Alors que ce 22 janvier 2019 s’ouvre le forum économique mondial de Davos, qui rassemble les principaux acteurs de l’économie mondiale, nous avons rencontré l’économiste Julia Cagé. Dans son dernier ouvrage, Le Prix de la démocratie (Fayard, 2018), elle dévoile un phénomène encore peu étudié, celui du financement privé des partis politiques, ainsi que son impact sur notre système politique. Diplômée de l’Ecole d’économie de Paris et de Harvard, elle n’hésite pas à porter un regard critique sur l’état actuel du monde économique, et à réinvestir l’opposition entre intérêts privés et bien commun. Signataire du T-Dem, manifeste pour la démocratisation de l’Europe, elle nous livre son analyse et ses propositions pour l’avenir de notre système politique, articulant les échelles nationale et européenne.

Vos ouvrages, Sauver les médias puis Le Prix de la Démocratie, partagent une réflexion sur deux piliers de la Res Publica : l’information et la représentation. Retrouvez-vous dans la contestation sociale actuelle des points de faiblesse particuliers abordés dans vos travaux ?

Il y en a deux. Premièrement, la crise de la représentation. Derrière la crise des gilets jaunes, il y a une demande de visibilité. Ce qui est frappant avec Le Prix de la Démocratie c’est que c’est un livre que j’ai commencé à écrire en 2014. Je l’aurais écrit indépendamment de l’élection d’Emmanuel Macron et même si Hamon, Mélenchon ou Fillon avaient gagné. Et en même temps, à la lumière des événements, il prend un sens particulier car l’un de ses points centraux est de dire que la crise actuelle de la représentation – qui explique en partie la montée des populismes – est due à la manière dont les campagnes politiques sont financées. Ce mode de financement fait que des hommes politiques se tournent particulièrement vers les plus favorisés qui financent leurs campagnes, au lieu d’aller faire campagne auprès du plus grand nombre. Ce phénomène est véritablement symptomatique de la campagne d’Emmanuel Macron qui a eu une politique de levée de fonds extrêmement réussie et qui s’est faite selon moi au prix des politiques mises en oeuvre par la suite, c’est-à-dire la suppression de l’ISF, de l’exit tax et du prélèvement forfaitaire unique sur le capital.

Derrière les violences envers les journalistes, qui sont inexcusables, il y a une question : qui possède les médias et dans quelle mesure cela peut biaiser la couverture des événements tels que les manifestations des gilets jaunes ?

Julia Cagé

Une réforme du mode de financement des campagnes est donc nécessaire ?

Dans ce livre, je donne des solutions, et je dis que l’on pourrait résoudre une grande partie de la crise de la représentation avec une réforme des modalités de financement. Cela résoudrait une partie du problème, mais ce ne serait cependant pas suffisant car le déficit de représentation est aujourd’hui trop important. Il faut donc allier cette réforme à plus de mixité sociale et de représentation des classes populaires. Des revendications que l’on retrouve actuellement à travers la question du RIC (Référendum d’Initiative Citoyenne, Ndlr).

Selon vous, quelles sont les causes de l’apparition d’un discours violent contre les journalistes ?

Derrière les violences envers les journalistes, qui sont inexcusables, il y a une question : qui possède les médias et dans quelle mesure cela peut biaiser la couverture des événements tels que les manifestations des gilets jaunes ? Dans des discussions avec des gilets jaunes ou avec tout citoyen, je suis frappée de l’image que beaucoup de personnes ont des journalistes : pour eux, l’image des journalistes se résume à… Christophe Barbier, à des éditocrates qui vivent à Paris, dans le 6e arrondissement, et gagnent très bien leur vie.

Cependant, la réalité de la profession de journaliste est plutôt une précarisation croissante à la fois statutairement et en termes de salaires. Pour moi, cette précarisation est due principalement à la structure actionnariale des médias. Désormais, on identifie les médias – d’ailleurs en partie à raison – aux neuf milliardaires qui les possèdent : Xavier Niel, Patrick Drahi et les autres. Je pense qu’il y a un gros travail à faire pour rétablir le lien de confiance entre le citoyen et les médias. Je réfléchis beaucoup à ces problématiques, y compris avec des journalistes eux-mêmes. Mais la défiance est ancrée profondément, et cette entreprise va demander du temps.

