Depuis ce dernier quart de siècle, la politique chinoise des pays européens s’est installée dans le dilemme réalisme / idéalisme. La pandémie de la Covid-19 en aura cruellement rappelé toutes les contradictions. Profondément asymétriques, les relations sino-européennes sont souvent mues, de part et d’autre, par des présupposés tenaces. Autant de représentations, pénétrées d’idéologies et de valeurs, qui ont été forgées par l’histoire et agissent désormais comme de véritables mythologies politiques. Plus que jamais, il est urgent d’en questionner les fondements et leur légitimité car dans les faits, nous sommes entrés dans un monde néo-bismarckien, où les traités ne sont plus signés pour durer très longtemps.
Le massacre de la place Tiananmen, le 4 juin 1989, aura provoqué l’effet inverse escompté en Europe. Non pas une démocratisation du système communiste mais bien un double désenchantement, qui a continué à prévaloir jusqu’en 2020 auprès de l’opinion chinoise : la voie d’un « socialisme à visage humain » – lointainement inspirée de l’insurrection hongroise (1956) – est impossible à réaliser et les ressources intellectuelles en vue d’un renouveau pour la Chine ne se trouvent certainement plus en Europe. Si l’élite chinoise tourne désormais le dos à l’Europe, au contraire des précédentes générations – et notamment celle du 4 Mai 1919 – c’est que l’échec d’une libéralisation gorbatchévienne de la Russie post-soviétique agit comme un puissant repoussoir. Avec cette frustration qui nourrira les rancœurs futures d’avoir été à l’avant-garde des contestations qui allaient balayer les dictatures communistes européennes et le Mur de Berlin sans être payée en retour. Au reste, la population chinoise paiera cher les sanctions occidentales post-Tiananmen jusqu’à leur levée progressive (à l’exception des ventes d’armes), à partir de 1992. Même les intellectuels les plus libéraux finissent par souscrire à la thèse défendue par l’Parti-Etat selon laquelle le risque d’une désunion ferait à terme le jeu des puissances occidentales. C’est sur la base de ce compromis que dirigeants et société civile ont consolidé leurs liens.
Cet article propose de revenir sur la relation singulière, inscrite dans le temps long, entre l’Europe et la Chine et de comprendre les mécanismes à l’œuvre dans la redéfinition de cette même relation, alors même que l’asymétrie aura marqué avec force les trois dernières décennies.
Lectures croisées de l’histoire sino-européenne
Dans ce contexte, la crise en Yougoslavie permet à l’opinion chinoise, elle-même en butte à l’occidentalisation, d’exprimer à travers l’interprétation qu’elle s’en fait un nationalisme qui, une fois l’ambassade de Chine à Belgrade détruite (1999) par l’OTAN, ne cessera de monter en puissance et de devenir ainsi le catalyseur principal des motivations chinoises. Dans un jeu de miroir aussi instructif qu’inattendu, les Balkans sont alors comparés à la province montagneuse du Sichuan (l’ancien royaume de Shu) et la guerre entre les trois communautés en Bosnie, avec son lot d’alliances et de trahisons, est relatée à la manière du célèbre roman historique des Trois royaumes, qui décrit l’éclatement de la Chine à la fin de la dynastie Han (en l’an 220 de notre ère) en trois entités : les Wei, les Shu et les Wu. Transposée à l’échelle continentale, cette rivalité tripartite se poursuit aujourd’hui à travers trois acteurs clés de l’Union Européenne : la France, la Grande Bretagne et l’Allemagne. Chacune de ces nations entretient une histoire avec la Chine. Dire par exemple à la manière de Paul Valéry que la France serait ce « petit cap de l’Eurasie » ou le prolongement d’une Chine dont toute une partie de l’histoire, de l’esthétique ou de la philosophie a joué un rôle moteur dans l’imaginaire de l’élite française est un préalable des plus importants. Il est vrai que de Blaise Pascal, jadis, en passant par le très sinophile Voltaire et les physiocrates jusqu’aux maoïstes de la Sorbonne en mai 68, s’est imposé un tropisme chinois en France, sur la très longue durée et ce, pour toutes orientations politiques confondues. En ce sens, les universités et autres centres intellectuels et de formations (à l’instar du Collège de France ou des Langues’O parmi d’autres) ont rapidement été les références dans l’apprentissage des Etudes chinoises et des boussoles, par le passé de la diplomatie et du commerce avec la Chine.
