25
mars 2025
De 19:30 à 20:30
École normale supérieure
45 rue d'Ulm - 75005 Paris
Langue
FR
Ecologie • Economie
Mardi du Grand Continent à l’École normale supérieure, avec Pierre Charbonnier, Anne-Laure Delatte, Branko Milanovic et Arnaud Orain, modéré par Gilles Gressani
Ce mardi du Grand Continent vise à prendre du recul, à s’inscrire dans la longue durée, pour décrire et analyser, dans la grande recomposition géopolitique d’aujourd’hui, la phase de la mondialisation dans laquelle nous nous trouvons.
Pour ce faire, il était inévitable d’inviter Arnaud Orain, qui a signé un livre très important, Le monde confisqué, paru chez Flammarion cette année. Vous y proposez une analyse particulièrement intéressante, que vous avez mise à jour dans une pièce de doctrine sur le Grand Continent : « Mercantilisme et capitalisme de la finitude : aux origines de l’Empire Trump ».
Pierre Charbonnier, vous êtes philosophe, chargé de recherches au CNRS, auteur de Vers l’écologie de guerre, paru l’année dernière, mais surtout du numéro deux de la revue Géopolitique, réseaux, énergie, environnement nature, qui était l’embryon de ce travail sur l’écologie de guerre.
Anne-Laure Delatte, vous êtes économiste, directrice recherche au CNRS, auteure de l’État droit dans le mur, dont la réédition est prévue cette année.
Branko Milanovic, vous êtes économiste, professeur à l’université de New York, auteur de nombreux ouvrages, dont, à paraître cet automne, The Great Global Transformation. National Market Liberalism in Multipolar world — et contributeur régulier de la revue.
Je voudrais commencer par donner la parole à Arnaud Orain. Dans votre ouvrage, vous proposez une analyse dialectique de l’histoire du capitalisme, en vous inscrivant sur le moyen-long terme, qui est particulièrement utile pour saisir le moment dans lequel nous sommes aujourd’hui. Vous travaillez notamment sur la notion de mercantilisme.
Pourriez-vous nous aider à défricher ce grand terrain, tout en montrant en quoi cette histoire n’est pas seulement tournée vers le passé mais permet aussi d’éclairer une dynamique contemporaine ?
Le monde confisqué part d’une hypothèse de cyclicité des phases du capitalisme. Je suis depuis quelques années de moins en moins à l’aise à la fois avec le terme « néolibéralisme », qui me semble périmé, et également avec cette dichotomie —chère à l’économie politique et aux sciences sociales, en particulier en France— qui oppose le libéralisme à l’interventionnisme étatique. Il me semble que cette dichotomie est de moins en moins utile pour comprendre le monde dans lequel nous vivons.
J’ai donc proposé dans ce livre une autre analyse, qui s’appuie sur l’identification de deux régimes capitalistes différents depuis le XVIᵉ siècle.
Le premier est le plus connu, mais n’est pas celui qui a la durée la plus longue. Il s’agit du libéralisme. Le libéralisme économique est une promesse d’un enrichissement global, à la fois au niveau des individus, des firmes et des États. Il s’agit d’une promesse selon laquelle si on respecte un principe très clair —le principe concurrentiel— toutes les entités vont pouvoir croître.
J’oppose à ce libéralisme économique le capitalisme que j’appelle de la « finitude », qui autrefois, dans les manuels, était désigné comme le « mercantilisme ». L’idée sous-jacente du romantisme est que nous sommes dans un jeu à somme nulle, qu’il s’agisse des individus, des firmes ou des États. On peut le résumer de la façon suivante : vous ne pouvez pas croître si un autre ne décroît pas.
Dans le libéralisme, il existe la possibilité d’une croissance globale et une eschatologie de la paix mondiale via l’augmentation généralisée du niveau de vie, si l’on respecte les règles du principe concurrentiel. Dans le mercantilisme, le monde n’est ni en guerre ni en paix, marqué par la permanence d’une coercition violente et armée pour l’accaparement des ressources et des marchés.
À partir de cette opposition, je propose un nouveau découpage de l’histoire de la modernité. Une première phase, du XVIᵉ au XVIIIᵉ siècles, est celle du mercantilisme classique. On arrive, à la fin des guerres de la Révolution et de l’Empire, à la première phase libérale, autour de 1815. C’est ce qu’on a appelé la Pax Britannica. Les colonies se mettent à pouvoir commercer avec d’autres entités que leurs métropoles. L’époque est marquée par l’ouverture commerciale, la baisse des droits de douane, l’accord Cobden-Chevalier (1860), la mise en pause relative de la colonisation —si on laisse de côté l’Algérie et l’Inde. Il s’agit donc d’une première phase de libéralisme, qu’on qualifie en général de libéralisme classique.
