Ne pensez-vous pas que l’une des limites du soft power de l’Union européenne est que le soft power est uniquement conçu à l’échelle nationale ? Si Washington bénéficie des succès de la Silicon Valley ou d’Hollywood, c’est surtout parce qu’ils sont considérés comme également « américains ». Pensez-vous qu’une entité politique sans fort sentiment d’attachement puisse bénéficier de son soft power ?
Oui, je pense vraiment que oui. Le soft power est la capacité d’obtenir ce que vous souhaitez par l’attraction plutôt que par la coercition. Il attire les gens et ne les contraint pas. En Europe, chaque pays a son propre soft power, et les nations européennes sont souvent en tête de l’indice Soft Power 30, qui mesure le soft power des différents États.
Cependant, l’Union européenne dispose également d’un soft power qui lui est propre, en tant qu’institution qui défend des valeurs libérales et démocratiques. C’était évident à la fin de la guerre froide, lorsque les pays d’Europe centrale et de l’Est étaient attirés par l’OTAN, en tant qu’organisation, mais aussi par la Commission européenne en tant que cadre protecteur des valeurs européennes.
Ce sentiment d’attraction est peut-être moins fort dans certains pays de l’Union européenne aujourd’hui, comme en Hongrie, mais le soft power reste fort. Aujourd’hui, en raison de l’extrême confusion du débat qui agite le Royaume-Uni, il est possible que le Royaume-Uni perde une partie de son soft power en quittant l’Union, en raison des bénéfices qu’il tire de son appartenance à l’Union, de même que les autres formes d’organisation régionales peuvent bénéficier à ses éléments.
Comment pensez-vous que le Brexit affectera le soft power européen ? L’Union européenne compensera-t-elle la perte de soft power qu’implique le Brexit ? Le Royaume-Uni sera-t-il toujours classé 1er sur l’indice du « soft power index » une fois sorti de l’Union ?
Le Royaume-Uni, bien sûr, a un soft power considérable. À cet égard, il est assez révélateur de voir comment la monarchie britannique a évolué pour s’adapter aux nouveaux leviers d’influence. Tout le monde parle ou commente la naissance des Royal Babies. Même si cela peut sembler archaïque, ça fonctionne, et ces éléments culturels, qui ne sont pas liés à l’Union européenne continueront à contribuer au rayonnement du Royaume-Uni. Cependant, d’autres dimensions du soft power, telles que l’économie et l’attractivité, seront affaiblies par le Brexit, parce que le soft power du Royaume Uni à l’égard de certains pays, dont notamment les pays en développement, dépend de son appartenance à l’Union européenne.
Est-ce que le Brexit a eu un impact négatif sur le soft power de l’Union européenne ?
Lorsque le Brexit a été voté, cela a eu un effet négatif, car c’était un signe de dissension. Aujourd’hui, cet effet négatif affecte davantage le Royaume-Uni que l’Union. Les gens craignaient un effet domino qui aurait poussé un certain nombre de pays à quitter l’Union européenne. Cela ne s’est pas produit, bien au contraire.
Que devrait faire la Commission européenne ?
À court terme, je pense que la Commission européenne devrait adopter une position assez ferme sur plusieurs questions cruciales dans les négociations du Brexit, afin de maintenir l’unité des États membres. À plus long terme, dans cinq ou dix ans, je pense que l’Union européenne devrait être attentive à l’attrait qu’elle peut exercer sur le Royaume-Uni, pour préserver une bonne relation. On constate que le Brexit a déjà rapproché l’opinion publique dans les pays continentaux et au Royaume-Uni : le débat national au Royaume-Uni est maintenant largement connu dans d’autres pays d’Europe, ce qui n’était pas le cas auparavant.
Plus généralement, quel est l’impact des « néo-nationalistes », c’est-à-dire des nationalistes qui considèrent l’Europe comme l’échelle pertinente de leurs actions politiques (Viktor Orban, Matteo Salvini par exemple) sur le soft power européen ?