Des plus gauchistes comme le furent Philippe Sollers et Alain Badiou au néo-gaulliste comme Alain Peyreffite hier ou au giscardien à l’instar de Jean-Pierre Raffarin aujourd’hui, tous ont souscrit à une forme de sino-béatitude née d’une passion exotique ou bien d’une schizophrénie que le très lucide Simon Leys a plus d’une fois dénoncée. Passion française s’il en est qui, en dépit ou à cause de ses errements idéologiques, explique que l’on soit dans l’Hexagone beaucoup moins prompt que dans les pays du Sud à participer de cet engouement pour une Chine dont l’idée n’est tout simplement pas neuve en France. S’ajoute à cette observation une présence de la diaspora chinoise dans notre pays qui est la plus ancienne et la plus nombreuse (au moins 1 million de personnes) à ce jour en Europe. Il ne faut jamais perdre de vue que l’attention exercée par l’ambassade de Chine en France à l’égard de cette communauté s’accentuera dans les années à venir. Par ailleurs, les Chinois fréquentant les universités françaises arrivent quasiment à parité avec la communauté d’étudiants marocains, première dans l’Hexagone. La France n’accueille pas moins de 17 Instituts Confucius sur son territoire. Elle est enfin la destination de prédilection des touristes chinois. Entre ces signes créant a priori une empathie favorable à la Chine (sa culture et ses représentants) subsiste toutefois un décalage puisque l’on constate que la jeunesse française est plus favorable aujourd’hui au manga japonais et à la K-pop coréenne qu’à l’austérité d’une culture chinoise promue par un Parti Etat qui hier encore, rappelons-le, contribuait très largement à son anéantissement. Cette remarque vaut pour l’ensemble des jeunes issus des autres pays occidentaux ; les sondages menés par le Pew Center abondant en ce sens.
Nonobstant l’impératif gaullien de la singularité française, la France n’a pas été le premier pays occidental à reconnaître en 1964 la Chine communiste. L’hypothèque indochinoise d’une part, sa tradition catholique d’autre part l’en ont longtemps dissuadé. Dans les faits, la Grande Bretagne l’avait précédé dès 1950. Préservation de ses intérêts à Hong Kong, approche pragmatique des relations internationales en déléguant plus d’une fois à travers son histoire une partie de sa politique étrangère à ses hommes d’affaires (la Compagnie britannique des Indes orientales hier, ceux de la City aujourd’hui), insularité géographique enfin qui, d’un point de vue des représentations, lui confère le statut d’une puissance européenne comparable à celle qu’occupe le Japon en Asie : ce sont là autant de facteurs qui expliquent une vision britannique le plus souvent opposée à celle tenue par la France. C’est d’ailleurs la Grande Bretagne qui cristallise toutes les passions de la propagande chinoise durant les premières décennies du régime communiste. « Rattraper l’Angleterre », slogan maoïste caractéristique de cette période tragique qu’est le Grand Bond en avant (1958), exprime à la fois un désir de revanche sur l’histoire, une affirmation tiersmondiste, le retour d’un réflexe impérial aussi. Il se manifeste dès la conférence de Genève en 1954 à laquelle participe le chef de la diplomatie chinoise, Zhou Enlai. Si cet événement scelle le départ des Français du Vietnam, il permet avant tout à la Chine communiste de damer le pion à la République de Chine (Taïwan), alors seule représentante légale de la Chine à l’ONU. Il est aussi un avertissement adressé à la Grande Bretagne – laquelle, en Asie même, a amorcé sa décolonisation – dans la volonté chinoise à vouloir peser dans le jeu des relations internationales, et de sa périphérie proche, en pleine guerre froide.