Tout cela s’arrête à la fin du XIXᵉ siècle, dans les années 1880-1890, avec plusieurs phénomènes qui se conjuguent : une reprise de la course impériale (les colonies sont multipliées par deux et demi entre 1880 et 1914) ; une reprise du protectionnisme dans les années 1890 (aux États-Unis, en France avec le tarif Méline) ; la loi de 1892 selon laquelle les colonies ne sont plus autorisées à commercer avec n’importe qui d’autre que leur métropole ; et finalement un approfondissement de la rivalité impériale, en particulier sur les mers. Cette phase trouve son acmé au cours des années 1930, avec le repli pendant la Grande Dépression sur les silos impériaux des grandes puissances occidentales et les théories du Lebensraum qui vont avoir l’influence qu’on connaît sur l’Allemagne hitlérienne.
Cette phase mercantile se termine en 1945 pour ouvrir une nouvelle phase libérale. Il s’agit d’un libéralisme tempéré par l’intervention de l’État, qui fonctionne sous le parapluie de la Pax Americana et la présence d’une puissance hégémonique sur les mers —les États-Unis. Cette phase continue jusqu’aux années 1990 voire au début des années 2000, dans le croisement d’une liberté des mers parfaite, organisée par l’hégémon naval américain, et de l’empire manufacturier chinois.
Tout cela est remis en cause bien avant Donald Trump — je dis souvent que Donald Trump est un symptôme, une fièvre un peu plus forte d’une maladie déjà là. Le néolibéralisme avait déjà beaucoup souffert dès les années 2010. Il s’agit d’un monde où le commerce multilatéral est de plus en plus attaqué, où les droits de douane reviennent, où l’on veut recréer des silos impériaux —c’est-à-dire commercer en priorité avec ses vassaux, avec ses amis, puis peut-être, de nouveau, avec ses colonies.
C’est un monde dans lequel l’hégémon naval américain est contesté. Un monde dans lequel on veut revenir à des politiques autarciques, à la fois pour des raisons géopolitiques, mais aussi pour des raisons économiques. Un monde dans lequel le principe même de la concurrence est attaqué, non pas par des forces socialistes, mais par les capitalistes. C’est un fil que je tire dans toute l’histoire du capitalisme : aujourd’hui, certains géants de la tech, comme Peter Thiel, expliquent très clairement que le capitalisme et la concurrence sont opposés et qu’il faut faire fonctionner un capitalisme de monopoles.
Je définis trois grandes caractéristiques au capitalisme de la finitude —mais on pourrait certainement en trouver d’autres.
La première caractéristique concerne les océans et les mers. Le libéralisme implique une liberté des mers très forte, sinon parfaite. Un hégémon naval sur les mers garantit le droit d’aller sur les mers pacifiquement. Au XIXᵉ siècle, la puissance navale britannique l’assure, certes de façon imparfaite. Au XXᵉ siècle, c’est la puissance navale américaine.
Dans le capitalisme de la finitude, c’est l’inverse. La navigation maritime est un problème. Or on sait que la majeure partie des échanges passe par les mers —entre 80 et 90 % des échanges aujourd’hui. Cette situation contraint à la militarisation des flottes marchandes, ce qui crée une série de difficultés en cascade. Par exemple, la Marine nationale française est préoccupée aujourd’hui par le fait que ses bâtiments sont sursollicités par des missions de convoyage parce qu’il faut lutter contre les Houthis, contre les pirates.
Le capitalisme de la finitude est donc un monde où l’hégémon naval n’existe pas, ou alors fait l’objet d’une contestation. Aujourd’hui, l’hégémon est contesté par la double marine chinoise : sa marine marchande qui n’a absolument rien à voir avec celle des États-Unis d’Amérique, étant 1000 fois plus importante, et puis sa marine de guerre, qui est la première en nombre d’unités aujourd’hui — certes pas en puissance de feu, parce qu’évidemment ils ont moins de gros bâtiments. La Chine devient un compétiteur systémique sur les mers.
Or, il ne peut pas y avoir deux hégémons navals en même temps sur la planète.
Nous sommes face à un problème de contestation de la puissance hégémonique sur les mers. Soit cette puissance hégémonique se retire sur son silo impérial, soit elle empêche l’autre puissance de devenir un hégémon naval.
J’explique ainsi dans la pièce de doctrine du Grand Continent les velléités aujourd’hui de l’administration Trump pour essayer de refaire des États-Unis d’Amérique une puissance maritime, même si ça avait commencé avant sous Biden.Ce sera compliqué car il a de moins en moins de chantiers navals aux États-Unis. La politique maritime a été abandonnée depuis une trentaine d’années.
