Ankara. Chacuns membres de l’OTAN, la Turquie et les États-Unis ont vu leur relation se dégrader depuis plus d’un an, s’écharpant désormais sur la question de l’achat par la Turquie du S-400, système de défense sol-air russe. La Chambre des représentants « soutient le gouvernement américain dans sa tentative de vendre le système Patriot à la Turquie en échange de son retrait dans l’achat des S-400 […] condamne la décision turque d’acquérir le système S-400 […] appelle à l’exclusion de la Turquie du programme F-35 et à l’annulation de la vente de ces appareils en cas d’acquisition des S-400 […], affirme que l’acquisition des S-400 transgresse le Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act of 2017 (CATSAA) et appelle à des sanctions en conséquence […] appelle le gouvernement turc à annuler l’acquisition des S-400 »1. La pression ajoutée par cette résolution demeure faible. Elle se contente de répéter des recommandations énumérées à de nombreuses reprises depuis décembre 2017 et surtout juillet 2018. Elle n’est par ailleurs pas contraignante, ce que n’a pas manqué de relever le ministère des Affaires étrangères de la Turquie2. La formation des pilotes turcs aux États-Unis a par ailleurs cessé, et Washington menace de les renvoyer en Turquie le 31 juillet si la livraison des S-400 est maintenue.

Alors qu’une amélioration des relations turco-américaines était clairement visible à l’aube des élections présidentielles en Turquie, marquées par les patrouilles communes organisées à partir de juin 2018 autour de la ville de Manbij en Syrie, ces dernières ce sont à nouveau dégradée après la large victoire de Recep Tayıp Erdoğan à l’élection présidentielle du 28 juin. L’affaire Brunson d’abord, puis le retrait des États-Unis du JCPOA et le retour au premier plan de la question des S-400 ont déclenché une crise diplomatique entre les deux pays pendant l’été, crise à peine apaisée par la libération d’Andrew Brunson en octobre, à quelques semaines des élections de mi-mandat aux États-Unis. Au delà des joutes verbales qui opposent présidents, ministres, et ministères, l’intérêt de la situation réside dans la léthargie américaine sur ce dossier. À quelques semaines de la livraison des S-400, point de non-retour, la rhétorique américaine n’évolue pas. Annoncé il y a quelques semaines, le groupe de travail turco-américain qui devrait permettre de mesurer les risques d’une interopérabilité entre les S-400 et les F-35 n’est ni une surprise, ni une avancée. Le National Defence and Authorization Act 2019, élaboré en juillet 2018, requérait déjà la mise en place de cette mesure ainsi qu’un rapport précis sur les risques opérationnels et sur le contre-espionnage possible par la Russie3. À l’image des tensions de l’été passée, cette situation laisse une impression de déjà vu : la Turquie maintient sa position face aux menaces récurrentes des États-Unis.

Les risques évoqués par les États-Unis ne sont pas clairs. Le Grand Continent mentionnait le 23 mai dernier la légèreté des arguments avancés par les Etats-Unis, malgré la présence d’un risque accru par le fait que le système S-400 répond aux atouts furtifs du F-354. De son côté, Ankara s’est contenté de proposer des discussions plus poussées afin de trouver une solution qui lui permettrait de rester dans la chaîne de production du F-35 tout en honorant son contrat avec Moscou. Les dirigeants turcs, notamment Recep Tayıp Erdoğan, en parlent d’ailleurs au passé, moyen de rappeler qu’ils ne peuvent pas se rétracter et de rejeter la faute sur les États-Unis qui avaient initialement refusé de leur proposer le système Patriot.

La marge de manoeuvre des deux partenaires atlantistes est faible. Initialement réticents à proposer le système Patriot à la Turquie, les États-Unis ont accepté cette l’éventualité. La renonciation d’Ankara à son contrat avec Moscou montrerait néanmoins un signe de faiblesse et de dépendance aux États-Unis. La Turquie a par ailleurs besoin de maintenir ses bonnes relations avec la Russie de Vladimir Poutine à cause de son importance en Syrie et des tensions croissantes autour de la poche d’Idlib. Dans ce contexte, l’acceptation des sanctions américaines (CATSAA) semble un scénario probable pour Ankara, l’enjeu s’étant déplacé vers le maintien ou non de la Turquie dans la chaîne de production du F-35. Malgré la gravité de la situation économique en Turquie, ce scénario nourrit la rhétorique de l’AKP, élément d’autant plus important à quelques jours de la nouvelle élection pour la mairie d’Istanbul.

Outre Atlantique, les États-Unis peuvent difficilement maintenir le niveau de leur relation de défense avec la Turquie. Les menaces de sanctions sont pour l’instant un échec et le congrès ne semble pas prêt à accorder un passe droit à la Turquie qui lui permettrait de contourner le CATSAA. La bataille d’égo entre les deux présidents laisse également peu de place à un règlement à l’amiable. Sans encore remettre en cause l’appartenance de la Turquie à l’OTAN, cette situation met en cause l’alignement stratégique de la Turquie avec cette dernière et confirme la rupture entre la Turquie et ses anciens alliés depuis le début de la crise en Syrie.

Perspectives :

  • 14 juin 2019 : Visite de Mevlut Çavusoğlu à Washington
  • 23 juin 2019 : élections municipales à Istanbul. Le reglement de différends entre Donald Trump et Recep Tayıp Erdoğan est souvent une affaire de timing électoral. Il n’est pas à exclure qu’il en soit de même ici.
  • 31 juillet 2019 : Livraison des S-400.
Sources
  1. Congrès des États-Unis d’Amérique, Résolution 372 de la Chambre des représentants, juin 2019
  2. Ministère des Affaires étrangères de la République de Turquie, communiqué de presse du 11 juin 2019.
  3. Gouvernement des États-Unis d’Amérique, National Defence and Authorization act 2019, 2018
  4. TOPCUOĞLU Ediz, L’achat du S-400, un fiasco turc ?, Le Grand continent, 23 mai 2019.