Darkest Hour
Ce que Darkest hour nous dit sur les distorsions du temps historique et sur la nation anglaise.
Les Heures sombres est un excellent film, mais c’est un mauvais titre. Joe Wright n’a pas choisi de nous montrer les bombardements de Londres, mais la période qui précède immédiatement : les premiers jours de Winston Churchill comme premier ministre, en mai 1940. L’intensité de l’émotion qui étreint le spectateur n’est donc pas celle de la désolation face aux horreurs de la guerre, c’est plutôt celle d’une angoisse face à un moment où l’incertitude est extrême, même si nous en connaissons l’issue.
Cette incertitude est celle du Royaume-Uni face à la débâcle en France. Le film a su saisir l’unité de ce moment où tout vacillait : il ne s’agit pas d’une succession d’événements, il ne s’agit pas à vrai dire d’événement mais d’une angoisse qui par la même force appelle et empêche la décision. Darkest Hour n’est donc pas plus le récit des batailles que de la désolation : c’est une plongée dans le temps distendu de ces quelques jours, entre l’invasion de la Belgique et l’évacuation de Dunkerque. Le film s’arrête juste avant celle-ci : nous voyons donc tout ce qui oppose le projet de Wright à celui de Nolan dans Dunkerque. Non pas montrer un déploiement militaire victorieux (prît-il la forme d’une retraite) mais faire l’archéologie d’une décision historique, celle de se battre jusqu’au bout, qui se cristallise dans le discours éternel « we will fight on the beaches ». Nous savons vite que la France va se rendre, mais l’avenir n’en est pas pour autant écrit, c’est au contraire une immense indétermination qui semble s’emparer du microcosme politique anglais.
On aurait pu croire que la dimension biographique du film l’amènerait à se disperser, à nous distraire par des détails insolites sur la personnalité d’un homme qui n’en manquait pas. Les détails ne nous sont pas cachés, mais ils ne nous distraient pas. En effet, le caractère instable du Premier ministre devient le reflet de ce qui semble être une hésitation de l’Histoire elle-même. Et la distorsion de la durée historique se retrouve dans celle de son emploi du temps : très vite, nous ne distinguons plus les nuits de Churchill de ses journées, ni son travail de son sommeil. Cet homme intempérant que la situation place à la fois au comble de l’excitation et de l’épuisement, qui bredouille, ivre, face à sa secrétaire et adresse à son peuple des discours sublimes, incarne ainsi l’angoisse de l’heure. Ou plutôt, c’est l’acteur Gary Oldman qui l’incarne avec brio.
Reprenons ces éléments avec du recul pour saisir le contenu géopolitique de l’œuvre. Les Français apprennent à Churchill qu’il n’ont pas prévu de contre-attaque. La Belgique est submergée. Le soutien des États-Unis est à peu près inexistant. Outre son avancée spectaculaire vers la mer qui plonge l’Europe entière dans la sidération, l’Allemagne nazie possède l’avantage aérien qui lui permet aussi de s’en prendre à la flotte britannique. Les conseillers militaires les plus pointus de Churchill lui font part de leur inquiétude sur l’issue d’un éventuel débarquement allemand sur leurs côtes.
Il faut avoir en tête tous ces éléments simultanément pour comprendre la situation où se trouvait le Royaume-uni. On peut y ajouter le souvenir traumatisant de la Première guerre mondiale avec la volonté de ne pas perdre another generation of young men et, du côté de Churchill, son échec de jeunesse qu’on lui rappelle en permanence comme une mise en garde litanique contre les prises de risque militaires : la désastreuse offensive dont, jeune ministre, il avait pris la responsabilité contre l’Empire ottoman dans le détroit des Dardanelles en 1915.
Comment ce désespoir objectif est-il surmonté ? C’est ici que le film est le plus émouvant, et sans doute le plus contestable sur le terrain des faits. Mais le procédé est habile. L’impossibilité de faire la guerre est dépassée par une double réunion. D’abord celle du Roi et du Premier ministre, dont les rapports étaient d’abord franchement inamicaux. Ensuite celle de Churchill avec le peuple, comblant une distance qui semblait d’abord infranchissable. La première scène, deux hommes se retrouvant sur la décision la plus grave, est sobre. La seconde est bouillonnante. Toutes deux sont de beaux moments cinématographiques, et persuaderaient presque le spectateur de la force de cette Trinité : le peuple, le premier ministre et le monarque – sur le rôle effectif du symbole monarchique anglais, nous renvoyons à l’excellente analyse publiée récemment dans ces colonnes.
La structure ternaire est cruciale : recourir à la simple identification mystique du peuple et du chef serait déjà mettre un pied dans l’engrenage fasciste. Si le mot d’ordre de la guerre à outrance semble contrevenir à l’esprit anglais de modération incarné par le vicomte Halifax, Churchill représente pourtant la médiation qui permet, dans une situation extrême, de préserver dans un moment où l’union la plus fusionnelle semble requise une tradition britannique séculaire de multiplicité des pouvoirs.
Qu’est-ce qui rassemble ces trois instances que tout semblait éloigner ? C’est l’identité insulaire anglaise. L’île, au niveau le plus abstrait, est un lieu sans entrée ni sortie — ce qui n’empêche pas qu’elle se comprenne simultanément comme pôle dans un réseau de flux. Aussi George VI se rallie-t-il à la guerre à outrance parce qu’il ne supporte pas l’idée de partir en exil au Canada, et l’échantillon de peuple que rencontre Churchill, parce qu’il ne supporte pas l’idée de l’invasion. Ce sont donc les données élémentaires de la nation britannique qui permettent l’Union nationale, laquelle est à son tour la condition de la poursuite de la guerre. Nous ne devons donc pas être surpris de l’absence complète de toute idée de « sauver l’Europe » : son heure n’était pas celle de la défaite et de la défection françaises mais viendra plus tard dans la guerre, dans de toutes autres conditions géopolitiques.
Plus qu’un homme, Darkest Hour a donc pour objet une nation qui, pour se défendre elle-même, nous a tous sauvés