Le directeur de la CMA CGM est allé rencontrer Donald Trump il y a quelques jours pour expliquer qu’il allait mettre des navires sous pavillon américain, qu’il allait investir dans des entrepôts logistiques aux États-Unis, et qu’il allait probablement commander des navires aux États-Unis. Il s’agit d’une réaction à une volonté de taxer très fortement tous les navires qui sont construits en Chine dans les ports américains et taxer encore plus les navires non seulement construits en Chine, mais aussi sous pavillon chinois.
Cela vise directement Cosco Shipping, la grande compagnie maritime chinoise publique, qui avait été classée comme entreprise militaire par l’administration Biden. On voit ici une continuité entre les deux administrations.
Le deuxième élément caractéristique du capitalisme de la finitude est la contestation du principe concurrentiel — qui est au fondement du libéralisme.
Dans le capitalisme de la finitude, le monopole est paré de toutes les vertus. Contrairement à l’économie néoclassique, une tradition économique importante, jusqu’aux géants du numérique d’aujourd’hui, considèrent que le monopole est supérieur au principe concurrentiel et à l’économie de marché concurrentielle.
En effet, le monopole permet de faire des profits, d’avoir une rente de monopole, d’innover à long terme et d’avoir une vision de l’avenir. Cela remet en cause le multilatéralisme concurrentiel et la théorie des avantages comparatifs de Ricardo. L’idée selon laquelle un pays dispose d’un avantage comparatif et se spécialise dans quelque chose, pour ensuite exporter sur le marché mondial, ne fonctionne plus dans ce système.
Aujourd’hui, on pense qu’il y a trop de compétiteurs. Les Occidentaux parlent des surcapacités chinoises — certes la Chine subventionne certains secteurs, mais quel pays occidental ne l’a pas fait, et ne continue pas à le faire ? L’argument de la surcapacité chinoise est peu convaincant. En revanche, la Chine a su développer des avantages comparatifs dans de nombreux secteurs, ce qui pose un problème à l’Allemagne par exemple, qui se trouve face à un rival systémique concernant de nombreux produits industriels.
On revient donc à une logique dans laquelle on considère qu’il y a trop de producteurs. Par conséquent on protège, on refuse la théorie des avantages comparatifs et du principe concurrentiel dans l’économie internationale.
Le dernier élément pour définir le capitalisme de finitude est l’impérialisme territorial et souverain.
Les entreprises ne sont plus des multinationales mais deviennent des compagnies-États, comme les Compagnies des Indes du XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles. C’est-à-dire qu’elles sont à la fois marchandes et souveraines : elles achètent et vendent des marchandises, mais ont aussi des pouvoirs régaliens. En 1880-1890, les entreprises-États réapparaissent, avec la colonisation de l’Afrique, de Bornéo, par exemple.
Aujourd’hui, Elon Musk dispose d’entreprises qui vendent et achètent des marchandises et qui en même temps ont des pouvoirs régaliens. Il s’agit de SpaceX, mais aussi d’X, un espace public où il peut changer le cours des affaires dans plusieurs pays.
A cela s’ajoute l’impérialisme souverain. Aujourd’hui, on le voit avec les déclarations de Donald Trump sur le canal de Panama, le Groenland, la frontière avec le Canada, et bien entendu avec ce qu’il se passe à l’Est.
Le terme de « finitude » vient du fait que l’on pense le monde comme fini — c’est le cas à la fin du XIXᵉ siècle, ou au début du XXIᵉ siècle. Cela ne veut pas dire que le monde est objectivement fini, mais que le rapport entre ce qu’on pense être nécessaire en matière d’extraction de ressources, entre les marchés et la quantité de producteurs présents sur ces marchés, est dominé par la rareté. La perception de cette rareté est bien sûr une construction sociale.
Branko Milanovic, dans le compte rendu que vous avez consacré à l’ouvrage qu’on a publié, il y a de nombreux points de convergence mais aussi un point de divergence qui porte sur la cause du sentiment de finitude. Pourriez-vous commencer par là pour donner à voir votre lecture de ce texte et de ces thèses ?
C’est un plaisir de parler de ce livre que j’estime très important. Je pense qu’il sera bientôt traduit en anglais, ce qui aidera sa diffusion. Je vais donc m’intéresser au terme de « capitalisme de la finitude », que je trouve d’ailleurs très bien choisi.