Pour favoriser le fonctionnement démocratique, quelle vous semble être l’échelle pertinente de l’implication citoyenne ? Miser sur le niveau local, n’est-ce pas courir le risque d’un désintérêt pour la question européenne ?

Je pense qu’on doit avoir un changement radical au niveau national. C’est pour cela que je propose une Assemblée mixte, et une réforme des modalités d’élection de nos parlementaires. Ensuite, le second échelon qui fait vraiment sens est l’échelon européen. C’est d’ailleurs cela qui est inquiétant dans le mouvement des gilets jaunes : lorsqu’on les interroge sur une éventuelle liste européenne leur réponse première est en fait que l’Europe ne fait pas partie de leurs préoccupations et n’est pas l’échelon pertinent. C’est ce qui fait que l’extrême droite cultive ce rejet de l’Europe dans un but électoraliste.

Il faut assumer le fait que l’Europe n’est pas quelque chose qui nous tombe du ciel. L’Europe est ce que l’on en fait et notamment ce que la France en fait.

julia cagé

Je trouve au contraire que l’on a trop souvent utilisé l’Europe comme un espèce de refouloir, comme une façon « ce n’est pas de notre faute, c’est la faute de l’Europe », ou bien « on ne veut pas de ces réformes, mais l’Europe nous y oblige ». Il faut au contraire assumer le fait que l’Europe n’est pas quelque chose qui nous tombe du ciel. L’Europe est ce que l’on en fait et notamment ce que la France en fait. C’est pour cela que j’ai signé le manifeste pour un traité de démocratisation de l’Europe et l’une de ses dimensions essentielles est de proposer un Parlement européen qui soit composé de parlementaires nationaux, pour sortir de cette situation où ces deux échelons ne se parlent pas et où le niveau national se déresponsabilise par rapport à l’Europe.

Quel regard portez-vous sur le cadre institutionnel européen actuel ?

Le cadre actuel n’est pas démocratique et c’est cela dont l’Europe souffre. Il faut un niveau local plus impliqué, une représentation nationale plus représentative, et une représentation européenne qui soit constituée à partir des représentations nationales.

Parmi les propositions présentées dans Le Prix de la démocratie, on trouve notamment celle des Bons pour l’égalité démocratique (BED), qui permettraient à chaque citoyen de financer le parti de leur choix : ce système ne renforce-t-il pas un clivage entre une conception de la démocratie comme superposition d’intérêts privés et une autre qui voit la démocratie comme un moyen de réaliser un bien commun ?

Ces BED répondent à la capture actuelle du jeu démocratique, du fait de l’importance croissante prise par le financement privé des campagnes et des partis. Le point de départ du livre est de dire que la démocratie a un coût qu’il faut financer, même s’il n’a pas à être illimité comme aux États-Unis. Si l’on ne veut pas que ce coût soit pris en charge par des intérêts privés, il doit être financé par de l’argent public. L’une des premières propositions fortes de mon livre est de limiter drastiquement les dons aux campagnes. Il existe aujourd’hui une limite de 4 600 euros par personne pour les campagnes et 7 500 euros par parti. Ces montants sont trop importants. On pourrait penser qu’en France il n’y a pas de problème, car les dons sont plafonnés, sauf qu’un don de 7500 euros donne quarante fois plus de poids à quelqu’un qui a de l’argent qu’à quelqu’un qui n’en a pas et qui ferait déjà un sacrifice financier énorme en donnant 150 euros. Je propose donc un plafonnement à 200 euros, c’est assez drastique, mais cela a le mérite d’égaliser les chances de contribution de chacun des citoyens.

