Le 13 mai, Ramzam Kadyrov se fendait d’un message à ses 31 000 abonnés sur la messagerie Telegram pour critiquer les autorités françaises, responsables selon lui de l’attaque au couteau commise par un Français né en Tchétchénie. Rien d’inhabituel pour le dirigeant de cette région du Caucase russe, grand amateur de réseaux sociaux qui s’est réfugié sur Telegram, alors la troisième application de messagerie la plus populaire du pays, après avoir été bloqué sur Facebook et Instagram.

Seulement, un mois plus tôt, une cour de justice russe ordonnait le blocage de l’application de messagerie sur l’ensemble du territoire russe, Tchétchénie y comprise. D’abord obéissant – Kadyrov avait alors promis de cesser d’utiliser Telegram et de passer sur Mylistory, un obscur clone d’Instagram développé en Tchétchénie –, l’autoritaire dirigeant tchétchène s’est ensuite rebiffé, se remettant à publier régulièrement et accueillant l’arrivée d’un député russe sur Telegram en écrivant « au fait, Telegram fonctionne en Tchétchénie, à part quelques interruptions. On doit avoir une sorte de zone spéciale : ) : ) : ) ».

Cette volte-face, un (léger) acte de rébellion peu commun pour un dirigeant qui ne cesse de professer sa loyauté sans faille envers Vladimir Poutine, illustre le fiasco qu’a été pour le pouvoir russe la tentative de blocage de l’application créé par Pavel Dourov, fantasque libertarien déjà à l’origine du réseau social le plus populaire de Russie, VKontakte. Pour bloquer Telegram, Roskomnadzor, le service fédéral chargé de superviser l’internet russe, a ainsi ordonné aux fournisseurs d’accès à Internet russes le blocage de plus de 15 millions d’adresses IP utilisées par Telegram… mais aussi par des services comme Amazon ou Google.
Des milliers d’entreprises et des sites web ayant recours à « Amazon Cloud », un service de stockage de données, se sont du coup retrouvés incapables de fonctionner en Russie, sans parler de l’inaccessibilité temporaire d’Amazon et de Google. Pire : Telegram est resté dans le même temps disponible, malgré des intermittentes interruptions de service. En se lançant dans un jeu du chat et de la souris (le déroutage du trafic de Telegram vers un tel nombre d’adresses IP était directement destiné à contourner le blocage), l’application de messagerie a forcé Roskomnadzor à se livrer à une stratégie de bombardement indiscriminé, désastreuse autant en termes d’efficacité que d’image.

Un révélateur des rapports de force au sein du Kremlin

Mais au-delà de l’aspect technique, le processus qui a conduit à l’interdiction de Telegram et la réaction de la classe politique russe a aussi servi de révélateur des débats, désaccords et rapports de force qui animent le Kremlin. L’interdiction de l’application a en effet été vertement critiquée par de nombreux politiciens et officiels russes, y compris proches du pouvoir. Des désaccords qui permettent de battre en brèche plusieurs idées reçues sur le processus décisionnel russe, notamment en ce qui concerne la perception du rôle central de Vladimir Poutine.

La décision de bloquer Telegram ne fut pas soudaine ou inattendue : l’application de messagerie était engagée depuis près d’un an maintenant dans un bras de fer avec les autorités russes qui réclamaient un accès aux données de l’application. L’attentat dans le métro de Saint-Pétersbourg, qui tua 15 personnes en avril 2017, fut l’occasion d’une nouvelle salve contre Telegram, le FSB affirmant que l’application avait été utilisée par les terroristes pour coordonner leur opération. Sous pression, Telegram accepta de s’enregistrer en Russie, sans pour autant donner aux autorités russes un accès aux données de l’application.

Le 27 septembre 2017, Pavel Durov, le créateur de Telegram, publiait sur sa page VKontakte une copie de deux lettres du FSB le sommant de fournir au service de sécurité les clés de décryptage de l’application. Un mois plus tard, une cour de justice russe condamnait Telegram à une amende de 800 000 roubles (12 000 euros) pour avoir refusé d’obtempérer. Milieu décembre, un avocat spécialiste des droits de l’homme envoyait une lettre à l’ONU demandant à l’organisation d’intervenir dans l’affrontement entre Telegram et le gouvernement russe : « Dans les semaines à venir » écrivit-il, « Telegram pourrait être bloqué en Russie ». Deux mois plus tard, la Russie a entamé le blocage de Telegram.

Mais contrairement au soutien habituel (et quasi obligatoire) qui accompagne en Russie les mesures prises pour des raisons de « sécurité nationale », le blocage de Telegram a très vite pris l’apparence d’une foire d’empoigne. Un phénomène qui peut en partie s’expliquer par la popularité de Telegram dans le monde politique russe : le développement de chaînes spécialisées consacrées à la politique du Kremlin en a fait un outil indispensable pour les politiciens russes, tandis que le porte-parole du Kremlin lui-même organisait des conférences de presse par le biais de l’application.