Il y a une tension dans le livre lui-même. La finitude est-elle liée à la rareté des ressources et à l’impossibilité de satisfaire la demande ? Est-elle liée plutôt à une idéologie, à un conflit politique entre grandes puissances, qui se manifeste par le pessimisme et la bellicosité ?
Pour moi, la deuxième explication est la plus vraisemblable. Ce n’est pas un manque de ressources en tant que tel qui cause le capitalisme de finitude. Or la fin du livre parle du manque de ressources comme d’un facteur très objectif.
Deux choses me semblent très importantes à retenir : la nouvelle lecture de l’histoire du capitalisme et la nouvelle lecture de l’histoire de la pensée économique.
Premièrement, Arnaud Orain présente une nouvelle façon de voir l’histoire du capitalisme avec une lecture cyclique : des périodes de capitalisme de la finitude, qui est étatique, et des périodes de capitalisme libéral. Il est essentiel de mettre la situation actuelle dans ce contexte historique.
Deuxièmement, Arnaud Orain nous présente aussi une autre façon de voir l’histoire de la pensée économique. Il redonne toute son importance à des penseurs comme Gustav Schmoller, que l’on connaissait mal. Adam Smith reste et Schumpeter revient, tandis que Ricardo est écarté.
Pierre Charbonnier, toutes les vraies questions sont à la fois politiques et théologiques. D’où vient la finitude ?
Le point soulevé par Branko Milanovic est crucial. Il y a une conception malthusienne de la finitude, qui est objectivante : il y a un manque, donc si je veux quelque chose, je dois le prendre à quelqu’un d’autre. C’est le jeu à somme nulle qui fait l’objet de théorisation lors des périodes de capitalisme de la finitude. Carl Schmitt raisonne ainsi.
Je pense qu’on peut s’intéresser à des problématiques de finitude, et donc d’écologie, sans absolutiser la question de la rareté. On peut considérer la rareté comme un corrélat de l’état du développement technologique et de la demande. On peut donc parler des phénomènes de rareté, de manque, de saturation sans être malthusien. C’est un point important, mais fait-on la discussion là-dessus ?
Vous êtes totalement libre Pierre Charbonnier (rires).
Je voulais aussi rappeler pourquoi c’est un très grand livre. Premièrement, Arnaud Orain revisite l’histoire du capitalisme de manière à la fois simple et novatrice. Ce n’est pas donné à tout le monde de dire des choses intéressantes et originales en même temps.
D’après Arnaud Orain il n’y a pas un, mais deux capitalismes : un fermé et un ouvert. C’est fondamental, car cela change la valeur heuristique du concept de capitalisme, au regard de l’histoire et de la politique.
D’autre part, il propose une matrice conceptuelle et politique de la modernité différente de celle qui était souvent présentée dans les travaux principaux sur le sujet. Pour Arnaud Orain, comme pour moi et pour d’autres, la matrice conceptuelle de la modernité est le point de jonction entre les rapports collectifs à la nature et les formes de domination économique et politique.
C’est un jeu conceptuel qui tourne autour des frontières territoriales, de la souveraineté, des effets de la libération des contraintes du commerce. C’est une manière écologique de penser le politique, une manière politique de penser l’écologie — et en définitive la volonté de ne plus tracer la frontière entre ce qui est de l’écologie et du politique. C’est l’axe sur lequel se tenir pour comprendre le monde d’aujourd’hui. Le discours d’investiture de Trump est incompréhensible sans cette matrice.
Enfin, ce livre permet de donner de la substance intellectuelle au tournant géopolitique que nous sommes en train de vivre.
Ce tournant a aussi lieu au sein des sciences sociales, dans la mesure où nos disciplines se sont construites de façon quasi exclusive comme des réponses intellectuelles au néolibéralisme. Bourdieu et Foucault, pour citer les deux grands noms des sciences sociales en France, sont des réponses au néolibéralisme, des diagnostics de sa genèse et de ses limites.
On constate aujourd’hui que la tournure que prend la fin du néolibéralisme n’est pas une bonne nouvelle. Cela crée un effet de dissonance intellectuelle incroyable dans les sciences sociales contemporaines.
En effet, on avait toujours pensé que la fin du néolibéralisme ne pourrait être qu’une bonne nouvelle — que ce serait l’occasion de démarchandiser, de re-socialiser, de re-étatiser. Mais ce n’est pas ce qui se passe.
Des gens nous disent déjà : « Vous voyez, finalement, le néolibéralisme ce n’était pas si mal. Au moins, ce n’était pas la guerre ». En tant que chercheurs en sciences sociales, nous n’avons pas envie de dire ça. Nous sommes dans une situation extrêmement complexe car la possibilité qu’émerge la proposition de repolitisation de la société qui tiendrait compte des phénomènes de limites, de justice, d’égalité est encore repoussée d’un cran dans l’avenir.