Ensuite, il faut un financement public de la démocratie. Il prend aujourd’hui deux formes. D’une part, il y a un financement public indirect, à travers les réductions d’impôts liées aux dons privés, ce qui fait partie des inégalités du système : non seulement on laisse les plus riches financer la vie politique, mais en plus on les subventionne pour cela, à travers des réductions d’impôts. D’autre part, le financement public direct des partis souffre d’être figé par intervalle de cinq ans, puisqu’il dépend des résultats obtenus aux dernières législatives, alors que la vie politique, elle, n’est pas figée par intervalle de cinq ans – on le voit aujourd’hui avec les gilets jaunes mais on l’a aussi vu avec l’émergence d’En Marche. D’ailleurs, En Marche se justifie d’avoir levé énormément d’argent privé en disant qu’ils n’avaient pas le droit à un financement public : ils n’ont pas reçu de financement direct, mais il faut souligner qu’ils ont largement bénéficié du financement public indirect.

Pour moi, ce qui est central est de donner le même poids à chacun des citoyens, dans le respect de l’idée que « une personne = une voix ». Cette égalité doit se refléter y compris dans le financement des partis. À chaque citoyen, le même montant d’argent public pour financer le mouvement de son choix et c’est à cela que serviraient les BED, en prenant l’argent consacré aujourd’hui au financement public de la démocratie, et l’allouer à chacun des citoyens à hauteur de 7 euros par personne et par an.

Aujourd’hui, beaucoup de partis demandent des référendums révocatoires. Je n’y suis pas du tout favorable, je trouve qu’à partir du moment où on a donné un mandat à un élu il faut qu’il aille au bout. Quand on met le référendum révocatoire en place, c’est en général pour mauvaises raisons. En revanche, il faut donner aux citoyens davantage de moyens de signaler les politiques qu’ils favorisent ou non et c’est cela que permettent aussi les BED. Cela envoie des signaux au parti au pouvoir, mais aussi à l’opposition. En France, nous souffrons également du fait d’avoir des partis d’opposition qui ne travaillent pas quand ils ne sont pas au pouvoir, qui ne font pas de propositions, et qui ne sont donc pas prêts lorsqu’ils arrivent au pouvoir. Ils doivent faire des contre-propositions et entrer dans le jeu et la discussion démocratique. Pour moi, les BED sont aussi un moyen d’avoir de la démocratie en continu, tout en évitant les dérives possible du référendum révocatoire.

La concentration des capitaux dans la presse est identifiée par votre ouvrage comme vecteur d’influence et de censure, ou du moins d’autocensure. Mais la fluidité et l’absence de filtres des réseaux sociaux, sources d’informations populaires et fondamentales, des printemps arabes jusqu’aux gilets jaunes, ne viennent-elles pas justement se substituer en tant qu’espace d’expression démocratique ?

Non. Le discours sur les réseaux sociaux a d’ailleurs beaucoup évolué. Au milieu des années 2000 et jusqu’en 2011 avec les Printemps arabes, les réseaux sociaux étaient vus comme l’outil de libération permettant de dépasser le contrôle de l’information par les gouvernements et de communiquer directement. C’était l’aboutissement de la liberté de la presse. Aujourd’hui, ils apparaissent au contraire comme le vecteur de propagation de fake news, de désinformation, en somme, comme le nouveau diable. J’enseigne depuis cinq ans et j’ai vu cette évolution de la littérature : nous sommes passés pratiquement du tout positif au tout négatif. Y compris pendant les révolutions populaires en Égypte et en Tunisie l’usage des réseaux sociaux a été, sur le long terme, une manière pour le gouvernement de ficher les leaders qui sont maintenant sous contrôle.