Nous ne devrions pas surestimer leur impact sur l’Union. La Hongrie fait exception dans un contexte général où les partis opposés à la construction européenne sont confrontés à des défaites électorales presque partout en Europe : en Italie, en Autriche… Et ceux qui sont en train de devenir des partis majeurs adoucissent progressivement leur position en abandonnant l’idée de quitter l’Union, comme en France ou en Suède, où les Démocrates de Suède ont expliqué avant les élections européennes qu’ils ne défendraient plus une sortie de l’Union européenne. En revanche, en Pologne, l’insatisfaction vis-à-vis des politiques de l’Union européenne et le tournant autoritaire du gouvernement pourraient révéler un mécontentement plus profond envers l’Union.
Vous avez dit dans un entretien pour Le Temps que « vous n’imaginez pas que les pays européens se défendent contre la Russie, qui a été très agressive récemment » (20 juin 2017). Comment voyez-vous la situation aujourd’hui, alors qu’Ursula Von Der Leyen a fait de la construction d’une armée européenne l’une de ses principales priorités en tant que présidente de la Commission européenne ? En particulier, si le soft power, couplé à la puissance dure, est un multiplicateur de force, l’absence d’une défense européenne ne condamne-t-elle pas toute tentative de l’Europe de devenir une puissance importante ?
Je dois d’abord dire quelle est ma préférence. Ma préférence personnelle serait que l’Europe développe sa dimension militaire, plus de coopération militaire, et qu’elle soit alors capable d’affronter d’un point de vue militaire la Russie, dans les territoires actuellement contestés, comme l’Ukraine. Mais en tant qu’analyste, je ne vois pas le développement de la coopération militaire en Europe.
D’autres pays utilisent des moyens « illégaux » ou au moins « agressifs » pour renforcer leur influence, comme les médias russes en France. Vous avez dit dans Foreign Affairs : « En s’abaissant au niveau de leurs adversaires, les démocraties dilapideraient leur avantage clé. » En France, nous assistons à l’apparition d’un leitmotiv, selon lequel nous serions trop doux, trop faibles, et que nous devrions « faire comme Vladimir Poutine » (j’exagère volontairement). Que pourriez-vous dire, quelles preuves pourriez-vous montrer à ceux qui défendent de telles idées afin de leur prouver qu’ils ont tort ?
Quand les démocraties réagissent au sharp power des acteurs étrangers, nous ne devons pas miner notre propre soft power en imitant le modèle autoritaire, et devenir tout à coup un État machiavélique. Nous devrions plutôt maintenir l’ouverture, qui est la défense ultime des sociétés libérales. Sinon, nous pourrions perdre nos principaux avantages – nos normes, nos valeurs. J’ai récemment fait valoir dans un article que nous devrions établir une distinction claire entre le soft power d’autres pays, que l’on doit autoriser, et le sharp power, contre lequel nous pouvons lutter. Par exemple, le média Russia Today a été répertorié par le Congrès comme « entité étrangère », mais nous ne devrions pas pour autant censurer leurs émissions. La difficulté, de nos jours, est de pouvoir définir précisément le moment où un outil de soft power franchit la ligne pour devenir une forme de sharp power. La différence pourrait résider dans la transparence du soft power, qui contraste fortement avec l’opacité et le caractère trompeur qu’exige le sharp power.
Selon un sondage mené par Gallup Poll, depuis 2016, la confiance mondiale dans le leadership américain est passée de 48 % (sous Obama) à 30 % (janvier 2018). L’Europe pourrait-elle utiliser cette situation sans précédent pour accroître son soft power ?
Elle le peut, et le fera. L’administration Trump a expliqué à plusieurs reprises que le soft power n’avait pas d’importance, et Mick Mulvaney, directeur du budget de Trump, a annoncé un « hard power budget ». Et dans tous les domaines du soft power, culture, valeurs politiques, recherche, Trump a nui à l’attractivité de l’Amérique. Aujourd’hui, les États-Unis arrivent en tête du classement des nations établi par le Low Institute en fonction du nombre d’ambassades, de consulats et de missions, et Washington a plus de 60 alliés par traités. En promouvant l’unilatéralisme, il sabote cette influence construite au cours du XXe siècle, et les leviers des États-Unis pour influencer la politique mondiale.
