Madrid. La nomination de du ministre espagnol des Affaires étrangères Josep Borrell à la tête de la politique étrangère de l’UE pourrait avoir des conséquences à long terme pour l’Espagne et pour l’Union. Ce choix devrait être placée à la lumière des stratégies de négociation intelligentes de Sanchez qui tente de consolider son gouvernement deux mois après les élections nationales de mai dernier. Au cours de ces derniers mois, Sanchez s’est tourné vers l’extérieur pour atteindre objectifs européens : d’une part, montrer que le centre social-démocrate espagnol est respecté ; d’autre part, bâtir son profil politique en tant que dirigeant capable de faire avancer l’Espagne après des années d’administration par le Parti populaire (PP) instable et corrompu et leur possible continuation dans l’alliance de centre-droit, qui s’est montrée assez résistante dans la foulée des élections régionales.1 Si le PP a résisté à la crise de son leadership au cours de la dernière décennie, il est également important de noter que M. Sanchez s’est révélé être un homme politique au charisme résilient et aux ambitions géopolitiques importantes, déterminé à sonner le glas du statut de l’Espagne en tant qu’acteur mineur au sud de l’Europe.

La nomination de Josep Borrell, qui remplacera Federica Mogherini, concrétise la vision de Sanchez. Borrell est un diplomat très respecté, doté d’une vision continentale claire du multilatéralisme et du parlementarisme dans la recherche du rétablissement de la paix. En tant que responsable des dialogues entre la Serbie et le Kosovo, Borrell est avant tout un réaliste du règlement des conflits. Cela a également été prouvé en ce qui concerne le mouvement indépendantiste catalan. Borrell, lui-même catalan, s’est éloigné de la position centraliste de la droite en Espagne qui appelle ouvertement à une suspension prolongée de l’autonomie du gouvernement catalan par le recours effectif à l’article 155 de la Constitution espagnole. Borrell, cependant, n’est pas non plus un ami de l’indépendance catalane.

Comme illustré récemment dans une affaire liée à une potentielle indépendance de l’Écosse2, la vision diplomatique de Borrell vise à établir un équilibre entre les relations concertées entre le constitutionnalisme souverain régional et les traités supranationaux liant l’intégration européenne. Alors que la question catalane prend la scène internationale comme stratégie finale lancée par les dirigeants indépendantistes, la nomination de Borrell est une réponse directe à un problème qui est souvent mal compris en dehors de l’Espagne et qui évoque les carences de la diplomatie internationale espagnole. Comme le dit le théoricien politique Jorge Álvarez Yágüez : « Borrell est conscient des importants déficits hérités de l’État espagnol en ce qui concerne les questions catalane et basque. Le gouvernement précédent avait une passivité scandaleuse sur ces questions. Sa nomination est une tentative pour faire face à ce déficit politique ».

Il va sans dire que ces déficits politiques internationaux ne sont pas souvent résolus par la nomination d’un responsable politique, car cela nécessite également un réseau international solide et efficace, constitué d’un ensemble de structures institutionnelles capables de conduire, de transmettre et de renforcer la légitimité de l’État. Si la nomination de Josep Borrell est confirmée à Bruxelles, nous devons nous attendre à une vaste restructuration de la diplomatie espagnole sur au moins trois fronts : avec le pouvoir administratif à Bruxelles, ainsi que dans les régions de la Méditerranée et de l’Atlantique. Alors que les dirigeants indépendantistes catalans et leurs institutions culturelles (Omnium Cultural, ANC) ont exploité leur cause à l’échelle internationale (au début de l’année, le président Torra a prononcé un discours à l’Université de Stanford3, où il a comparé le mouvement d’indépendance catalan aux droits civiques et politiques de Martin Luther King Jr. et plaidé en faveur de la mondialisation contre l’Etat espagnol), la diplomatie espagnole n’a pas réussi à se montrer convaincante sur la question catalane. Compte tenu de l’état précaire de la diplomatie espagnole, il faudrait certainement du temps à la nouvelle diplomatie espagnole pour transformer l’opinion générale et le sens commun dans lesquels la crise catalano-espagnole est interprétée de l’extérieur.

