Madrid. En décembre dernier, Guy Verhofstadt félicitait publiquement le parti espagnol centriste Ciudadanos (« Citoyens »), pour ses « gains énormes lors des élections régionales andalouses »1. Les résultats y avaient penché vers le centre-droit après des décennies de solide domination du PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol). Comme Le Grand Continent l’avait analysé à la suite de ces élections2, ce qui s’est passé en Andalousie a ouvert la voie institutionnelle au parti d’extrême droite Vox. Pendant la période de crise sociale et de mobilisation politique (2008-2013), il était en effet demeuré en marge de l’échiquier politique. L’an passé, à la suite du référendum illégal d’octobre 2017 en Catalogne, le parti de Santiago Abascal (un ancien militant du Parti Populaire) s’est hissé sur la scène nationale. Une fois de plus, Vox est entré dans l’histoire en consolidant sa représentation régionale au sein de la Communauté de Madrid, grâce à une triple alliance avec le Parti Populaire et Ciudadanos3. Contrairement à la région andalouse, Madrid est, elle, traditionnellement gouvernée par la droite. Une question se pose alors : quelles sont les nuances différenciant ces élections ? Il y a au moins trois facteurs à prendre en compte pour interpréter les transformations volatiles du paysage politique espagnol.

Tout d’abord, il faut s’arrêter sur la séduisante alliance progressiste « Plus de Madrid » (Mas Madrid) qui liait le maire Manuela Carmena et l’ancien fondateur de Podemos Íñigo Errejón. Elle a proposé un programme véritablement « centriste » et a défendu un approfondissement démocratique et une réforme synchronisée à l’échelon de la communauté (autonomie) et de la ville (hôtel de ville). Après l’entrée en crise de Podemos en 2017, Errejón a en effet pris du recul et a eu l’inventivité de défendre ce qu’il a appelé une « hypothèse transversale »4. Cela implique l’élargissement des préoccupations de la gauche jusqu’à inclure d’autres fractions de la société dans une plate-forme progressiste commune, au-delà de la dichotomie idéologique entre « droite » et « gauche ».

La notion de transversalité apparaît d’abord comme un remède au populisme (tel qu’il fut originellement théorisé par l’Argentin Ernesto Laclau), mais sa radicalité va plus loin. Elle affirme que les dimensions républicaines et institutionnelles sont capables de canaliser des revendications sociales multiples5. Mas Madrid a réussi à convaincre 14,6 % de l’électorat (20 députés) sans être en mesure d’obtenir la majorité. En réalité, les forces progressistes ont nettement progressé dans la Communauté de Madrid, d’autant plus si l’on tient compte du peu de temps dont disposait Íñigo Errejón pour promouvoir son alliance avec Manuela Carmena.

Le deuxième facteur a été le rôle joué par Ciudadanos dans l’alliance à Madrid de centre-droit avec la droite classique (le Parti Populaire) et Vox. Après les résultats, Errejón a fait de son mieux pour convaincre Ciudadanos et Albert Rivera de s’allier avec le PSOE et la plateforme Mas Madrid. Une interview passionnée dans El Diario en témoigne6. Ciudadanos a été la surprise de ces élections. Sur la scène politique espagnole contemporaine, le mouvement est l’incarnation du « syndrome de Hamlet », c’est-à-dire de l’incapacité à choisir clairement entre, d’une part, les « engagements libéraux » qu’il partage avec ses collègues européens et son alliance régionale concrète avec l’extrême droite espagnole. Ce symptôme trouve sans doute à s’expliquer par l’histoire sur le long terme des élites politiques espagnoles. Selon l’historien José Luis Villacañas, celles-ci se caractérisent par un double mouvement : projection d’une « image moderne » sur la scène internationale, statu quo archaïque et politiquement régressif dans les régions7.

