Nous publions cette petite enquête sauvage qui fait écho à celle publiée en décembre sur la position européenne des Gilets jaunes. Comme celle-là, celle-ci ne tient ni du reportage journalistique ni du travail de sciences sociales et ne peut en aucune manière être tenue pour une enquête représentative ou exhaustive. L’objectif pour nous était d’essayer de faire émerger à partir du discours des militants présents à Milan, lors du meeting transnational le plus impressionnant de cette campagne, un petit dossier qui contraste ou complète les paroles des leaders plus largement reprises par les médias et que nous publierons également sur le Grand continent avec un large commentaire.
De notre rencontre avec une petite quinzaine de manifestants (tous italiens, ce qui témoigne malgré tout du caractère transnational incomplet du meeting) de 15h00 à 16h30 sur une piazza del Duomo de Milan partiellement remplie malgré la pluie intermittente, émerge une série d’éléments : la recherche de symboles et de lignes de fracture politique valable sur l’échelle continentale (la migration, la lutte contre « l’islamisation de l’Europe » et la revendication d’une Europe chrétienne), le refus de l’Union européenne, mais la recherche plus ou moins velléitaire ou utopique d’une Europe politique et d’un autre modèle fondé sur « la souveraineté », véritable mana politique 1 associé le plus souvent à une demande de démocratisation.
L’hypothèse générale, à confirmer par des études supplémentaires et par le suivi du processus de recomposition politique européen, s’énonce ainsi : le néonationalisme pourrait être appelé à devenir un européisme alternatif.
Ce sera d’autant plus vrai si la dynamique électorale se confirme et si les partis qui ont défilé hier après-midi à Milan se réunissent dans un groupe élargi dans la prochaine législature, capable d’attirer des forces du PPE et d’autres familles politiques, ainsi que de nouveaux acteurs (on pense notamment à Vox). Ils pourraient ainsi être capables d’augmenter qualitativement la position tribunicienne étudiée par Emmanuelle Reungoat 2 en une position plus structurée d’opposition politique. L’élaboration d’un modèle concurrentiel semble encore lointain à l’heure actuelle : où l’opposition nette à la migration, à George Soros et à « l’Union de Macron, Juncker, Merkel » paraît tenir lieu d’un ensemble cohérent de politiques capables de dépasser les contradictions géopolitiques qui caractérisent encore les mouvements néonationalistes.
Lors d’un dîner dans le Hampshire, Conor Burns, un parlementaire du parti conservateur, avait demandé à Margaret Thatcher de lui désigner laquelle parmi les différentes mesures politiques de sa longue carrière elle considérait comme son chef d’œuvre. Sa réponse ne s’était pas fait attendre, étonnante : « Il s’agit sans aucun doute de l’avènement du nouveau parti travailliste dirigé par Tony Blair. Nous avons obligé nos adversaires à changer leur forme de pensée ».
De la même façon, la victoire de l’européisme coïnciderait-elle avec le fait d’avoir obligé les nouveaux nationalistes à penser à l’échelle continentale ? On remarquera, en tout cas, avec inquiétude, que la seule manifestation réellement transnationale dans cette campagne européenne, aura été portée par ceux qui étaient jusqu’à peu — et qui le sont sans doute encore — les ennemis de l’Union.
Quel est votre nom, votre âge et votre profession ?
Andrea, 16 ans, lycéen et Nicola, ancien magistrat, je suis son oncle.
Est-ce que vous vous définissez souverainistes politiquement ?
ANDREA : En partie. Nous sommes surtout des révolutionnaires, pour une nouvelle Europe qui cherche à changer.
Pensez-vous que les autres partis européens qui seront présents aujourd’hui partagent ces idées ?
Bien sûr que oui. Le problème sera de trouver le nombre de parlementaires nécessaires pour soutenir ces idées révolutionnaires.
Quelles sont ces idées révolutionnaires ?
