, s’appuyant sur le clientélisme et les manoeuvres politiciennes douteuses, assurent une alternance entre les deux grands partis. À défaut d’être démocratique, ce phénomène dit de « caciquismo » donne au gouvernement central une assise locale et lui permet de garder le pouvoir durablement.
Le système canoviste ne revient néanmoins par sur certaines de ces avancées décisives et, en conséquence, apparaissent partout en Catalogne des associations et partis politiques, catalanistes républicains, fédéralistes, monarchistes ou carlistes, et des journaux qui se font l’écho de leurs idées politiques. La question du devenir de l’Espagne peut enfin se poser ouvertement et peut être passé au tamis de sensibilités politiques radicalement différentes, notamment celle du fédéralisme, porté par des intellectuels et journalistes progressistes comme Valentí Almirall (1841-1904) ou Josep Narcís Roca i Farreras (1834-1891).
En outre, deux des revues satiriques les plus importantes dans l’histoire de la presse catalane s’inscrivent parfaitement dans les coordonnées idéologiques de ce mouvement républicain, fédéraliste et anticlérical : La Campana de Gràcia (1870-1934) et L’Esquella de la Torratxa 10(1872-1939). Du fait de leur idéologie fédéraliste et de leur vision de l’Espagne comme « plurinationale », la critique de Madrid qui transparaît dans leurs pages porte sur la volonté centralisatrice du gouvernement, symbolisée par le personnage de Don Clodoaldo.
Pour représenter la Catalogne, ces revues puisent leur inspiration dans une tradition populaire catalane partagée par les différents segments sociaux de son lectorat. À cause de son rôle historique de port ouvert sur la Méditerranée et des conquêtes de la Couronne d’Aragon, comme les royaumes de Sicile et de Sardaigne au XIIIe siècle ou de Naples au XVème siècle, l’allégorie de Barcelone comme « Reine des Mers » est un topos littéraire récurrent en Catalogne. C’est donc bien souvent une femme arborant le blason orné de la croix et des quatre barres, le front ceint d’une couronne ornée d’une chauve-souris, symbole de Jaume Ier, un des rois fondateurs de la dynastie d’Aragon, qui la symbolise dans les pages de L’Esquella. Une figure de majesté bien souvent malmenée, comme ci dessous, du fait des efforts budgétaires et fiscaux demandés par Madrid dans un contexte d’endettement élevé de l’État dans les années 1880.
En cohérence avec leurs idées républicaines et leur volonté de défendre les classes populaires catalanes, les illustrateurs de La Campana et de L’Esquella représentent fréquemment le peuple sous les traits d’un paysan en costume traditionnel, dont le couvre chef appelé barret n’est pas sans rappeler le bonnet phrygien.
Dès la fin du XIXe siècle donc se constitue à gauche du spectre politique un mouvement intellectuel et politique qui associe revendication linguistique et culturelle et défense des classes populaires ; les journaux abordés plus-haut, qui sont le prolongement de ce mouvement rencontrent un franc succès, du fait de leur usage du catalan et de symboles maîtrisés par tous, et ils contribuent à articuler explicitement un « eux » et un « nous ». Alors même que la population en Catalogne se concentre de plus en plus dans les villes, l’apparition de plus en plus fréquentes des représentations ici mentionnées ont contribué à « fixer » un sentiment d’identité au sens moderne. L’on rejoint ici la vision de Benedict Anderson dans Imagined Communities, qui explique l’essor des nationalismes européens au XVIIIème et XIXème siècle par celui de la presse écrite permettant l’association entre la langue lue, parlée et le groupe, imaginé comme une communauté « ayant droit à une place autonome dans une fraternité de peuples égaux ». 11
On trouve néanmoins à l’opposé du spectre politique mais tout autant emprunt de catalanisme des revues et journaux professant un conservatisme social, farouchement opposés aux mouvements ouvriers toujours plus influents dans la société catalane en cette fin de siècle. À cet égard, il nous faut citer deux revues, le journal d’opinion La Veu de Catalunya (1899-1937) rattaché à la Lliga Regionalista, parti conservateur et catalaniste, et l’hebdomadaire satirique ¡Cu-Cut ! (1902-1915).
Leur contenu idéologique et les représentations qu’ils diffusent sont inséparables du contexte de fin de siècle en Espagne. La perte de la guerre d’Indépendance de Cuba en 1898 sonne un véritable coup de tonnerre dans la conscience politique du pays ; l’historiographie de la « Légende Noire » 12 espagnole considère même cette date comme l’aboutissement du processus de décadence de l’Espagne entamé au début du règne de Charles de II de Habsbourg en 1661. Par ses contemporains, l’événement est vécu comme une amputation d’une partie de l’Espagne, une perte de son rang historique comme puissance.