Au sein de la démocratie occidentale, où l’enthousiasme a été moins grand, on trouve une interrogation sur leur rôle dans la diffusion des fake news et l’absence du filtre que constituent normalement les médias. Les études se multiplient, un premier papier a été publié sur le rôle des fake news dans l’élection de Trump aux États-Unis par Allcott & Gentzkow (Journal of Economic Perspectives – Spring 2017) où ils ne concluent pas à un effet très fort. D’autres disent que ce n’est pas parce qu’il n’y a pas eu d’effet très fort là qu’il n’y en aura pas dans le futur ou qu’il n’y en a pas eu lors du Brexit. Il s’agit d’un sujet brûlant, là où le chercheur a besoin d’un peu de recul. Mais ce qui est sûr c’est qu’il y a eu un renversement de la vision des réseaux sociaux. D’une certaine manière, je pense qu’on est passé d’un extrême à l’autre et que la vérité se situe entre les deux.

Il faudrait alors réguler les réseaux sociaux ?

La concentration extrême du système, notamment le poids de Facebook aujourd’hui, rend difficile toute régulation. C’est un phénomène frappant car il existe aux États-Unis des lois anti-trusts très fortes, mais qui ne sont pas applicables dans ce cas. L’enjeu actuel est d’établir dans quelle mesure Facebook relève en partie d’un bien public, qui puisse par conséquent échapper au seuil de concentration aujourd’hui.

Une autre difficulté est de ne pas basculer de la régulation à la censure. Comment choisir un éventuel seuil de crédibilité des informations ? C’est la grande difficulté de cette régulation.

Et ce travail à la source doit être fait aussi par les journalistes…

Concernant le travail des journalistes, il y a selon moi deux points importants. D’une part, il faut changer à la source les conditions de travail des journalistes. Dans L’information à tout prix, avec Nicolas Hervé et Marie-Luce Viaud nous avons documenté le fait qu’à cause des pressions humaines et matérielles mises sur les rédactions, le copier/coller est de plus en plus pratiqué, au détriment de productions d’informations originales. Cela rejoint ce que je dis dans Sauver Les Médias : il vaut mieux avoir une approche non-lucrative du journalisme pour favoriser la qualité de l’information plutôt que les profits.

D’autre part, il y a un travail à faire dans le champ de l’éducation aux médias. Les phénomènes de « Bulle de Filtre », étudiés par Eli Pariser ou Dominique Cardon – qui renvoient à l’information surdéterminée, absolument pas aléatoire, que l’on consomme sur les réseaux sociaux – ne sont pas forcément prises en compte, même par mes étudiants de Sciences Po qui accumulent pourtant les titres scolaires. Au fur et à mesure, ils le réalisent et commencent à utiliser la navigation privée, à effacer leurs historiques et leurs cookies…

Leur examen final consiste en l’invention d’un nouveau média et cette année une grande partie d’entre eux voulait inventer un média équilibré, qui force les gens à accéder à différents points de vue sur tous les sujets. Ce travail doit être fait dès l’école primaire, on ne peut pas forcer quelqu’un à lire et consommer ce qu’il ne souhaite pas lire ou consommer. Il faut que les gens aient conscience que Facebook agit comme un éditeur. Quand vous lisez Le Monde vous avez une vision centre-gauche, Le Figaro une vision à droite, Libération une vision à gauche : psychologiquement vous pouvez contre-balancer. Mais sur Facebook les gens n’ont généralement pas l’impression qu’il y a ce même besoin de contre-balancer.

Les termes économiques sont désormais omniprésents au sein du langage médiatique et politique, qui a par exemple pris l’habitude de parler des « marchés », comme d’un élément extérieur sur lesquels les États et l’UE n’avaient pas de prise Alors que les « marchés » continuent à constituer un argument d’autorité dans le débat européen, comment sortir de cette impression de fatalité ?

C’est vrai sur les marchés, c’est vrai aussi sur la mondialisation, une espèce de chape de plomb qu’on veut imposer sur la tête des gens. C’est pour cela qu’il est intéressant que la question de l’ISF revienne au centre du débat avec les gilets jaunes, à un moment où l’on avait présenté la suppression de l’ISF comme nécessaire et où l’on avait dit que son rétablissement entraînerait la fuite des capitaux, comme s’il s’agissait d’une fatalité. D’ailleurs, l’Europe serait aussi l’une de ces fatalités. Les gens finissent par accepter ce discours et, parfois, on fait des rencontres avec le grand public où des personnes de milieux modestes vont défendre le fait qu’il ne faut pas taxer les riches car la réaction des marchés serait mauvaise, et qu’il est plus opportun de taxer le travail non-qualifié.