Avec l’Allemagne, les rapports sont beaucoup plus ambivalents. Ancienne puissance coloniale ayant possédé jusqu’au traité de Versailles (1919) la province côtière du Shandong, l’Allemagne pourvoie conseillers techniques et militaires auprès de la dernière dynastie impériale, celle des Qing (1644-1911) puis de la République de Chine. Dans un Etat continent menacé de division, le modèle prussien, imposant l’unité par la force, agit comme un puissant aiguillon et les élites dirigeantes, tel Chiang Kaï-chek, ne cachent guère leur fascination pour les traditions de l’Allemagne. Cette fascination se traduira chez un Wang Jingwei par une collaboration en règle avec les puissances de l’Axe. Pour autant, la Chine saura aussi accueillir sur son territoire, et à Shanghai notamment, des populations juives fuyant l’Allemagne nazie. La division de l’Allemagne jusqu’en 1989 amènera la Chine à privilégier la DDR même si la faillite du système communiste européen l’incite dès les années quatre-vingt, et à l’instigation de Deng Xiaoping, d’adopter la voie d’un capitalisme autoritaire d’une part et de souscrire à des choix de politique étrangère qui reposent à la fois sur des approches optant pour le bilatéralisme et le multilatéralisme. Stimulées par la fin de la guerre froide et l’accélération du processus d’intégration européenne après le traité de Maastricht (1992), les relations sino-européennes répondent à deux objectifs : soigner une relation qui sur le plan commercial dégage un excédent aussi important que celui que la Chine enregistre avec les Etats-Unis d’une part, créer un contrepoids à l’hégémonie américaine, de l’autre.
Reconfigurations post-Covid-19
C’est la Russie qui jusqu’à présent exerce un Hard Power aux côtés de la Chine et ce, moyennant quelques prébendes dans le domaine énergétique. La Chine finira bien par s’en affranchir un jour tant il est vrai qu’un très grand nombre de contentieux opposent fondamentalement Pékin à Moscou. Pour rompre son isolement diplomatique de plus en plus grand, Pékin a d’ailleurs entrepris une politique très active à destination de l’Union Européenne dont elle convoite les atouts et exploite les divisions, pour la promotion de la 5G notamment. Si le Président Emmanuel Macron a appelé de ses vœux la création d’un « partenariat ambitieux et équilibré » entre l’Europe et la Chine, cette déclaration en souligne d’emblée les limites. Ni la France ni l’Allemagne ne partagent une politique commune à l’égard de la Chine. D’une part, parce que l’économie allemande est plus dépendante du marché chinois que ne l’est la France. D’autre part, en raison de la place jugée disproportionnée selon Berlin que prend la France en tant qu’interlocutrice privilégiée de Pékin sur les grands dossiers internationaux et ce, au nom de l’Europe dans un contexte que favorise plus largement encore le Brexit. Dans les faits, Paris, Berlin et Londres font l’objet d’un traitement différentié de la part de Pékin. Si Paris et Pékin surjouent le mythe d’une exceptionnalité dans leurs relations, il est en réalité grand temps de questionner la nature de ces rapports et de se demander, en définitive, si la France ne serait pas l’otage de la diplomatie chinoise.
Les relations franco-chinoises ont été plus d’une fois malmenées depuis ces dernières décennies. Pendant la Révolution culturelle (1966-76) tout d’abord, lorsque des diplomates français – au mépris des conventions internationales et de leur immunité – sont admonestés par des Gardes Rouges. Puis en 1989 lorsqu’après avoir tancé le régime chinois et ses dirigeants, coupables des massacres de Tiananmen, la France fait défiler sur les Champs Elysées et en pleine commémorations du bicentenaire de la Révolution française la fine fleur de la dissidence chinoise exfiltrée quelques semaines plus tôt par les services secrets français. Ces jeunes intellectuels ne resteront pas en France. Ils se réfugieront pour la plupart aux Etats-Unis. Echec donc. Car la France de François Mitterrand est incapable d’investir sur le temps long et d’aider à la formation d’une alternative politique proprement chinoise. Pourtant, trois ans plus tard, Paris décide de vendre frégates Lafayette et Mirages 2000 à Taïwan. Choix tactique et non stratégique puisque la France continuera de maintenir son attachement à la reconnaissance d’une « seule Chine ». Les sanctions de Pékin sont en revanche immédiates. Elles se traduisent par la fermeture du consulat français de Canton et l’interdiction faite à la municipalité de cette conurbation de faire appel à des sociétés françaises pour la construction de son métro. Bien que les Etats-Unis aient vendu durant la même période des F-16 à Taïwan, ils ne se trouvent pas confrontés à de telles sanctions. En 2008, et dans ce prolongement, c’est à la suite d’une rencontre entre Nicolas Sarkozy et le dalaï-lama que la Chine se voit gagner par un « french bashing » sans précédent.