Des secteurs de la société espagnole particulièrement traumatisés par la défaite comme l’armée vont dans ce contexte regarder d’un œil de plus en plus mauvais les commentaires satiriques de journaux comme ¡Cu-Cut ! qui, en plus de leurs références catalanistes, n’hésitent pas à tourner en dérision les militaires. Au mois de novembre 1905, une caricature particulièrement efficace publiée dans ¡Cu-Cut ! déclenche une vindicte : des imprimeries et rédactions sont mises à sac par des soldats, et le gouvernement suspend la publication de l’hebdomadaire. La caricature en question fait référence à une réunion politique célébrée par la Lliga Regionalista en 1905, « Le Banquet de la Victoire » et en profite pour retourner le couteau dans la plaie de la défaite de 1898.
L’événement va laisser une trace dans la conscience collective catalane et faire se regrouper des forces politiques qui s’étaient opposées pendant de nombreuses années : dès 1906 des coalitions comme celle de Solidaritat Catalana qui réunit les partis carlistes, républicains fédéraux et les partis nationalistes naissants. Si l’importance des « Fets del ¡Cu-Cut ! » ne doit pas être surestimée, il est tout à fait significatif que ce soit une réaction à une caricature qui amène les forces politiques catalanes à rejeter en bloc l’idée de l’Espagne et donner le cap de l’action politique catalaniste pour le siècle à venir. C’est donc bien que les représentations sont au cœur de la conscience politique de l’époque et disent quelque chose du sentiment d’appartenance en Espagne : la presse satirique catalane représente à ce titre une voix contradictoire difficilement maîtrisable et va le rester au XXe siècle.
Un siècle d’espoirs déçus et de violence : catalanisme, républicanisme et clandestinité (1905-1939)
Le siècle qui s’ouvre est celui d’un grand enthousiasme en Catalogne quant à la possibilité d’obtenir une certaine autonomie politique. La Lliga Regionalista et ses alliés dans la formation Solidaritat Catalana vont remporter d’importants succès aux élections, fonctionnant depuis 1890 au suffrage universel, et faire passer au Congreso de Diputados à Madrid un accord pour la constitution d’une « Mancomunitat de Catalunya » fusion entre les administrations de Catalogne dans une seule entité aux prérogatives plus étendues. Cette Mancomunitat, malgré le succès politique qu’elle représente, est profondément mise à mal par la situation sociale de plus en plus tendue à Barcelone.
Pourtant, alors que les autorités de la Mancomunitat tentent de concrétiser une reconnaissance par l’Etat de la spécificité catalane, elles sont prises en tenaille entre une hostilité grandissante dans les secteurs militaires, et une agitation qui va atteindre son acmé dans les milieux ouvriers. Tant le mouvement se réclamant d’Alejandro Lerroux (1864-1949), anticlérical et ouvriériste mais cherchant à traduire ses revendications dans le cadre de la démocratie parlementaire, que les organisations anarcho-syndicalistes font pression sur les autorités madrilènes et sur la Mancomunitat. Dénonçant à la fois le catalanisme, comme une manipulation de la classe possédante, et le système politique de la Restauration, ces mouvements vont contribuer au déclenchement d’une grève générale en 1917 qui va traumatiser aussi bien la bourgeoisie barcelonaise que la madrilène.
La tension entre ces trois secteurs, militaires, partis catalanistes et milieux ouvriers est structurante pour la trajectoire politique de l’Espagne au début du XXème siècle. Elle conduit même La Veu de Catalunya et la Lliga à accueillir plutôt favorablement le coup d’état et le régime de Primo de Rivera en 1923 qui réprime le mouvement ouvrier en même temps qu’il censure toute revendication catalaniste explicite.
De nombreuses publications disparaissent donc pendant cette période, ou dépolitisent grandement leur contenu. Citons à cet égard L’Estevet, revue satirique républicaine interdite dès l’arrivée au pouvoir de Primo de Rivera, particulièrement virulente dans sa critique de l’armée, notamment de ses déboires au Maroc, et dont le rédacteur Manuel Carrasco i Formiguera (1890-1938) sera emprisonné en 1924.
Il existe cependant une publication en catalan qui va perdurer sous Primo de Rivera : il s’agit de l’hebdomadaire satirique sportif ¡Xut ! (1926-1936), qui, bien que son contenu ne soit pas explicitement politique, va entériner dans l’imaginaire populaire une figure incontournable de l’identification catalane : l’Avi del Barça 13, encore utilisé aujourd’hui, symbolisant le fameux club de football et l’enthousiasme intergénérationnel qu’il suscite.