Les médias ont-ils joué un rôle dans ce phénomène ?

Bien sûr. Je pense que cela vient en partie d’un manque de culture économique de nos journalistes. Ils ne sont pas assez formés, y compris les journalistes économiques, car dans les écoles de journalisme il n’y a pas beaucoup de cours d’économie. Ils s’habituent donc à une litanie qu’ils ont entendue avant. A cela s’ajoute un biais actionnarial : la ligne éditoriale imposée par les actionnaires.

A vos yeux il y a un lien de cause à effet dans le traitement des questions économiques par le New Labour de Blair, le SPD de Schröder ou le gouvernement Renzi et les récentes dérives populistes. Vous disiez également que Donald Trump a remporté les élections américaines après l’échec de Clinton sur les thématiques économiques. Pensez-vous que la politique souffre d’un trop grand centrage des débats sur l’économie ?

Tout ne tourne pas autour de l’économie, en revanche, les questions du chômage, des inégalités sont des réalités qu’il est normal d’avoir sur le devant de la scène. Est-ce qu’on discute trop du pouvoir d’achat ? Non, c’est la réalité que vivent les gens. Mais le problème réside dans les outils d’analyse mobilisés. On donne trop la parole à des économistes parce qu’ils sont considérés comme des experts. On devrait faire davantage appel à des chercheurs en histoire, en sociologie. Les travaux d’Alexis Spire sur le rapport à l’impôt au cours du temps donnent un exemple de ces recherches non économiques qui peuvent nous aider à agir aujourd’hui. Un autre ouvrage comme Une histoire populaire de la France De la guerre de Cent Ans à nos jours de Gérard Noiriel, qui dresse une histoire des mouvements ouvriers en France, permet par exemple de mieux comprendre ce qu’il se passe avec les gilets jaunes.

Il y a là encore un problème de formation. Selon moi, on cloisonne trop les discipline là où il faudrait davantage avoir une approche en termes de sciences sociales. De ce point de vue là, il est donc dommage qu’on surlégitime les économistes par rapport aux sociologues ou aux politistes.

On a réussi à faire l’Europe pour les étudiants, la jeune génération est très européenne et elle pourrait se nourrir de médias européens.

Julia Cagé

Quelle est l’origine de cette surlégitimation des économistes ? Est-ce une mode ou provient-elle d’un travail symbolique des économistes ?

Je pense qu’il y a eu un énorme travail des économistes pour faire reconnaître l’économie comme science dure et inscrire dans les esprits cette idée que l’économie serait fondée sur les mathématiques, qu’elle serait une science exacte et que l’on ne pourrait donc pas en débattre. Mais l’économie n’est pas une science dure, c’est une science sociale.

Au moment de la loi travail, il y avait deux tribunes d’économistes dans Le Monde, mises face-à-face : l’une expliquait que la loi travail allait créer énormément d’emplois, car plus on flexibiliserait le marché du travail, plus les entreprises prendraient le risque de créer des emplois. L’autre, que j’avais signée, expliquait que ce n’était pas un problème de flexibilité, mais un problème de demande, en essayant de citer des études empiriques, là où l’autre étude citait plutôt un cadre purement théorique. Il y a toujours des économistes qui prétendent faire de la science parce qu’ils utilisent des modèles mathématiques, par exemple sur la question du SMIC. Je peux faire un modèle mathématique où, de facto, si on augmente le salaire minimum, les entreprises vont moins embaucher. Cependant, il y a derrière des questions empiriques : avec quelle élasticité, quels sont les effets sur la demande, est-ce valable dans tous les pays ? Empiriquement, il est effectivement difficile de conclure sur la question du SMIC, et plusieurs faits empiriques peuvent s’opposer. J’ai moi-même une position sur le sujet, mais quand je tiens cette position je ne me prétends jamais détentrice d’une vérité.