En réalité et sous couvert d’une défense commune de la multipolarité – laquelle renvoie systématiquement la diplomatie française à la construction européenne – Pékin a constamment adopté la même politique : frapper le faible (Paris en l’occurrence) et ménager, jusqu’ici Washington, c’est à dire le plus fort. Pékin est donc plutôt prévisible dans ses agissements. Et l’agressivité de son ambassadeur de Chine Lu Shaye, en pleine pandémie, à l’encontre de ses hôtes français répond à deux impératifs : casser le maillon faible de la chaîne occidentale et désolidariser la communauté chinoise de la majorité hexagonale. La Chine s’y est employée non sans succès pour contredire les critiques qui lui sont faites en matière de non-respect des droits de l’homme. En somme, il s’agit de diviser pour mieux régner. Et Pékin semble y parvenir avec d’autant plus de facilité que la position de Paris demeure extrêmement ambigüe. Reflet d’une ambition, la politique chinoise de la France reste, en effet, au service du mythe de son indépendance. Or, force est de constater que la France et la Chine occupent une place très secondaire dans leurs priorités diplomatiques respectives, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes d’une relation fondée sur l’exceptionnalité. Rétrospectivement, la relation franco-chinoise a davantage servi les intérêts de Pékin que l’inverse. De même que l’on est en droit de s’interroger sur l’angle mort que constitue Taïwan dans les choix asiatiques de la politique étrangère initiée par Paris.
Etrange positionnement, en vérité, qui ne souffle mot de la menace militaire permanente que Pékin fait peser sur Taïwan non plus que de la vitalité de la démocratie taïwanaise qui, à bien des égards, se trouve aux avant-postes de la lutte qui s’est engagée contre l’hégémon chinois.
Rapports asymétriques et manque de puissance politique et stratégique européenne
Si la crise sanitaire mondiale du coronavirus est un facteur d’accélération des tendances du système international aujourd’hui (crise du multilatéralisme, tensions ravivées – particulièrement en Asie, mais aussi au Moyen-Orient et en Méditerranée – crise aigüe de l’interdépendance), il n’en demeure pas moins que l’UE reste encore à ce jour dans un rapport asymétrique de puissance politique et stratégique face aux Etats-Unis et à la Chine (auquel on pourrait ajouter d’autres puissances étatiques – à l’instar de la Russie). De plus, Pékin se nourrit des divergences au sein de l’Union européenne. La Chine est le deuxième partenaire commercial de l’UE, derrière les États-Unis, tandis que l’UE est le premier partenaire commercial de la Chine. Vaste marché et très grande puissance économique et commerciale l’UE est un partenaire essentiel pour la Chine, y compris en matière technologique et de débouché commercial. Le montant des échanges entre la Chine et l’UE s’élève à près de 700 milliards de dollars en 2018. Pour exemple, la Chine exportait sur la même période, 410 milliards de dollars et importait un volume de 275 milliards de dollars. Partout ou presque, la balance commerciale entre les pays de l’Union européenne et la Chine est déficitaire. C’est avec Pékin que Bruxelles est le plus en déficit. Les pays membres importent deux fois plus de biens qu’ils n’en exportent en Chine.
Pékin a toujours perçu l’UE comme un atout géopolitique et diplomatique pour faire contre-poids à la puissance étasunienne. A mesure de la mue stratégique et de sa montée en puissance, la RPC a intégré les mécanismes des institutions européennes au point d’être très présente aussi bien à Bruxelles qu’au Luxembourg, à Frankfort ou Strasbourg. Établie en 1975, la relation entre l’Union européenne et la Chine s’est particulièrement développée dans le domaine économique, malgré l’embargo européen sur les ventes d’armes à la Chine. Un partenariat stratégique a été mis en place en 1998 et un sommet UE-Chine est organisé chaque année. Pékin a bien intégré le dialogue bilatéral avec l’UE, tout en articulant une politique d’Etat à Etat faisant jouer sa masse critique et en exploitant les faiblesses de l’UE. Le dialogue bilatéral est structuré autour de trois piliers : dialogue politique, dialogue économique et sectoriel et dialogue sur les échanges humains. Afin de renforcer le dialogue, l’ASEM (Asia-Europe Meetings ou Dialogue Asie-Europe) a été initié.
