Bruxelles-Washington. Le mandat de 8 ans de Mario Draghi venant à son terme, Christine Lagarde a été nommée à sa succession. Elle a présenté sa démission au FMI le 16 juillet, et prendra la tête de la BCE à compter du 1er novembre. L’Europe, tout juste sortie d’une grande redistribution des cartes au sein de ses institutions centrales, entend conserver la main sur l’institution, et s’est mise en ordre de marche pour présenter un candidat européen, tout trouvé en la personne de la bulgare Kristalina Georgieva, directrice générale de la Banque mondiale.
Cependant, cette nomination soulève trois problèmes :
- L’Europe, faisant fi de l’importance des émergents, conçoit cette nomination comme la suite logique des deals politiques intra-européens, ce que les références aux récentes négociations pour les top jobs de l’Union rendent particulièrement visible – Georgieva était déjà dans les petits papiers pour la présidence du Conseil européen ;
- L’idée que la direction de ce qui est devenu le seul organisme de stabilité financière mondiale revient naturellement aux Européens entretien et légitime un peu plus le lien de dépendance créé au fil de la crise entre le FMI et les institutions européennes, lien néfaste à leurs indépendances respectives et donc à leur crédibilité ;
- Enfin, cette « géopolitique des nominations » montre que l’Europe, en pleine renégociation de son rôle mondial entre la Chine et les US, ne saisit pas l’opportunité de prendre à son compte le maintien de la gouvernance multilatérale dans des institutions qui l’organise – alors même qu’elle se positionne en défenseur du multilatéralisme.
L’Europe en son pré carré – jockeying for position
Le G7 réuni à Gentilly les 17 et 18 Juillet derniers a été l’occasion de déléguer à Bruno Le Maire la gestion de la nomination européenne. Assez loin du consensus espéré, il aura fallu encore 12h de négociations le Vendredi 2 août – soit deux jours de retard sur la date annoncée – pour faire émerger la candidate unique.
De fait, ce que le duel final entre le néerlandais Jeroen Dijsselbloem et Kristalina Georgieva montre parfaitement, c’est que le processus s’est tout de suite politisé. Le premier était soutenu par les pays de la Nouvelle Ligue Hanséatique. Ce groupe de huit pays d’Europe du Nord, premiers de la classe en terme de notations financières, n’étaient pas parvenus à s’imposer dans l’attribution des top jobs de l’Union. La seconde était soutenue par la France, les pays du Sud assez hostiles à Dijsselbloem – et pour cause, voire ses commentaires salés sur l’incurie des finances de l’Italie et la Grèce 1 –, et les pays de l’Est, qui ont enfin une championne. Le fait que la nomination de la direction d’un organisme garant du multilatéralisme intègre de telles rivalités politiques est au cœur d’un problème qui menace la légitimité du FMI et le rôle de l’Union dans le maintien du multilatéralisme menacé.
De plus, certains critiquent la gestion de Le Maire. Après avoir rechigné avant d’accepter sa mission, il aurait autorisé des candidatures vouées à l’échec, faisant perdre du temps à essayer d’arracher des consensus au forceps. Aussi, il aurait refusé une première fois une procédure par votation, au risque de ruiner les efforts d’unité européenne, pour in fine proposer un vote qui a fait ressortir la candidate favorite de la France.
Au fond, le gentleman agreement passé avec les Etats-Unis en 1944 et respecté depuis, laissant aux US la direction de la Banque Mondiale et aux Européens celle du FMI, est la seule raison pour organiser ainsi cette succession. Sous couvert de nomination concertée, l’Europe défend son influence internationale au moment où les pays émergents sont plus que jamais susceptibles de lui faire de l’ombre – au vu des outsiders qui s’avancent pour le poste, l’Inde, Singapour ou encore le Mexique pourraient en effet mettre leur grain de sel.
Pourtant, selon les mises en garde de Christine Lagarde, les premiers troubles des « blessures auto-infligées » par la guerre commerciale sino-américaine invitent l’Europe à se positionner entre les deux géants. 2 Ces tensions rendent une institution de coopération multilatérale comme le FMI toujours plus essentielle.