L’année 1931 marque la levée de la chape de plomb qui pesait sur la presse. Des élections locales voient le nombres de députés républicains prendre le dessus sur les monarchistes, ce qui amène le roi à renoncer au trône. En avril 1931, on déclare dans toutes les villes d’Espagne la République, et en particulier à Barcelone, une République Catalane dans une fédération des peuples ibériques. Après quelques tractations, cette déclaration débouche sur l’approbation par référendum en août 1931 du statut d’une entité politique catalane autonome, dont le gouvernement est nommé Generalitat, au sein de la République.
Après sept ans de dictature, ces événements déclenchent une grande émotion dans l’opinion publique catalane, et l’enthousiasme républicain, porté par une presse qui connaît une véritable renaissance, est de mise.
Comme mentionné plus haut, les acquis de cette époque permettent une explosion de l’activité journalistique : l’offre se diversifie et évolue vers le modèle du quotidien d’information tout en conservant certains des traits caractéristiques de la presse catalane, notamment l’importance des journaux satiriques et des publications directement affiliées à des partis ou associations. On pense par exemple à L’Humanitat, journal du parti Esquerra Republicana Catalana au pouvoir pendant toute la période républicaine.
Cette presse, particulièrement attachée à la République et aux avancées qu’elle a permises, va voir d’un œil inquiet la montée des fascismes partout en Europe, et en Espagne avec la Phalange, fondée en 1933. En conséquence, l’activité journalistique de cette période va entériner encore plus profondément dans la conscience catalane un attachement à la liberté ; les symboles traditionnels, Saint Georges ou l’honnête paysan catalan, sont opposés aux « dragons » de la réaction et du fascisme.
Si les attaques contre des journaux satiriques par des militaires et les interdictions de publier sont souvent venues de Madrid, ce sont, dans le contexte social tendu des années 1930, les catalans eux mêmes qui prennent pour cible des imprimeries et des rédactions. On peut par exemple citer le cas de l’hebdomadaire satirique El Bé Negre (1931-1936) qui prenait régulièrement pour cible le parti Estat Català, lié à la gauche au pouvoir, et ses escamots, sorte de groupes armés qui y étaient affiliés. Ses locaux, imprimeries et journalistes furent régulièrement attaqués par ces escamots tout comme ils le furent par les anarchistes de la Fédération anarchiste ibérique (FAI) ; sa publication s’arrête en juillet 1936 après le soulèvement des forces nationalistes qui marque le début de la guerre civile.
Pendant la guerre, la publication de journaux satiriques, en particulier L’Esquella de la Torratxa ne va pas s’arrêter, et ces journaux vont mettre un point d’honneur à ne pas cesser, dans un moment particulièrement sombre de l’histoire du pays, de publier des caricatures et de plaisanter. Les troupes nationalistes et leurs généraux sont par exemple souvent moqués pour leur docilité vis-à-vis du régime d’Hitler et de Mussolini, dont les caricatures abondent.
Pourtant, cette liberté de ton va tourner court lorsque les troupes franquistes entrent en Catalogne, puis dans Barcelone lors des premiers mois de l’année 1939. De la profusion de journaux de la période précédente, il n’en resta que trois qui bénéficièrent d’une autorisation de publication, des quotidiens d’information dont la ligne éditoriale était contrôlée par le régime ; la presse satirique quant à elle va bien évidemment être interdite pour ne réapparaître que des années plus tard.
Si une presse clandestine se réorganise tant bien que mal sous le franquisme, notamment depuis l’exil comme le Front national de Catalogne fondé à Paris en 1940, les années immédiatement postérieures à la fin de la guerre civile sont extrêmement difficiles pour ceux qui sont décidés à prendre la parole librement 14. La Gauche républicaine catalane par exemple, ne parvient pas à publier L’Humanitat pendant 7 ans, avant de pouvoir, à mesure que des poches de résistance s’organisent à Barcelone, mettre la main sur une imprimerie clandestine. D’une manière générale, ces publications clandestines sont presque impossibles tant que la Seconde Guerre mondiale dure. Et si, à partir de 1945, des groupuscules de résistance parviennent à publier, il s’agit d’une presse militante, servant à définir une ligne d’action contre les autorités franquistes.
Le temps de la satire et du badinage sur fond de réflexion sur l’identité catalane n’est plus, la dictature, de fait, concrétise encore plus profondément pour ces groupes qui aspirent à la démocratie, l’association entre l’État espagnol et l’autoritarisme.
Conclusion
L’exemple de la presse satirique en Catalogne au XIXe et au XXe siècle montre que le cas catalan n’est pas différent des autres nationalismes européen, il se constitue à partir d’un travail sur l’imaginaire.