La lutte contre l’immigration, un phénomène que les grands pays européens ont toujours accusé l’Italie de traiter toute seule, alors que je dis que si nous sommes dans une Union, nous devons travailler pour une solution commune.
Nous avons donc besoin de plus d’intégration européenne ?
Oui, mais nous avons besoin d’un projet commun. On ne peut pas accepter qu’un seul pays prenne en charge un continent qui se vide.
NICOLA : Nous voulons un État fédéral européen, avec un Parlement souverain et une armée commune, et son autonomie pour en faire un acteur fort vis-à-vis des États-Unis et de la Chine : cette unité n’existe pas aujourd’hui et c’est l’aspect bureaucratique qui prime contre l’aspect démocratique. Ainsi, comme l’a dit mon neveu, nous sommes pour le changement et pour une nouvelle Europe. Ce n’est pas le souverainisme de l’égoïsme, du chauvinisme et du corporatisme qu’il nous faut, on doit réaliser une Europe solidaire, plus révolutionnaire et moins bureaucratique.
La Ligue et les autres partis représentent donc cela ?
En partie, oui. Nous avons vu que les politiques d’austérité de l’UE de ces dernières années ont conduit à la pauvreté en Grèce et aux difficultés du Portugal, de l’Italie et de l’Espagne, alors même qu’on tolère les dépassement budgétaire de l’Allemagne et de la France, on ne pardonne rien à l’Italie ! Le problème fondamental est que nous sommes trop nombreux dans 27 pays, avec la question principale du droit de veto sur de nombreuses questions. Malheureusement, nous sommes en train d’assister à la création d’une Europe à deux vitesses.
ANDREA : La Ligue en Italie, Le Pen en France, l’AFD en Allemagne, le parti de Kurz en Autriche, Orban, représentent la partie de la population qui, ces dernières années, ne s’est jamais sentie représentée par les partis au pouvoir et qui converge maintenant vers ces partis qui explosent dans les sondages pour réaliser de réels changements. Il ne faut plus de paroles, il faut des actes.
Quel est votre nom, votre âge et votre profession ?
Giovanni, 17 ans, lycéen.
Est-ce que vous vous définissez souverainiste politiquement ?
Non, je suis pour l’identité nationale : qu’elle soit italienne, mais avec des racines chrétiennes. Je suis chrétien et je veux que l’Europe revienne à l’idéal chrétien dans lequel les peuples se sont rassemblés dans le passé.
Pensez-vous que le christianisme est ce qui rassemble la Ligue et les autres partis européens présents aujourd’hui ?
Salvini est catholique, et les autres sont aussi de foi catholique, donc j’espère que cet aspect sera incrémenté à l’avenir. Je souhaite une collaboration avec les autres forces politiques.
Quel est votre nom, votre âge et votre profession ?
Nous nous appelons Giorgio Ceriani et Marco Tognini et nous travaillons au parlement européen.
Est-ce que vous vous définissez souverainistes politiquement ?
GIORGIO CERIANI : Oui. À mon avis le souverainisme entendu comme une souveraineté réellement exercée par le peuple et non comme une vision nationaliste est un moyen de maintenir ensemble la part d’autonomie de l’ancienne Ligue et cette nouvelle impulsion à se tenir aux côtés des États et donc la démocratie inhérente aux États contre le super État européen et son déni de démocratie.
Vous êtes donc un électeur de longue date de la Ligue ?
Oui, maintenant que nous sommes avec tant d’amis dans cette bataille, je peux dire qu’il s’agit d’une bataille plus large, mais elle est toujours la même : il faut donner une grande base populaire qui permette de partager les choix politiques.
Pensez-vous que les autres partis européens qui seront présents aujourd’hui partagent ces idées ?