Sans volonté européenne, rien ne changera car du fait de leurs poids respectifs dans le système de quotes-parts – les Etats-Unis sont les premiers shareholders– et de la nomination de l’Américain et proche de Trump David Malpass à la tête de la Banque mondiale en avril, les voix US et UE suffiront à 10 % près pour élire du candidat européen – ce duopole explique pourquoi les 11 directeurs du FMI ont été européens durant ces 73 dernières années, dont 44 pour des directeurs Français.
De Bretton Woods à la Troïka, comment le FMI est devenu crucial
Lors de sa création à Bretton Woods en 1944, en pleine refonte du système monétaire international, le FMI a une mission claire : garantir la stabilité financière et la coopération internationale, grâce à une mutualisation de moyens, en vue d’éviter les crises budgétaires et leurs transformations en guerre des monnaies, en protectionnisme, voire en nationalisme dévastateur. Ainsi le FMI est-il chargé de réguler les politiques économiques et d’équilibrer les balances des paiements des pays dont les finances publiques sont en crise.
Le FMI a un double rôle de financement et de conseil technique, sorte de think tank géant aux poches profondes, quand bien même il est limité – tant en terme de dépenses que de cadrage idéologique – par le fait qu’il ne peut pas engager des fonds communs dans un pays dont la dette n’est pas rendue soutenable par des politiques conséquentes d’assainissement budgétaire et de libéralisation des capitaux. En tant qu’organisme multilatéral richement doté, le FMI peut imposer des conditions strictes et peu populaires. A la suite des deux premiers chocs pétroliers dans les années 80, le FMI systématise des programmes d’aides aux pays très endettés, mais fortement conditionnés à des réformes structurelles : austérité budgétaire, privatisation, lutte contre la corruption et libéralisation — les fameuses politiques « d’ajustements structurels ».
La sévérité de ces politiques a été largement critiquée, notamment quand elles ont mené à des coupes budgétaires dans les dépenses de santé, d’éducation et de construction des infrastructures publiques. Le FMI est devenu pour ses détracteurs un promoteur de l’orthodoxie économique et du néolibéralisme à l’échelle mondiale. Récemment, c’est son rôle dans la Troïka en charge de la gestion de la crise de la dette grecque qui a été dénoncé de manière virulente – comme le montre entre autres exemples la réaction du prix Nobel pour l’économie Joseph Stiglitz, qui lie directement la force dévastatrice de la récession à l’austérité imposée. 3. Le vent de critique souffle même depuis l’intérieur, puisqu’en 2016 trois économistes du fond affirment que l’ « agenda néolibéral » de l’institution n’a pas eu l’efficacité escomptée, mais a au contraire contribué à la montée des inégalités, qui menace à terme la croissance globale 4.
Cependant, malgré ces critiques, le FMI a repris beaucoup d’importance grâce à la crise, en trois temps. D’abord, comme l’explique Adam Tooze dans un long article sur « The IMF Bargain » 5, le FMI est sorti de la crise de légitimité dans laquelle sa gestion de la crise asiatique de 1997 l’avait jeté. Les politiques d’austérité défendues par le FMI ont été si néfastes qu’il devenait même dangereux aux yeux des émergents de faire appel au FMI. Après une traversée du désert – quand Dominique Strauss-Kahn prend la tête du fond en 2007, le FMI se finance en partie par crédit tant les participations au fond des pays s’étaient épuisées –, la liste des pays demandeurs croît exponentiellement avec la crise en 2008, à commencer par des pays d’Europe de l’Est – la Hongrie, la Lettonie et l’Ukraine. Ensuite, le FMI recouvre son rôle d’institution mondiale de stabilité financière, en tant que prêteur en dernier ressort de très grande envergure, grâce au G20. En effet, la formation de ce jeune forum global acte la montée des émergents dans la gouvernance multilatérale. Lors de sa réunion à Londres en Avril 2009, le G20 décide de redistribuer les droits de vote au sein du FMI, et de lui confier un trillion d’euros. Finalement, malgré la réticence de Nicolas Sarkozy et de la Commission européenne, et suite à un accord entre Obama et Merkel appuyé par D. Strauss-Kahn, le FMI est venu en renforcement essentiel du Fond européen de stabilité financière après 2010 pour gérer les crises de la dette de la Grèce, du Portugal et de l’Irlande. Dès lors, le FMI devient une institution essentielle de la gestion financière européenne, instaurant une dépendance qui s’avère assez toxique, qui dure depuis, et que l’évidence d’une nomination européenne illustre plus que jamais.