Malgré cette interdépendance, accrue de part et d’autre (dont la crise sanitaire de la Covid-19 a montré les limites et les paradoxes), plusieurs éléments très importants complexifient la relation. Pékin poursuit un lobbying sur des sujets politiques et commerciaux majeurs pour sa puissance : incapacité de l’UE de lever l’embargo sur les ventes d’armes, creusement du déficit commercial européen, questions des droits de l’homme, impossibilité pour l’UE de devenir un acteur politique complètement détaché des États-Unis. De son côté, Bruxelles maintient ses attentes avec une difficulté certaine face au Parti-Etat chinois : protection des droits de l’homme, État de droit, maintien de la paix et de la stabilité dans le détroit de Taïwan, reprise des pourparlers avec le dalaï-lama, mise en place d’une réelle autonomie politique au Tibet et au Xinjiang, plus nette responsabilité internationale de la Chine (réchauffement climatique, développement de l’Afrique, migration, non-prolifération…), respect par l’administration chinoise des obligations à l’OMC, meilleur accès au marché intérieur, meilleur protection des droits de propriété intellectuelle. L’ensemble de ces questions diplomatiques ont peu ou prou disparu dans le rapport de force avec Pékin à mesure du développement de l’économie chinoise et de l’interdépendance économique et industrielle ces deux dernières décennies. C’est précisément dans cette mesure que la relation entre l’Europe et la Chine se synthétise. Par manque de cohérence politique et stratégique de Bruxelles, autant que par l’atomisation des voix européennes vis-à-vis de la RPC, l’Europe n’a pas autant bénéficié de sa relation avec la Chine que cette dernière avec Bruxelles. Plus encore, le Parti-Etat a pu accélérer son internationalisation (celle des géants technologiques et industriels) et sa puissance grâce à l’Europe. Dans un sens, le développement de la formation dans tous les domaines d’une certaine élite chinoise a permis à Pékin de mieux nous connaitre que nous ne connaissons la Chine. Dans un rapport sur sa politique européenne du début des années 2010, Pékin précisait : « l’UE est un partenaire stratégique important dans les efforts que réalise la Chine pour poursuivre son développement pacifique et la multipolarisation du monde et un acteur clé avec lequel la Chine peut travailler pour réaliser son industrialisation, son urbanisation, la modernisation de ses systèmes informatiques et de son agriculture ainsi que la réalisation de ses deux objectifs du siècle (2021 – le centenaire du PCC ; 2049 – le centenaire de la RPC) ».
Face à cette montée en puissance et cette relation asymétrique, nous pouvons observer deux tournants majeurs dans la relation commerciale et stratégique entre les deux grands. Premièrement, le tournant de la crise des Subprimes (2008-2009) a été marquée par un changement de la diplomatie chinoise en particulier au sein de l’Europe. Pékin est devenu un acteur étatique de plus en plus incontournable et important dans le système international : influence à l’ONU, puissance commerciale et grands investissements stratégiques (port du Pirée par exemple), développement de technologies et concurrence de traditionnels acteurs établis (numérique et autres hautes technologies). Deuxièmement, entre 2012 et 2017, la massification des investissements chinois en Europe est dans le prolongement de celui opéré avec la très symbolique prise de participation et gestion du Pirée. Pékin via ses géants nationaux et financiers a multiplié les rachats de dettes souveraines d’une part, et a multiplié les investissements dans des infrastructures stratégiques (ports, autoroutes, terminaux pétroliers…), mais aussi dans tous les secteurs (immobilier, agriculture, automobile, sport, luxe…). Ces capitaux sont tout à la fois stratégiques et concertés que des fuites de capitaux en corrélation forte avec l’institutionnalisation de la lutte anti-corruption de Xi Jinping et de la peur de l’effondrement du régime par une frange de l’élite souhaitant placer d’importants volumes d’argent en dehors du territoire chinois.