Oui, bien sûr. C’est tout à fait juste, il peut y avoir des divergences d’opinion, mais il y a un accord dans la réaffirmation du principe de souveraineté, qui a été si brutalement piétiné ces dernières années, empêchant même le référendum dont vous vous souvenez en 2007. Plus de dix ans plus tard il faut réaffirmer le principe de souveraineté pour arriver à une Europe qui fasse moins de choses, mais qui apporte plus de solutions communes : revenons plutôt à faire moins de choses mais ressenties par tous. Commençons par la politique et non par la finance.
D’où pensez-vous qu’il faudrait partir ?
Avant tout, nous devons commencer par quelques règles, déréguler certaines directives, en commençant par les traités de libre-échange et le dumping social, puis laisser le champ libre aux États, même pour les accords bilatéraux…
MARCO TOGNINI : Je suis absolument d’accord avec Giorgio et j’aimerais dire que la souveraineté peut se décliner en indépendance, autonomie et fédéralisme : le fil conducteur qui unit la Ligue depuis sa création est le respect de l’autonomie des peuples et de leur souveraineté. C’est une phase qui commence au niveau européen. La Ligue défend la souveraineté des peuples, d’abord et avant tout la nôtre ; tout le reste est secondaire. La critique des institutions européennes découle de cela : la Ligue n’est pas contre l’Europe en tant que telle, parce que l’Europe est une idée qui existe depuis 3000 ans ; au contraire, la Ligue est le seul parti en faveur de l’Europe, c’est le seul parti véritablement européiste : nous soutenons l’Europe des peuples, pas celle des multinationales, des contrebandiers et du voile islamique. Pour cela nous attaquons les prétendus européistes, qui sont en réalité contre l’Europe et qui veulent la détruire.
Quel est votre nom, votre âge et votre profession ?
Cinzia, 57 ans, retraitée, Antonio, 60 ans, employé.
Est-ce que vous vous définissez souverainistes politiquement ?
Non. Pas particulièrement. Nous avons la position de Salvini concernant l’immigration, la sécurité, les impôts, toutes les bonnes choses pour le peuple italien. Moins d’immigrés, plus d’Italiens.
Qu’avez-vous en commun avec les autres partis européens ?
Avec Le Pen, il y a plusieurs choses en commun ; eux aussi sont très proches de la Ligue de Matteo Salvini. Les autres sont à voir.
Quel est votre nom, votre âge et votre profession ?
Massimo, je suis conseiller municipal de Monfalcone et secrétaire de la Ligue à Monfalcone.
Est-ce que vous vous définissez souverainistes politiquement ?
Oui, je suis souverainiste et populiste, comme tous ici : nous représentons le peuple.
Les autres partis ici présents partagent-ils également ce point de vue ?
Oui, je pense que oui. Même si, à vrai dire, je ne connais pas bien les autres partis, à part le mouvement Le Pen et le FPO autrichien que je connais bien. J’espère que nous pourrons travailler ensemble pour devenir le premier groupe politique en Europe.
Sources
- « Selon Lévi-Strauss, “l’homme dispose à son origine d’une intégralité de signifiant“ qui n’a pas immédiatement trouvé un signifié avec lequel former un signe : c’est de ce décalage que vient le renouvellement des signes du langage, lequel, sans cela, serait fixé dès le départ. Il y a donc toujours, dans un langage, du signifiant en trop, que Lévi-Strauss appelle “signifiant flottant” et qui est le mana : signifiant contradictoire qui marque une “valeur symbolique zéro”, pouvant se poser sur n’importe quel signifié pour former alors un nouveau mot. » Catherine CLÉMENT, « MANA », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 19 mai 2019. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/mana/
- Voir par exemple Bouillaud Christophe, Reungoat Emmanuelle, « Tous des opposants ? De l’euroscepticisme aux usages de la critique de l’Europe », Politique européenne, 2014/1 (n° 43), p. 9-45. DOI : 10.3917/poeu.043.0009. URL : https://www.cairn.info/revue-politique-europeenne-2014-1-page-9.htm