Ce livre ne donne pas la solution au problème, mais permet au moins de l’identifier correctement.
Anne-Laure Delatte, il vous revient donc de trouver une solution (rires). Plus sérieusement, il serait très intéressant de voir comment vous vous situez par rapport aux catégories qui ont été présentées jusqu’ici — et plus précisément sur cette question de la socialisation du capitalisme et du néolibéralisme qui est essentielle dans votre travail.
Je souhaite d’abord revenir sur ce que le livre remet en question. En effet, on enseigne pas dans les cursus d’économie cette histoire de l’économie, et encore moins celle du néolibéralisme.
Arnaud Orain oppose deux formes de capitalisme : le capitalisme libéral, qui régule la prédation, postulant que le bien-être matériel est accessible à tous via le libre marché ; et le capitalisme de finitude, un capitalisme prédateur, fondé sur l’idée qu’il n’y aura pas assez de ressources pour tout le monde. Le capitalisme de la finitude est un jeu à somme nulle où tout est autorisé pour s’accaparer les ressources.
En tant qu’économiste, je souhaite commenter l’idée de la relégation au second plan du marché et de la concurrence dans le capitalisme de finitude.
Arnaud Orain regroupe le libéralisme classique du XIXᵉ siècle, le néolibéralisme des années 1980, mais aussi la période de l’après 1945. Cela revient à mettre dans la même catégorie l’époque d’après la Seconde Guerre mondiale avec l’arrivée d’un État planificateur, et l’époque du néolibéralisme.
En tant qu’économiste, c’est ce qui étonne le plus. Si on se base sur les travaux de Karl Polanyi, la question centrale est celle de la répartition des ressources : est-ce l’État ou le marché qui alloue les ressources ? La dynamique est-elle celle de l’extension du domaine du marché, ou au contraire de resocialisation des ressources ? Sommes-nous dans un désencastrement ou un encastrement ?
Dans cette perspective, l’après 1945 et l’après 1980 n’appartiennent pas du tout à la même catégorie.
L’après-guerre correspond à l’avènement de l’État planificateur. En France, la Banque de France était le bras armé de la planification, comme l’a montré Éric Monnet et comme je l’ai illustré dans mon livre. À partir des années 1980, l’État est devenu encore plus interventionniste, mais ses objectifs ont changé. On observe les phénomènes, directement organisés par l’État, de re-marchandisation massive, de dérégulation du travail, de financiarisation. L’État, qui était planificateur, s’est mis au service du marché. Je pense qu’il y a une différence importante entre ces deux périodes. Il me semble difficile de les mettre dans la même catégorie de « libéralisme ».
Une autre question se pose : comment passer d’un capitalisme libéral à un capitalisme de prédation ? Quelle est la nature de ce choc ? Est-ce une transformation exogène ou endogène ?
Si le changement est endogène, alors il fait partie du fonctionnement même de l’économie de marché. Si on admet ça, alors il n’y a pas de rupture brutale entre le capitalisme libéral et le capitalisme de finitude, mais plutôt une continuité. Le capitalisme porte en lui les germes du capitalisme de la finitude, qui en serait un aboutissement logique.
Pour moi, le passage d’une forme de capitalisme à une autre se fait à l’intérieur du système, et je ne suis d’ailleurs pas surprise par l’évolution actuelle.
Bien sûr, on aurait préféré, en tout cas j’aurais préféré, que le néolibéralisme mène à un programme de resocialisation des ressources, car je suis convaincue que le marché ne gère pas de façon optimale l’allocation des ressources pour la planète. La socialisation des ressources serait d’ailleurs plus juste et plus efficace — ce qu’on constate dans le domaine de la santé, pour ne donner qu’un exemple.
On pourrait admettre que la transformation est endogène, et conduit à un régime autoritaire et fasciste de prédation. C’est le cas aux États-Unis, où le pouvoir aide les oligarques à s’enrichir, où l’objectif de l’État n’est plus de favoriser l’activité économique et la croissance, mais de prendre les ressources pour l’État. Lorsque la bourse a commencé à s’effondrer, Trump a expliqué qu’il allait falloir en passer par là. Il n’est pas là pour permettre la croissance, mais pour la captation des ressources américaines.
Arnaud Orain, beaucoup de perspectives différentes ont été abordées. Pouvez-vous commencer par répondre sur sur la question de l’origine du sentiment de finitude, comme suggéré par Branko Milanovic ? La rareté des ressources est-elle objective ou bien résulte-t-elle d’une croyance construite socialement ?
