Bruxelles. Le 27 novembre 2018, la Conférence de la Charte de l’énergie a adopté la déclaration de Bucarest enclenchant ainsi un processus de modernisation du traité. Alors que les négociations sur cette modernisation doivent débuter à la fin de l’année, la Commission européenne a tout intérêt à une réforme du traité dans le cadre de son bras de fer avec Nord Stream 2 AG. Le 14 mai, elle a donc présenté une demande au Conseil de l’Union européenne afin d’obtenir un mandat de négociation pour réviser les dispositions de la Charte de l’énergie – mandat qu’elle a reçu le 15 juillet dernier.1 Ces dates ne doivent rien au hasard.

Le 12 avril, Matthias Warnig, directeur général de Nord Stream 2 AG, avait adressé une lettre à Jean-Claude Juncker pour exprimer son souhait d’obtenir une dérogation à la « Directive gaz » amendée qui imposerait les règles européennes (accès des tiers, séparation de la propriété des activités de production et fourniture, tarifs non discriminatoires et transparence) au gazoduc2. Cette lettre constitue un « avis de contestation » à l’Union au titre de la Charte de l’énergie. Nord Stream 2 AG juge l’amendement de cette directive discriminatoire puisqu’il est conçu de telle manière que « seul Nord Stream 2 soit significativement affecté »3. En effet, Nord Stream 2 ne peut prétendre à une dérogation au nom de l’article 49 bis, relatif aux gazoducs achevés avant la date d’entrée en vigueur de la Directive (23/05/2019), puisque sa construction se finira au plus tôt fin 2019. Mais la situation du Nord Stream 2 ne correspond pas non plus à l’article 36 permettant une dérogation aux « nouvelles infrastructures », puisque le gazoduc est en cours de construction, ce qui induit que d’importants investissements y ont déjà été consacrés. À la réception de la lettre de Matthias Warnig, la Commission avait un mois pour répondre et Nord Stream 2 AG souhaitait parvenir à un règlement à l’amiable dans les trois mois, tel que prévu par l’article 26 de la Charte de l’énergie4. La date de la demande du mandat de négociation ainsi que son contenu apparaissent alors comme la réponse de la Commission à Matthias Warnig. En effet, les revendications de la Commission portent notamment sur « la clarification et une meilleure définition » de certaines notions telles que : le droit de réguler ; l’expropriation (directe et indirecte) ; le transit ; l’investisseur.

La Commission souhaite que le chapitre du traité relatif au « transit » soit en complète adéquation avec le droit d’accès des tiers au réseau et le fonctionnement libéralisé du marché européen en général5. En particulier, l’institution souhaite que la définition du « transit » n’entre pas en contradiction avec la suppression des clauses de restrictions territoriales qu’elle a imposée à Gazprom6.

Dans un document interne du secrétariat de la Charte de l’énergie obtenu par EURACTIV7, la Commission estime que l’expropriation indirecte ne doit être considérée « que lorsque l’investisseur est substantiellement privé des attributs fondamentaux de la propriété, tels que le droit d’utiliser, de jouir et de disposer de son investissement. […] Le seul fait qu’une mesure augmente les coûts pour les investisseurs ne peut donner lieu à une constatation d’expropriation en soit. ». Dès 2011, Gazprom qualifiait d’expropriation la séparation patrimoniale des activités de production et fourniture exigée par le Troisième paquet énergie de l’Union8. Si le 10 août 2018 l’OMC validait les dispositions du Troisième paquet énergie9, des questions pourraient se poser quant à son extension au gazoduc offshore. De plus, la référence de la Commission à une augmentation de coûts n’est pas anodine. En effet, d’après Annette Berkhahn du cabinet de conseil Arthur D. Little, la directive amendée pourrait « potentiellement rendre le transport via Nord Stream 2 plus coûteux et donc le gaz livré via ce dernier moins compétitif »10.

Toujours dans le document interne du secrétariat de la Charte de l’énergie, la Commission affirme que « la définition d’investisseur devrait inclure un mécanisme approprié pour exclure les investisseurs et les entreprises qui manquent d’activités commerciales substantielles dans leur pays d’origine, afin d’empêcher que des sociétés boîtes aux lettres introduisent des litiges en vertu du traité de la Charte de l’énergie ». Cette proposition vise clairement Nord Stream 2 AG car, bien que l’entreprise appartienne à Gazprom et que la Russie n’ait pas ratifié le traité, le siège social de Nord Stream 2 AG se trouve dans un pays qui l’a ratifié, la Suisse.