Les économistes ont imposé ce discours de vérité fermé à toute discussion, et ils ont tort. Mais les médias ont acheté ce discours. Les autres sciences sociales sont un peu plus modestes et je trouverais cela bien que les économistes sachent également faire preuve de modestie quant à leurs résultats.

Vous avez parlé de la philanthropie comme d’une privatisation de l’action publique. Où se situe la limite qu’il faudrait poser au soft power des grands groupes ?

La première limite est qu’il faudrait arrêter de les subventionner quand ils privatisent la fourniture du bien public. On peut se demander s’il est normal d’avoir des musées qui portent le nom de grandes marques, et qui ne sont pas taxés. Cela pose par exemple des problèmes sur le marché de l’art et l’acquisition d’œuvres : le budget de la fondation Louis Vuitton pour les acquisitions est cent fois supérieur à celui du centre Pompidou, qui ne peut plus acheter d’art contemporain. Le problème central est que l’on subventionne à deux tiers toutes les acquisitions faites par Louis Vuitton dans le domaine de la culture. On retrouve ce problème dans la recherche : lorsqu’on travaille dans le cadre de financements privés, la façon dont on se pose les problèmes peut être biaisée.

Faut-il remettre en question la gouvernance de ces fondations ou leur existence ?

Il faut au moins penser à une présence d’acteurs public dans les conseils d’administration de ces fondations et remettre en question les réductions d’impôts qui y sont liées.

D’où vient ce développement de la philanthropie ?

Son développement est remarquable notamment aux États-Unis. Il n’y a plus assez d’impôts sur les plus riches. L’idée sous-jacente est que les plus riches savent comment allouer leur richesse et sont spontanément généreux. Derrière ce raisonnement, il y a une critique très forte de l’État, qui serait forcément inefficace. En face, les riches apparaissent comme mieux à même de prendre des décisions, du fait de leur réussite personnelle.

Dans un système démocratique représentatif, les plus riches devraient payer un impôt plus important, qui serait ensuite alloué selon un mode de décision démocratique. Ce sont deux visions du monde qui s’affrontent. Plus je travaille sur le mouvement philanthropique, plus je vois que ce mouvement s’est développé en parallèle du mouvement libertarien. Parmi les plus grands philanthropes de la planète il y a en effet des libertariens, qui souscrivent à cette critique très forte de l’État.

Ces problèmes liés au financement de la politique sont-ils présents au niveau européen ?

Il faut voir par qui sont prises les décisions. Le Parlement n’a quasiment aucun pouvoir. Elles sont prises dans des structures extrêmement réduites, qui manquent justement de collégialité et où le lobbying est également très peu régulé (voir à ce sujet les travaux de Sylvain Laurence, Ndlr).

C’est pour cela que je pense qu’il faut re-démocratiser et re-politiser l’Europe. On a l’impression que les décisions prises au niveau européen sont des décisions techniques qui pourraient par conséquent être laissées entre les mains de petits groupes d’experts qui feraient les bons choix. En réalité, la plupart des décisions européennes sont des décisions politiques, et il faut les assumer comme étant politiques. Elles doivent donner lieu à un débat démocratique.

Dans une optique de débat européen et de construction culturelle de l’Europe, cela vous semble-t-il pertinent de faire émerger des médias européens ? Selon un modèle d’audiovisuel public, comme Arte, ou avec un financement participatif comme vous le suggériez pour les médias en général ?

Quand je dis qu’il faut un financement participatif – du crowdfunding – pour les médias, je défends l’idée de médias à but non lucratif, financés par la foule, avec des dons qui soient abondés par l’État. Je suis contre les déductions fiscales, mais je pense que le financement public des médias doit passer par ce biais particulier. S’il y avait suffisamment d’argent dans le crowfunding, il n’y aurait pas besoin de ce système.