Peut-être y a-t-il une ambiguïté dans le livre que je ne mesure pas assez. Branko Milanovic a soulevé la question de l’objectivité ou de la subjectivité de la rareté.
Je voudrais répondre en commençant par dire qu’à la fin du XIXᵉ siècle, à la fin du XXᵉ siècle, et au début du XXIᵉ siècle, des phénomènes, non pas identiques mais relativement homologues se sont produits.
A la fin du XIXᵉ siècle, les anciennes puissances industrielles, en particulier la France et la Grande-Bretagne, doivent faire face à la naissance de rivaux systémiques — notamment l’Allemagne, qui était le cauchemar de la Grande-Bretagne à la fin du XIXᵉ siècle, le Japon et les États-Unis.
Le premier élément de retour d’une rareté subjective est donc l’émergence de nouveaux rivaux qui peuvent concurrencer les anciennes puissances industrielles sur la plupart des segments exportateurs. Quand des rivaux apparaissent, émerge le sentiment qu’il n’y a pas assez de marché pour tout le monde.
Le deuxième élément est celui des projections démographiques, effrayantes car elles sont mises en rapport avec les quantités de ressources disponibles sur la planète et le nombre de terres arables.
Beaucoup de gens travaillent sur ces questions : des stratèges, des hommes politiques, des économistes — Pierre Charbonnier en parle beaucoup dans ses travaux sur l’écologie de guerre, notamment de Mackinder et Ratzel, qui seront à l’origine de l’émergence de la géopolitique au début du XXᵉ siècle. De même Alfred Mahan et Gustav Schmoller qu’a cité Branko Milanovic. Ces auteurs montrent au public qu’il y a un rapport de rareté au croisement de la croissance démographique, des ambitions des nouveaux pays industrialisés et de la quantité de terres disponibles. Ils favorisent ainsi une course à l’accaparement des ressources et des terres.
À la fin du XXᵉ siècle, le néolibéralisme va semer les graines de ce changement de régime. Il va permettre l’émergence d’un rival systémique des États-Unis : la Chine.
Dans les années 1980-1990, son empire naval et son empire manufacturier fonctionnent de façon relativement harmonieuse. L’empire manufacturier croît et applique ce que j’ai appelé les lois de Mahan : quand un empire manufacturier se développe, il crée une marine marchande. Quand il a une marine marchande, il applique la deuxième loi : il crée une marine de guerre. Enfin, il commence à mener une politique impériale : les nouvelles Routes de la soie, la création de ports à usage dual, civil et militaire.
Le deuxième élément est celui des limites écologiques de la planète — là encore, il s’agit d’une construction sociale de la rareté. Je ne sais pas si on peut maintenir le niveau de vie occidental ou faire progresser le niveau de vie de la classe moyenne mondiale avec les ressources disponibles. Toutefois, ce qui est certain, c’est que l’appréhension des élites économiques, politiques et militaires conduit rapidement à l’idée qu’il n’y en aura pas pour tout le monde.
Que ce soit vrai ou faux n’est pas la question. L’important est qu’on appréhende à nouveau le monde comme un monde de rareté —Trump est un symptôme évident de ce phénomène. Ce n’est pas tout à fait la bombe démographique de la fin du XIXᵉ siècle, ce n’est pas non plus la conquête territoriale pour le « Lebensraum », mais c’est un phénomène homologue.
Le néolibéralisme portait cela en germe. Le néolibéralisme va créer des monstres qu’il n’avait pas prévus.
Par exemple, aux États-Unis, les lois anti-trust ont été utilisées de manière totalement différente entre les années 1960 et 1980. À partir des années 1980, on a cessé de se préoccuper des fusions-acquisitions et de la question des monopoles, pour se concentrer, à travers l’École de Chicago, sur la question des prix, afin de garantir qu’ils restent bas, et sur la théorie des marchés contestables. D’après la théorie des marchés contestables, l’essentiel n’est pas que les marchés soient contestés et concurrentiels, mais qu’ils soient « contestables ».
Cela a conduit à la création de monopoles, comme l’a bien montré Thomas Philippon dans ses travaux. L’anti-trust étant de moins en moins appliqué, la taille des firmes augmente.
On a de nombreux exemples de ce type, comme les droits de pêche dans les zones économiques exclusives (ZEE). À un moment, on imaginait un grand marché des droits à pêche avec des États-nations qui ne pouvaient pas pêcher dans leur ZEE qui pourraient vendre leurs droits sur un marché mondial. Finalement, seule l’Union européenne a accepté un tel marché. La flotte chinoise, elle, pêche soit dans les ZEE des autres, en débranchant le GPS, soit autour des ZEE, en étant ravitaillée pendant des mois par des navires cargos. Il n’y a pas du tout un grand marché des droits de pêche, mais une monopolisation de la ressource.