Un débat permis par le silence de Vladimir Poutine

La réaction de la classe politique au blocage n’en est pas moins restée très inhabituelle, mélange de soutien, d’opposition franche et de ce que l’on pourrait qualifier d’opposition faussement naïve, plusieurs officiels prétendant simplement ne pas voir de raison de cesser d’utiliser l’application si celle-ci était toujours accessible. Une porte-parole du gouvernement a ainsi recommandé à une député d’utiliser un VPN pour contourner le blocage, tandis qu’un vice-ministre affirma avec simplicité que « pour moi [Telegram] fonctionne ». Un autre député russe a lui annoncé avoir créé sa propre chaîne sur Telegram afin de « suivre les tendances. » Le géant de l’internet russe Yandex a exprimé sa solidarité avec Telegram en dénonçant une situation « anormale », tandis que le patron du très officiel Service Fédéral antimonopole s’est dit « peu certain » que Roskomnadzor parviendrait à bloquer Telegram. Les médias russes n’ont enfin pas manqué de remarquer dans la base de données officielle des appels d’offres publics des requêtes provenant de plusieurs institutions d’Etat à la recherche de VPN permettant de continuer à utiliser Telegram.
Dans cette extraordinaire cacophonie gouvernementale, une voix a brillé par son absence : celle de Vladimir Poutine. « Il est au courant » s’est contenté de dire son porte-parole.

C’est ce silence, sans doute, qui a permis l’existence d’un débat sur le blocage de Telegram : si le président russe s’était prononcé clairement en sa faveur, il est à parier que la majorité des politiques russes n’auraient pas osé exprimer leur opposition. Et dans un système politique ou les ordres sont bien souvent interprétés plutôt que donnés, de nombreux officiels ont aussi pu comprendre le silence de Vladimir Poutine comme une autorisation implicite à critiquer l’action du Roskomnadzor, chargé de la mise en place du blocage.

Le rôle du président russe dans l’interdiction de Telegram est ainsi loin d’être aussi évident que ce que la perception classique du système politique russe pourrait laisser penser. Dans cette perception, encouragée par le Kremlin sous l’appellation de « verticale du pouvoir », Vladimir Poutine est l’unique point de départ du processus décisionnel, l’appareil d’Etat russe se chargeant ensuite d’exécuter ses désirs.

Mais dans les faits, Vladimir Poutine est tributaire des informations offertes par un cercle restreint de figures, puissantes au sein de l’Etat russe exactement en raison de ce rôle de pourvoyeur d’informations auprès du président. Ces hommes, que l’on retrouve dans le Conseil de Sécurité, au sein du gouvernement ou à la tête de grandes corporations d’Etat, tirent leur légitimité de cet accès au président… mais s’en servent aussi pour avancer leurs intérêts, ou ceux des factions qu’ils représentent. Ils exercent ainsi une influence réelle sur le président et sur la politique du pays.

Une décision influencée par des proches du FSB

Le blocage de Telegram est un cas d’école de ce fonctionnement. Aux dires de sources internes au Kremlin citées par la presse russe, l’idée de bloquer Telegram si l’application n’offrait pas une « backdoor » aux services russes n’est pas venue du président lui-même, mais plutôt de figures proches du FSB désireuses de renforcer leur contrôle sur l’internet russe. Le raisonnement de l’interdiction reste incertain : le média russe RBC affirmait ainsi en avril que le FSB craignait particulièrement un projet de Pavel Dourov de créer une cryptomonnaie qui passerait par Telegram et pourrait concurrencer le rouble. Pour d’autres analystes, l’explication officielle (un désir de pouvoir décrypter les conversations sur Telegram) est suffisamment crédible. Les deux hypothèses placent néanmoins le FSB au cœur du processus qui aboutira au blocage de l’application.

Des figures proches du service de sécurité auraient alors « vendu » à Vladimir Poutine l’importance de bloquer Telegram, pariant sur l’intérêt grandissant du président russe pour les questions de « souveraineté numérique » depuis 2012. L’attentat de Saint-Pétersbourg a pu jouer un rôle majeur dans cette campagne de lobbying, offrant au FSB un exemple clé en main du « danger » posé par la non-régulation de Telegram.

Dans ces conditions, l’échec du blocage de l’application s’est apparenté pour une partie de l’élite russe à un échec majeur des groupes à l’origine de cette décision, ainsi qu’à une opportunité de faire entendre leur voix. Ramzam Kadyrov, dont les relations avec le FSB sont connues pour être exécrables, y a ainsi sans doute vu une excellente occasion de remuer le couteau dans la plaie.

Fait rare, l’opposition au blocage de Telegram est devenue pendant quelques semaines une opinion « mainstream » dans la classe politique : il était ainsi notable de voir Maria Zakharova, pugnace porte-parole du ministère des Affaires étrangères, critiquer le blocage de Telegram sur la web-TV libérale russe Dojd. Les défenseurs du blocage ont préféré eux se faire discrets, attendant que l’orage passe.

L’affaire de l’interdiction de Telegram offre deux leçons importantes à quiconque souhaite comprendre la politique russe. La première est que, même sur les questions sécuritaires (souvent présenté comme une « chasse gardée » de Vladimir Poutine), le président russe n’est pas toujours à l’origine des décisions. Il est susceptible d’être influencé par la poignée de personnes sur qui il se repose pour comprendre la situation du pays. Ce cercle n’a cessé de se réduire depuis l’arrivée au pouvoir du président, et les représentants de l’armée, des services de sécurité et de renseignement y sont plus influents que jamais. Malgré cela – et c’est la deuxième leçon –, la classe politique russe n’est pas un bloc monolithique : si elle s’accorde sur un certain nombre de grandes lignes (la légitimité inaliénable de Vladimir Poutine ou le bien-fondé de l’annexion de la Crimée, par exemple), elle est aussi capable de dissension. Ces désaccords s’expriment le plus souvent loin des regards. Mais la séquence qui a suivi l’interdiction de Telegram montre qu’il ne faut parfois pas grand-chose pour que l’unité de façade se craquèle.