Arte est un bon modèle. Il y a d’autres tentatives, comme VoxEurope, à but non lucratif, qui traduit des articles européens. Ils manquent de financements et c’est le genre de structure qu’il faudrait aider par le crowfunding. On a réussi à faire l’Europe pour les étudiants, la jeune génération est très européenne et elle pourrait se nourrir de médias européens. Le barrière principale reste cependant celle de la langue, qui pèse dans le coût à cause des traductions.

Le problème en France, c’est qu’il y a l’ENA. Cela mène à un système où soit l’on forme des personnes qui ont une thèse, soit l’on forme des hauts fonctionnaires. Il existe ainsi un mépris réciproque et ces deux univers ne se connaissent pas du tout.

Julia Cagé

Une dernière question peut-être plus personnelle, concernant votre parcours. Après l’ENS, un doctorat et votre poste de professeur à Sciences Po, vous avez été en première ligne, y compris médiatique, dans la campagne de Benoît Hamon. Vous avez dit avoir « détesté être bousculée pour satisfaire les exigences trépidantes d’une campagne ». Quelle articulation projetez-vous entre les politiques publiques et la recherche ? Les chercheurs ont-ils vocation à rester conseillers ou bien à prendre une part active dans l’action publique et politique ?

Je pense qu’il faut impliquer les chercheurs dans l’action publique et politique. Cela se fait dans d’autres pays : lorsque j’étais aux États-Unis, la moitié des professeurs d’économie à Harvard avaient travaillé à un moment dans une administration ou comme conseiller économique et ces allers-retours y sont extrêmement valorisés.

Le problème en France, c’est qu’il y a l’ENA (Ecole Nationale d’Administration, Ndlr). Cela mène à un système où soit l’on forme des personnes qui ont une thèse, soit l’on forme des hauts fonctionnaires. Il existe ainsi un mépris réciproque et ces deux univers ne se connaissent pas du tout. En France, le fait de passer par des cabinets ou de faire des campagnes, en tant que chercheur, n’est pas valorisé.

Je pense qu’en tant que chercheur une partie de ma mission de service public est de faire des propositions pour le débat public. J’ai le temps de faire la recherche nécessaire pour faire des propositions bien articulées. Il est difficile d’arriver à la tête d’un ministère et de devoir repenser le financement public. Moi, j’ai travaillé plusieurs années sur la question, fait des comparaisons internationales et collecté des données. Il est dommage que ce travail-là ne serve pas.

Quelle forme cela pourrait-il prendre ?

Je pense qu’il faut passer par les livres, pour parler au grand public et non pas juste à ceux qui prennent les décisions. Le système des réductions d’impôt pour les partis politiques, la plupart des gens ne le connaissent pas. Une fois qu’ils le connaissent, je peux vous garantir qu’il n’y a pas beaucoup de monde pour le défendre, les gens sont scandalisés et veulent le changer.

Le chercheur peut ensuite prendre part à des campagnes. Je n’ai pas dit que je regrette d’avoir fait la campagne de Benoît Hamon. Si elle était à refaire, je la referais. Il y a d’ailleurs deux choses que j’ai bien aimées. La première, c’est de travailler en équipe et de véritablement co-constuire, parce que le travail du chercheur est très solitaire. La deuxième, plus personnelle, est que j’ai adoré parlé en meeting : parler devant plusieurs milliers de personnes est une expérience assez agréable.

Ce que je n’ai pas aimé, et qui était aussi dû à une campagne trop rapide, est que l’on était en permanence sous pression, nous devions sortir des propositions le matin pour le soir même, chiffrer des choses dans l’heure. Nous n’avions donc pas le temps de « faire les choses proprement », ce que je considère comme important en tant que chercheur. Je suis attachée à la possibilité que j’ai de décider d’écrire un livre en 2014 et de le rendre à mon éditeur en 2018, si j’ai besoin de quatre ans. Le rythme de la campagne est l’inverse de ce que j’aime dans la recherche.

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