De plus, elle a initié dans les deux dernières décennies la création de mécanismes et d’organisation régionale dont le format 17 + 1 recoupe pour partie des pays membres de l’UE et des Etats d’Europe centrale et orientale.
Le format a été lancé en 2012 à la fin du règne du tandem Hu Jintao – Wen Jiaobao, où ce dernier, Premier ministre, lors d’une visite à Varsovie pour le Forum des affaires Chine-Europe centrale et orientale posa officiellement la première pierre de cet édifice économique et politique. Issu d’un travail diplomatico-économique patient de la Chine depuis la fin de la guerre froide avec la plupart des pays d’Europe centrale et de l’est, le forum regroupe la Chine et 16 pays : Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République Tchèque, Slovaquie, Hongrie, Roumanie, Bulgarie, Slovénie, Croatie, Serbie, Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Albanie et Macédoine (1). A partir de cette date, le format donnera le cadre des relations entre la Chine et les pays d’Europe centrale et orientale et qui connaitront jusqu’à aujourd’hui une intensité sans précédent. En avril 2019, lors du sommet annuel de l’organisation à Dubrovnik, cette coopération entre Pékin et les 16 pays d’Europe centrale et orientale s’est transformée en format 17 + 1 avec l’adhésion de la Grèce, pays stratégiquement important dans la politique européenne de la Chine. Ainsi, le forum comprend 12 Etats membres de l’UE et cinq non-membres, ceci accroissant l’influence de la Chine au sein de l’UE. Dans le cadre de sa stratégie européenne et de promotion de sa méthodologie du multilatéralisme, Pékin voit dans ce format un atout pour asseoir son influence à travers le projet Belt and Road Initiative (BRI). Doté de structures permanentes réparties sur l’ensemble des Etats membres, le format concerne la totalité des domaines « classiques » de coopération des initiatives chinoises : culturel, agricole et forestier, financier, diplomatique, bancaire, énergétique, etc.
Le format 17 + 1 est un pilier essentiel du développement de divers projets d’infrastructures et de MOU dans cette partie de l’Europe afin de mieux l’arrimer à la géoéconomie chinoise. Dans ce sens, le cas de la Grèce est éloquent. Membre de l’UE en récession durable, la Grèce, son paysage politique et ses infrastructures sont depuis plus d’une décennie dans les priorités stratégiques de la Chine. La situation du port du Pirée opéré en partie par le groupe COSCO, le développement d’infrastructures de transport et la proximité entre le premier ministre grec et les autorités chinoises, la mise en place du système « golden visa » sont autant de marqueurs d’une relation bilatérale accélérée au sein d’un espace multilatéral. Les cas de la Pologne, de la Lettonie et de la Hongrie illustrent parfaitement les enjeux politique et économique en cours : plateforme logistique, désunion au sein de l’UE, développement d’infrastructures et réseau 5G, réseau énergétique (notamment par le groupe chinois State Grid), etc. En outre, la quasi-totalité des membres européens de ce format sont membres de l’OTAN. Ceci représente une couche supplémentaire d’incertitudes stratégiques notamment en matière de renseignement, d’adhésion politique et de livraison de matériel militaire en provenance de Chine populaire.
A travers le format 17 + 1, les membres européens cherchent à développer leur relation bilatérale, en particulier commerciale, mais une succession de déconvenues interroge la structure d’ensemble : déficit important dans les échanges bilatéraux, manque d’investissements, problématique douanière, manque d’ouverture du marché chinois etc.
Mutation des relations sino-européennes : le réveil d’une troisième voix ?
Depuis 2016, plusieurs voix se font entendre sur l’ensemble du territoire européen, en partie liées au contexte de rapport de force stratégico-commercial sino-américain sur la recomposition des relations avec le géant chinois. Si la crise de la Covid ne fait qu’accélérer cette tendance, il n’en demeure pas moins que plusieurs éléments importants, au regard de la relation et des perceptions qui prévalaient jusqu’alors, qu’un mouvement européen se dessine.