Même si Manuel Valls, candidat Ciudadanos à la mairie de Barcelone, s’est publiquement inquiété du rapprochement territorial de son parti avec Vox, cela n’a pas suffi à décourager l’alliance de centre droit à Madrid. Son cas illustre le contraste existant entre les élites françaises et espagnoles. Alors que Valls considère Ciudadanos comme un parti capable de rénover le centre et de lutter contre le sécessionnisme catalan, ses homologues madrilènes ont démontré qu’ils cherchaient avant tout à exister sur la carte politique, et ce quelles que soient les alliances nécessaires. Comme l’a fait remarqué la commentatrice politique Lucía Méndez8, cela ne serait pas un problème si Ciudadanos avait auparavant résolu son dilemme « hamlétien » : vouloir gouverner , tout en continuant d’apparaître comme un parti autosuffisant et bien défini. Ciudadanos est en réalité un exemple contemporain d’une vieille maxime héritée de la théologie politique : « Rex regnat et non gubernat ».

La parti de Rivera, tout comme la formation Podemos d’Iglesias à gauche, avait à l’origine assez de force pour offrir au centre espagnol une structure renouvelée, sérieuse et politiquement stable. Les conséquences de son alliance à Madrid (inaugurée par l’exclusion anticonstitutionnelle d’un autre acteur politique de l’assemblée principale du Parlement) ont détruit cette possibilité. Interrogée par Le Grand Continent au sujet de cette occasion manquée par Ciudadanos, Clara Ramas San Miguel, philosophe et députée du Mas Madrid, a déclaré : « Ils [Ciudadanos] ont commis une grave erreur historique en ne maintenant pas un minimum de réformisme et de cohérence politiques. Avant même leurs homologues libéraux en Europe, ils ont accepté un accord gouvernemental avec l’extrême droite. Ciudadanos a ainsi abandonné la possibilité d’être un parti du centre libéral et moderne. Bien sûr, cela provient de leur myopie, de leur incapacité à penser la politique comme processus de long terme. Le choix de l’immédiateté électorale aura un prix sur le long terme ». Une fois encore, la condition hamlétienne où se trouve Rivera se distingue de la plasticité idéologique de Matteo Salvini en Italie, qui a fait preuve d’une certaine tendance au compromis programmatique.  

C’est peut-être la conclusion à retirer du scandale de l’alliance de centre-droit (PP- Ciudadanos -Vox) à Madrid. En effaçant une option attrayante et véritablement transversale comme Mas Madrid, elle a reporté dans le temps la réforme libérale d’une importante communauté régionale. Ce fait est à la fois regrettable et délétère, aussi bien pour le tissu politique espagnol (dont le déficit structurel de fédéralisme est bien connu), que pour un avenir politique commun démocratique et équilibré au Sud de l’Union européenne.

Sources
  1. RIOZ Beatriz, Liberals and the far-right : A contrasting experience in Spain, Sweden, Euractiv, 14 janvier 2019
  2. MUNOZ Gerardo, Vox et la nouvelle hégémonie des droites en Espagne, Le Grand Continent, 28 avril 2019
  3. MATEO Juan José, PP, Cs y Vox pactan la presidencia de la Asamblea y facilitan el acuerdo para el Ayuntamiento y la Comunidad de Madrid, El Paìs, 11 juin 2019
  4. MUNOZ Gerardo, Íñigo Errejón y el momento de reversibilidad en Podemos, El Desconcierto, 3 février 2019
  5. LAGO Jorge, MORUNO Jorge, La unidad de la derrota, Cuarto Poder, 1 juin 2019
  6. ESCOLAR Ignacio, Íñigo Errejón : « Ofrecemos a PSOE y Ciudadanos un acuerdo para que el Ayuntamiento y la Comunidad de Madrid no dependan de Vox », El Diario, 29 mai 2019
  7. VILLACANAS José Luis, Imperiofilia y el populismo nacional-católico, Lengua de Trapo, mai 2019
  8. MENDEZ Lucia, Izquierda-derecha : bloques definidos aunque desconfiado, El Mundo, 11 juin 2019