Une rencontre entre Nord Stream 2 AG et la Commission a eu lieu le 25 juin mais n’a pas permis de débloquer la situation afin de parvenir à un règlement à l’amiable avant le 12 juillet, date butoir fixée par la filiale de Gazprom11. Le 15 juillet, le Conseil de l’Union européenne a accordé à la Commission le mandat de négociation pour réviser le traité. Selon Katja Yafimava, chercheuse à l’Oxford Institute for Energy Studies, « la hâte avec laquelle la Commission a proposé de modifier le traité et le moment où elle l’a fait sapent sa position vis-à-vis de Nord Stream 2 parce qu’on pourrait affirmer que la Commission tente de modifier les règles dès que ces règles sont utilisées contre l’Union »12. La convergence de l’agenda de la Commission pour la réforme de la Charte avec le calendrier de sa confrontation à Nord Stream 2 AG sonne comme un aveu de culpabilité quant à sa non-conformité aux obligations du traité.

Si Nord Stream 2 AG initiait la procédure d’arbitrage contre l’Union, ce serait une grande première pour celle-ci. Fruit de la chute de l’URSS, l’objectif initial de la Charte de l’énergie était d’offrir une protection juridique aux entreprises occidentales qui investissaient dans l’ancien bloc soviétique. Aujourd’hui c’est la législation européenne qui est source d’incertitudes et le traité pourrait, via un proxy suisse, protéger les intérêts russes. Compte tenu de l’ampleur du projet Nord Stream 2 évalué à 11 milliards d’euros, le risque financier pour l’UE est considérable en cas de défaite.

Mais dans un premier temps, Nord Stream 2 AG a décidé d’ouvrir un autre front. Le 25 juillet, l’entreprise a demandé à la Cour de justice de l’Union d’annuler tout simplement l’amendement de la « Directive gaz » du fait de son caractère discriminant. La raison de cette stratégie est que l’arbitrage dans le cadre de la Charte de l’énergie devrait prendre plus de temps que la procédure d’annulation : ce genre de procédure a une durée moyenne de 20 mois13.

Perspectives :

  • Il est peu probable que la stratégie de la Commission consistant à réviser la Charte de l’énergie soit fructueuse. En effet, le processus de modernisation du traité sera long et nécessite l’unanimité des 54 parties.
Sources
  1. BOUCART Théo, Réformer la Charte européenne de l’énergie : mission impossible ?, Le Grand Continent, 22 juillet 2019
  2. RAMDANI Sami, Un débat juridique s’ouvre entre Nord Stream 2 et la Commission, Le Grand Continent, 27 avril 2019
  3. Nord Stream 2 AG, Lettre de Nord Stream 2 AG adressée à Jean-Claude Juncker, 12 avril 2019.
  4. TALUS Kim, HANCHER Leigh, Exploring the limits of EU’s unbelievable behaviour on Nord Stream 2, Euractiv, ‎29‎ ‎mai‎ ‎2019-
  5. DG Trade, Recommendation for a Council Decision authorising the entering into negotiations on the modernisation of the Energy Charter Treaty, 14 mai 2019.
  6. Abus de position dominante : la Commission impose des obligations contraignantes à Gazprom pour permettre la libre circulation du gaz à des prix concurrentiels sur les marchés gaziers d’Europe centrale et orientale, Commission européenne, 24 mai 2018.
  7. SIMON Frédéric, EU asserts ‘right to regulate’ as part of energy charter treaty reform, EURACTIV, 16‎ ‎juillet‎ ‎2019.
  8. BAYOU Céline, Russie. Gazprom dans la ligne de mire de l’Union européenne, Grande Europe n° 35, août 2011 – La Documentation française.
  9. Paquet énergie : l’OMC donne raison à l’UE face à la Russie, l’EnerGEEK, 13 aout 2018.
  10. EU changes could make Nord Stream 2 derogation harder, ICIS, 22 juillet 2019.
  11. GOTEV Georgi, Nord Stream 2, EU drifting towards legal arbitration, EURACTIV, 19‎ ‎juillet‎ ‎2019
  12. EU changes could make Nord Stream 2 derogation harder, ICIS, 22 juillet 2019.
  13. GOTEV Georgi, Nord Stream 2 takes unusual legal step against the Commission, EURACTIV, 26 juillet 2019.