D’autre part, Donald Trump a également une influence sur les mouvements politiques en Europe qui s’opposent à l’Union européenne. Ainsi, même si sa présidence semble avoir un impact négatif sur le soft power des États-Unis, elle a également un impact sur la cohésion européenne.
Je pense que ces mouvements hostiles à l’Union européenne en tant qu’entité politique existaient avant le président Trump, et dureront après lui. Par exemple, l’idéologie de Viktor Orban ne vient pas de Donald Trump, mais plutôt de l’idéologie du traditionalisme, de la souveraineté de l’État et de l’exclusivité nationale que la Russie a développée après la guerre froide, afin de répondre à l’attrait exercé par l’OTAN et la construction européenne.
Pensez-vous que l’Europe pourrait être définie comme une puissance normative qui fixe des normes (environnementales, numériques, sociales) ? En créant des législations avancées sur la protection des données, par exemple, qui sont utilisées partout dans le monde.
Je pense que l’Union européenne est un pas en avant sur tous ces sujets et qu’elle devrait essayer de maintenir son avance. Certains pays d’Europe apparaissent comme des modèles pour les démocrates, mais si Donald Trump est réélu en 2020 et que les résultats des élections sont impossibles à prévoir, cela retardera considérablement cette éventuelle influence réciproque entre sociaux-démocrates européens et démocrates aux États-Unis. Mais à long terme, leurs idées l’emporteront probablement.
Si l’Union devait avoir une armée, puisqu’elle est déjà une superpuissance économique et un géant du soft power, pourrait-elle assumer une forme de leadership dans les affaires internationales ? D’autres pays, en particulier le Brésil, la Chine, l’Inde ou la Turquie par exemple, pourraient-ils accepter cela ?
Je pense que l’Europe pourrait jouer un rôle plus important que celui qu’elle joue. Et en ce qui concerne les pays en développement, cela dépend. Le Brésil connaît actuellement des difficultés avec son nouveau président, mais il y a dix ans, les idéaux européens étaient un modèle pour la présidence Lula, et cela pourrait très bien être le cas à nouveau dans dix ans. En Inde, il existe également un fort attachement aux valeurs européennes, qui sont minées par la tournure autoritaire de Modi, mais qui restent fortes à l’intérieur du pays.
D’autre part, la Chine pourrait considérer la défense des valeurs européennes comme une menace directe. Par exemple, si l’Union européenne devait critiquer plus ouvertement la Chine pour le traitement qu’elle réserve aux Ouïghours, l’Europe apparaîtrait alors comme une puissance antagoniste, qui pourrait nuire profondément à leurs relations. Dans l’ensemble, cela signifierait reconsidérer un vieil adage de l’Union européenne et, au lieu de faire passer l’économie avant les valeurs, faire passer les valeurs avant l’économie. Et cela pourrait être utile, parce que le soft power est l’un des points faibles de la Chine contemporaine, aussi importants que puissent être leurs investissements financiers dans le soft power, simplement parce que les dépenses ne cachent pas le fait que les minorités ethniques sont réprimées, que les droits humains sont bafoués, que les citoyens sont surveillés et que les artistes sont marginalisés – je pense notamment à Aï Wei Wei. D’autant que la dimension autoritaire du régime n’est plus contrebalancée par une dimension révolutionnaire, comme ce fut le cas sous la direction de Mao.
La plupart des pays d’Europe ont développé un fort narratif national : littérature, histoire, arts ont été mis à contribution pour produire des symboles et créer une « identité nationale. » La construction européenne n’a pas utilisé de tels symboles pour construire une entité politique : sur les billets en euros, il n’y a ni Georges Washington, ni Abraham Lincoln, mais des représentations abstraites des styles architecturaux. Pensez-vous que l’Union puisse devenir un soft power sans produire de symboles ?
Je ne pense pas que l’Europe gagnerait à imprimer des symboles sur les billets de banque. La culture européenne est essentiellement une culture transnationale : Mozart appartient à différents pays, à l’Autriche et à l’Allemagne, comme Bizet appartient à plusieurs pays. Le soft power de l’Union européenne ne doit pas reposer sur la création d’une nouvelle culture, mais plutôt sur le constat de la dimension déjà transnationale de la culture européenne.