Branko Milanovic, êtes-vous convaincu ?
On ne peut pas espérer que les choses fonctionnent exactement selon un cadre théorique. Il y a toujours un enchevêtrement de circonstances. Il est impossible de départager clairement les systèmes libéraux des systèmes de capitalisme de finitude.
C’est pourquoi je n’étais pas au fond en désaccord. Je voulais simplement dire qu’il faudrait distinguer les deux causes de l’apparition d’un capitalisme de la finitude.
Dans mon livre, qui devrait sortir à la fin de l’année, je considère que le capitalisme de la finitude concerne davantage l’Occident que les pays d’Asie. Je pense que cela s’explique principalement par un manque de croissance dans les pays occidentaux, qui empêche les classes moyennes de rester dans la position globale qu’elles occupaient précédemment.
Je vous donne un exemple concret : il y a trente ans, la moyenne du revenu italien était au 70ᵉ ou 75ᵉ percentiles de la distribution mondiale. Aujourd’hui ils sont tombés au 60e percentile. Il y a eu une forte baisse — relative — des classes moyennes occidentales. Cela donne un sentiment de finitude, avec l’impression qu’il n’y aura pas assez de place pour tout le monde parce que la croissance des autres est plus forte.
Ce n’est pas seulement le cas de la Chine. La Chine est un exemple extraordinaire, car elle a connu une croissance exceptionnelle depuis 40 ans, mais il y a d’autres exemples comme l’Inde, l’Indonésie ou la Thaïlande. En outre, ce sont des pays très peuplés : quand un tel pays se développe, ce ne sont pas quelques dizaines de personnes qui vous dépassent, mais trois ou cinq millions !
Cette chute relative des revenus occidentaux est le moteur du sentiment de rareté et incite au pessimisme, voire au bellicisme dont parle Arnaud Orain, qui conduit à cette situation qui n’est ni la guerre ni la paix. C’est un sentiment plus présent dans les pays occidentaux que dans l’Asie ou le reste du monde.
Merci Branko Milanovic. Vous aviez d’ailleurs défini cette « grande convergence » dans un article particulièrement intéressant.
Pierre Charbonnier, quand on vous lit et quand on vous écoute, on constate que la question de la finitude ou de la limite des ressources est une matrice pour penser un modèle politique. En quoi le capitalisme de la finitude entre en résonance avec les thèses que vous développez dans votre travail ?
Il est en effet troublant de constater que les acteurs centraux du capitalisme de la finitude aujourd’hui sont ceux qui alertent sur le manque tout en voulant outrepasser toute limite écologique.
Le cas de Trump est clair. Son modèle politique est celui de la destinée manifeste, avec la frontière comme concept central. C’est l’avancée du front pionnier qui est le vecteur de formation du roman national américain. Trump accuse les démocrates d’avoir trahi la nation en verrouillant cette avancée, au nom du climat et d’autres choses.
C’est bien l’idéologie MAGA : il faut revenir à ce qu’on estime être l’histoire américaine. Plus on nous dit que le front pionnier est bloqué, plus on a envie d’y aller — c’est Mars, l’intelligence artificielle, le Groenland, Panama, le Canada.
Du coup, on se retrouve dans une situation étrange où deux types d’acteurs veulent changer la situation géopolitique actuelle. Les plus forts aujourd’hui, ce sont ceux du capitalisme de la finitude. Mais il y a un autre acteur potentiel : c’est nous — en tout cas, c’est moi, mais je ne suis pas seul.
Pierre Charbonnier, acteur géopolitique ? (rires)
Oui et non (rires) ! Quand je parle de ce « nous », je parle de l’Europe.
Ursula von der Leyen disait fin 2019, dans un grand consensus politique avec les écologistes, qu’il y avait une autre possibilité : un changement de modèle technologique et énergétique pour garantir la sécurité et la renaissance de la classe moyenne européenne autour de nouveaux secteurs industriels. En d’autres termes, pour reprendre la terminologie d’Arnaud Orain, on nous disait que l’oscillation tragique entre deux formes de capitalisme allait s’arrêter, car une autre proposition historique allait émerger.
Mais cela n’a pas été suivi de réels effets transformateurs, notamment sur le volet social. Cela nous fait revenir, par défaut, à l’oscillation de l’histoire du capitalisme.