La doctrine Borrell est très lisible dans un article de programme rédigé l’année dernière pour Política Exterior, intitulé « La politique extérieure de l’Espagne constitutionnelle »4, dans lequel il affirme que la principale réalisation de la Constitution de 1978 réside dans son affirmation de l’intégration européenne, de ses relations multilatérales et d’un contrat social global visant à protéger l’État providence des éventuelles réactions contre l’union. Pour Borrell, la crise de l’Union européenne va de pair avec la crise de l’État providence. En d’autres termes, lorsque le budget des dépenses sociales diminue, la co-appartenance sociale européenne perd de son élan et de son unité. Dans le même temps, la doctrine Borrell s’enracine dans le réalisme politique, ce qui implique de comprendre sérieusement le nouveau changement géopolitique des États-Unis, c’est-à-dire au-delà de ce que l’administration Trump représente pour le moment. Dans un moment important de cet article, Borrell écrit : « La force de l’Union est encore plus nécessaire aujourd’hui à la lumière de l’absence des États-Unis. L’Europe doit assumer sa responsabilité et nous devons donner les moyens de parvenir à une autonomie stratégique pour défendre nos valeurs et nos intérêts de manière efficace ».

Comment Borrell va-t-il concrétiser cette autonomie stratégique pour donner un nouvel élan à la géopolitique européenne ? Serait-il possible d’y parvenir en subordonnant les capacités décisionnelles à l’hégémonie allemande, ou le renforcement d’une conception diplomatique multilatérale en tant que noyau de la doctrine de Borrell implique-t-il également une nouvelle décentralisation afin de faire face aux nombreuses crises à l’horizon ? L’analyste géopolitique Jakub Grygiel a récemment mis en garde sur l’incapacité de l’Union à faire face à la fois à des pouvoirs extérieurs antagonistes et à des deséquilibres internes croissants.5. C’est très certainement le défi que devra relever le diplomate espagnol. Borrell est un solide héritier de la tradition « internationaliste », étudiée de manière si rigoureuse par Hathaway et Shapiro.6 Aujourd’hui, cela signifie pouvoir affronter non seulement l’horizon de la guerre, mais également la montée des illibéralismes qui cherchent à mettre en échec la légitimité de l’Union. La Méditerranée sera un site de querelle immédiate.

En supposant que la doctrine de Borrell puisse contenir ces problèmes face au retrait des États-Unis du continent, l’autre question est de savoir si une telle stratégie pourrait être résolue exclusivement sur le plan économique (nouvelle redistribution, transformation fiscale ou politique de « donation », comme Alexandre Kojeve l’avait appelé en 1957 à la conférence de Düsseldorf) ou si, en effet, le temps de la géoéconomie est insuffisant aujourd’hui pour faire face à une crise de nature plus existentielle et institutionnelle.

Pedro Sanchez a annoncé la nomination de Borrell comme « L’Espagne revient en Europe ».7 Mais au contraire, la dimension européenne est revenue en Espagne, et pas seulement parce que Pablo Iglesias a récemment invité Sanchez à une collaboration pour une Europe plus forte8. La doctrine Borrell place non seulement l’Espagne sur la carte de la Méditerranée, mais neutralise également les pulsions souverainistes et indépendantistes sur la carte fluctuante de la politique espagnole. Sans aucun doute, la nomination de Borrell est un geste de « grande politique » pour l’Espagne et l’Europe.

Sources
  1. MUNOZ Gerardo, Le scandale de l’alliance de centre-droit à Madrid, Le Grand Continent, 14 juin 2019
  2. MUNOZ Gerardo, Josep Borrell et l’indépendance de l’Ecosse : position cohérente ou manœuvre diplomatique ?, Le Grand Continent, 9 juin 2019
  3. TORRA I PLA Quim, Civil rights and self-determination : a Catalan perspective, Stanford University, 14 janvier 2019
  4. BORRELL Josep, La política exterior de la España constitucional, Politica Exterior, novembre/décembre 2018
  5. GRYGIEL Jakub, The EU Can’t Fulfill Its Purpose, The American Interest, 30 décembre 2018
  6. HATHAWAY Oona A., SHAPIRO Scott J., The Internationalists, 2018
  7. ABELLAN Lucia, España vuelve a la primera fila con Borrell como nuevo jefe de la diplomacia europea, El Pais, 3 juillet 2019
  8. IGLESIAS Pablo, « Queremos que sea en julio », La Vanguardia, 3 juillet 2019