Fin 2018, la Commission européenne propose 135 mesures antidumping et anti-subventions. Plus de deux tiers de ces mesures ciblent des produits chinois. La protection des industries et sites stratégiques ou critiques (souvent avec un usage dual) fait également l’objet d’une réflexion plus structurée, de même que la mise en avant des dynamiques de concurrence déloyale, des procédés peu flatteurs de transferts forcés de technologies exigés par la partie chinoise dans des échanges commerciaux et industriels. Aussi, un mécanisme de filtrage des investissements étrangers (ciblant la Chine mais pas seulement) permettrait à l’Union européenne de mieux protéger son industrie, sa compétitivité et son indépendance stratégique. L’UE s’oppose à ce que la Chine soit reconnue comme une économie de marché. Sans ce statut, Pékin se voit assumer des droits de douanes plus importants. Dans le même temps, Bruxelles n’a pas su faire de la fusion d’Alsthom et Siemens un géant industriel face au potentiel concurrent chinois CRRC. Les modalités et les conséquences de la montée en puissance de la Chine induisent un revirement stratégique et sécuritaire, qualifié en 2019 par la Commission européenne de « rival – voire de menace systémique ». Aussi, la Chambre de commerce européenne en Chine publiait en 2019 un rapport de synthèse sur les très éloquentes « Nouvelles routes de la soie » et le manque criant de transparence dans les appels d’offre internationaux (laissant la priorité quasi systématique aux groupes chinois), les problèmes d’endettement etc. Plus récemment, cette même Chambre publiait un sondage d’entreprises européennes en Chine sur les pratiques du monde des affaires très marqué par l’opacité, la corruption et les pressions diverses pour le transfert de technologies, voire d’espionnage.
Le manque d’ouverture, pourtant promis par Pékin lors de son adhésion à l’OMC, finalisée à l’automne 2001 et le raidissement de sa politique intérieure (questions Ouighours et Tibétaines, répressions, absence d’un Etat de droit et demain questionnement sur l’éthique) autant que son offensive à l’international (Hong Kong, Taïwan, Mer de Chine, prédations et dettes) donnent les éléments essentiels de la contestation partagée et émergente.
Comme le rappelait le chef de la diplomatie européenne, Josep Borell, « la pression monte pour choisir son camp dans la confrontation entre les Etats-Unis et la Chine ». Il plaide pour trouver « My Way », poursuivant en précisant qu’ « entre la Chine et l’Europe, il y a un avant et un après coronavirus ». Côté chinois, le discours se veut plus rassurant. Plusieurs think tank, dont le très encadré CICIR (subordonné au Ministère de la Sécurité d’Etat ou Service secret – guoanbu) analyse que l’Europe ressortira fragilisée de cette crise et devra s’accommoder à la puissance chinoise. De plus, des universitaires chinois, spécialistes de l’Europe restent optimistes quant à la relation entre la Chine et l’Europe. Cela procède de la tactique, afin de rassurer l’un des principaux partenaires commerciaux et scientifiques dans le rapport de force avec les Etats-Unis et le ressentiment croissant envers le régime de Pékin.
Par ailleurs, le plan de relance européen, en particulier la mobilisation du couple franco-allemand est supérieure ce celui avancé par les autorités chinoises. En parallèle de l’arrêt de la croissance économique chinoise et de la montée exponentielle du chômage, l’effort européen offre un contraste des plus encourageants.
Début juin, se crée sous la houlette de parlementaires de diverses démocraties libérales, un réseau interparlementaire, nommé IPAC (The Inter-Parliamentary Alliance on China). Les prérogatives de ce réseau international rassemblant plus d’une centaine de parlementaires de la quasi-totalité des démocraties libérales (dont plusieurs membres européens) se répartissent entre : « Safeguarding international rules based order, upholding human rights, promoting trade fairness, strengthening security, protecting national integrity ».
L’Europe cherche sa voix dans la compétition stratégique dans un système international en pleine redéfinition, où le multilatéralisme est désuet. Alors que la crise sanitaire glisse vers une récession économique lourde et profonde, plusieurs fonds chinois (mais pas uniquement) sont à l’affût de rachats de groupes fragiles sinon condamnés et les opinions européennes n’ont jamais été aussi distendues et atomisées. L’Europe est face à son propre destin. La consolidation industrielle à l’échelle européenne et la montée en puissance d’outils de protection et stratégique lui permettront sans aucun doute de poursuivre ses propres intérêts et valeurs fondamentales.