Aussi, le FMI semble reprendre de l’importance à l’heure où l’indépendance des banques centrales est sous le feu des critiques, d’une part du fait de leur manque de flair avant 2008 – le fameux « paradoxe de la confiance » qu’a suscité une indépendance trop efficace – et d’autre part à cause du sentiment parmi les investisseurs que les politiques imprévisibles des gouvernements populistes, à fort potentiel déflationniste, sont bien pires qu’une perte d’indépendance des banques centrales 6. A ce titre, le revirement de la Fed, qui semble plier aux desiderata procycliques de Trump, est assez évocateur.
Pourquoi le temps des nominations n’est pas l’occasion de repenser le FMI à l’aune de ce qu’il est devenu ?
La critique essentielle que ravive la concertation européenne vise deux aspects : d’une part la cohérence de la tradition, et d’autre part le rôle de l’Europe sur la scène mondiale. En effet, il semble que derrière la tradition et les tractations se cache une vraie géopolitique des nominations, constat qui invite les Européens à repenser leur attachement à la coutume et leur rôle dans les institutions multilatérales.
De fait, au lieu de garantir une sélection qui reflète l’ordre mondial et donne à chaque partie prenante la voix qu’un multilatéralisme équilibré lui assure – comprendre, faire de la place aux émergents –, les Européens font toujours mine de prendre possession de leur pré carré, magnanimes. Plus encore, dans la mesure où les relations de l’Union avec les Etats-Unis, la Russie et la Chine se profilent de plus en plus comme une concurrence à couteaux tirés, l’occasion pour l’Europe de se réaffirmer comme garante du multilatéralisme ne doit pas être gâchée par l’incapacité des leaders européens à respecter la juste distribution des pouvoirs dans une des institutions clés de la gouvernance mondiale. A ce titre, le partage UE-US est aussi anachronique qu’incohérent, et risque in fine d’affaiblir la légitimité du FMI et la position européenne dans le monde et face aux émergents.
En plus de peser sur sa position internationale, Adam Tooze insiste radicalement sur l’idée qu’un tel manque de réflexivité va peser sur le fonctionnement même de l’Europe, dans la mesure où cette tradition entretien et naturalise la dépendance de l’Eurozone au FMI. En plus de ne pas remettre en question la nomination européenne, l’Union en fait un jeu interne au Vieux continent – comme on l’a vu, la direction du fond est comme intégrée dans des négociations politiques intra-UE, ce qui « adds insult to injury » selon A. Tooze, et démontre la « mauvaise foi » européenne. Les alternatives pour l’Europe sont nombreuses, elle pourrait faire un geste très significatif en nommant un outsider venu des émergents, ou plus simplement proposer un système similaire à celui en place aux Nations Unies de rotation internationale.
Ainsi, la fin de la priorité européenne sur la direction du FMI serait la suite logique de l’évolution institutionnelle du FMI – intégrer les critiques, prendre en compte les émergents et s’affirmer comme institution multilatérale essentielle pour la stabilité financière et la gouvernance mondiales.
Plus encore, en pleine période de troubles et d’incertitude pour la politique mondiale, il y avait là une occasion pour l’Europe de choisir sa position, c’est-à-dire de revenir des privilèges de Bretton Woods qui la surreprésente, et de donner un nouveau souffle aux institutions internationales.
Sources
- KAHN Mehreen, Dijsselbloem under fire, Financial Times, 21 mars 2017
- ROCCO Matthew, KWAN YUK Pan, Lagarde warns of trade war’s ‘self-inflicted wounds’, Financial Times, 5 juin 2019
- STIGLITZ Joseph, Greece : The Sacrificial Lamb, New York Times, 25 juillet 2015
- OSTRY Jonathan D., LOUNGANI Prakash, and FURCERI Davide, Neoliberalism : Oversold ?, Finance & Development, June 2016
- TOOZE Adam, The IMF Bargain, International Politics and Society, 29 juillet 2019
- RAJAN Raghuram Govind, Central Banks Are the Fall Guys, Project Syndicate, 31 juillet 2019