Les représentations qui sont venus nourrir cette imaginaire collectif, si elles prennent leur racines dans un leg historique et populaire, dans une « catalanité » indéniable, ont été configurées en fonction d’impératifs politiques et en réaction aux difficultés qu’a rencontré l’Espagne dans la définition de son système politique et institutionnel et aux grandes tensions sociales qui les expliquent.
Ainsi, on peut sans doute expliquer sa force actuelle par la convergence de deux facteurs : d’une part l’accélération et l’amplification partout dans le monde de mouvements sociaux caractérisés par des actions de grande ampleur et une volonté de bouleverser les systèmes politiques établis, et dans le même temps, à mesure que l’indépendantisme se constituait comme une force politique moderne, le succès du catalanisme comme d’une interprétation de l’Histoire qui, en leur donnant un sens, apaise la mémoire encore à vif de la guerre civile et du franquisme en Catalogne.
Sources
- Volet catalan du conflit qui opposa l’Espagne de Philippe IV et la France de Louis XIII lors des dernières années de la guerre de Trente ans (1618-1648). La fin de règne de Philippe IV se caractérise par une réduction drastique de l’or en provenance des Amériques, ce qui fragilise l’armée. Le « valido » du roi, Olivares, au rôle semblable à celui de Premier ministre, avait décrété une augmentation de la contribution des entités régionales, au budget et au contingent militaire, ce qui entraîna des soulèvements paysans particulièrement violents en Catalogne. Un des hymnes du mouvement indépendantiste actuel, Els Segadors, s’inspire de ces événements.
- La Guerre de Succession au trône d’Espagne à l’issue de laquelle Louis XIV parvient à mettre son neveu sur le trône se conclut en Catalogne, qui soutenait le prétendant Habsbourg aux côtés de l’Angleterre, avec le siège et le bombardement de la ville par les troupes des Bourbons. La fête de la Diada, qui donne lieu depuis quelques années à d’importantes manifestations indépendantistes, est une commémoration de la bataille finale du 11 septembre 1714.
- voir VILAR, Pierre, La Catalogne dans l’Espagne moderne, Paris, S.E.V.P.E.N, 1962 ou FRADERA, Josep Maria, Cultura nacional en una sociedad dividida – Cataluña : 1838-1868, Madrid, Marcial Pons Historia, 2003
- TAYLOR, Charles, Multiculturalism and the politics of recognition, Princeton , Princeton University Press, 1992.
- On se réfère par ce terme au leg juridique et institutionnel des entités historiques espagnoles, tel qu’il en existait en Catalogne au Moyen-Âge. En l’occurrence ici, un système caractérisé par la discussion des lois par une assemblée. L’histoire de ce droit fait s’opposer dans une vision nationaliste une Catalogne prédisposée à la démocratie contre une Castille aux tendances autoritaires.
- voir à ce sujet sa prolongation des travaux de Pierre Vilar sur les structures productives en Catalogne, notamment dans le tome 5 de la collection dirigée par le catalaniste français Història de Catalunya : la fí de l’Antic Regimen i l’industrialització.
- cf MARFANY, Joan-Lluís, Op. cit., p 618.
- Présentation du « Noy » tiré du premier numéro de Juin 1866.
- Nom donné à la Révolution de septembre 1868 déclenchée par une coalition de militaires de sensibilité progressiste et soutenus par les milieux libéraux, qui va détrôner la reine Isabelle II, dont l’impopularité était alors au plus haut.
- Littéralement « La Cloche de Gràcia » et « Le Clocher de la Tour »
- ANDERSON, Benedict, Imagined communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, London-New York : Verso, 1983, México : Fondo de Cultura Económica, 1993, p124.
- Un pan de l’historiographie espagnole, dont le représentant principal est l’historien Gabriel Maura (1879-1963) voit l’Histoire d’Espagne comme une lente ascension vers la gloire, qui s’ouvre avec la reconquête de la péninsule et la découverte des Amériques en 1492, culmine pendant deux siècles sous la conduite des grands rois Habsbourg majeurs, Carles Quint (Premier d’Espagne), Phillipe II et Phillipe III, avant de décliner progressivement sous les mineurs, Phillipe IV et Charles II, et de tomber dans une déchéance jamais surmontée avec la Guerre de Succession et le retour d’un roi Bourbon.
- L’Avi, se traduit par grand-père, avec sa bedaine, sa barbe blanche et l’éternel maillots aux couleurs du FC Barcelone il en symbolise les fidèles aficionados. Le club en a même commandé une statue au sculpteur Josep Viladomat, terminée en 1972.
- voir VILADOT I PRESAS, Albert, Nacionalisme i premsa clandestina (1939-1951), Curial, Barcelona, 1987