Chaque crise du capitalisme laisse la porte ouverte à autre chose —cela a été le cas en 1917 et en 1945— mais le capitalisme a réussi à se relever, même sous la forme du capitalisme planifié. Kojève dit que les capitalistes ont concrétisé le rêve de Marx dans leur propre langage. C’est ce qui s’est passé avec la planification. On en est donc encore là aujourd’hui.
Le problème de la philosophie est qu’elle est condamnée à la situation définie par Hegel de chouette de Minerve : elle arrive toujours après, quand la catastrophe est passée, et qu’on peut alors identifier le problème et tirer des leçons de cette situation.
Aujourd’hui la catastrophe n’est pas encore à son stade paroxystique. On n’a peut-être pas encore atteint le pire. Il y a quelques prévisions en ce sens, dans les travaux des personnes présentes, même si nous n’avons pas les relais sociologiques pour que ça se produise.
L’idée de regrouper libéralisme classique, libéralisme encastré et néolibéralisme peut sembler provocatrice. Mais c’est aussi le résultat d’une conviction. Cette conviction ramène à ce que disait Pierre Charbonnier. En effet, nos deux livres racontent la même histoire, sous des angles différents. Ils racontent notre rapport à la création de richesse, à la nature et aux ressources.
Le keynésianisme reste un espoir d’abondance. C’est-à-dire qu’il permet de continuer le système capitaliste libéral en atténuant ses paramètres problématiques. Il a plutôt bien fonctionné en Europe de l’Ouest, en Amérique du Nord, jusqu’à ce qu’il bute sur l’inflation et le mécontentement des détenteurs de capitaux.
Ce capitalisme keynésien entretient un rapport à la création et à la distribution des richesses qui n’est pas différent de cette espérance libérale. Je pense qu’il faut sortir de ce débat. Nous avons en effet un problème dans les sciences sociales, particulièrement en France, où les sciences sociales se sont construites en partie contre le néolibéralisme.
Je pense que les termes du débat sont faussés. Il faut qu’on arrête de penser que si l’on socialise une plus grande partie de la production, tout va s’arranger, ou que l’on pourra faire du keynésianisme vert. Malheureusement, nous n’en sommes plus là. On n’est plus vraiment dans une opposition entre libéralisme encastré et néolibéralisme.
Il faut donc changer notre façon de penser pour trouver une autre voie, qui ne soit ni le capitalisme de la finitude, ni le capitalisme libéral. On peut l’appeler « écologie de guerre », ou un système marqué par la sobriété. On peut trouver une manière pour faire de la transition à marche forcée, mais il faut le faire en le pensant autrement que dans le cadre de ce dualisme.
En ajoutant un point qu’on avait mis en avant dans une brève du Grand Continent : depuis le début de la guerre à haute intensité en Ukraine, la part du secteur public en Russie dans la création de valeur ajoutée a augmenté de 20 %. Cela va malheureusement dans le même sens.
Je reste très gênée et pas convaincue. Mais peut-être qu’on n’utilise pas les mêmes mots, mais qu’on est d’accord. Je ne parle pas de keynésianisme.
On ne peut pas regarder le monde d’après la Seconde Guerre mondiale en se disant qu’on voudrait ce qui s’est passé il y a 75 ans. L’État qui intervient dans l’économie ne m’intéresse pas. Je préconise davantage de socialisation, mais pas forcément planifiée et allouée par l’État. Il y a un juste milieu à trouver entre le marché et l’État : le collectif. Des sociétés coopératives existent, même si elles représentent 1 % des entreprises. D’autres modèles existent, comme l’a montré d’ailleurs un Prix Nobel sur la question.
Pour moi, le problème est davantage politique. Peut-être qu’il faudrait un grand choc pour que l’on redonne une légitimité à cette socialisation plus importante.
Dans beaucoup de domaines, on pourrait être plus efficace en socialisant davantage. J’ai donné l’exemple de la santé, mais l’eau également est gérée de façon moins chère et plus efficace si elle est gérée de façon publique ou collective.
D’un point de vue économique, le modèle est simple. Il faut socialiser davantage, donc il faut que les Français acceptent que le niveau de prélèvement obligatoire va augmenter — en le faisant augmenter chez les ultras riches d’abord. Il faut investir dans les déterminants de long-terme, comme l’éducation. On a besoin d’ingénieurs et de gens bien formés pour opérer cette transition et faire l’innovation. Ce n’est donc pas du tout keynésien, puisque Keynes avait une vision économique à court terme.
Il s’agit de réinvestir dans chaque service public, et dans l’écologie tel qu’on devrait le faire, à savoir plus de 30 milliards par an, ce qu’on ne fait pas du tout.
Prochains événements
Bard · Conférence
Paris · Conférence
Paris · Conférence
Ecologie - Autres vidéos sur ce sujet