Singapour. Pour peu de pays dans le monde le terme de nation building a une signification plus pratique que pour Singapour. Si pour la petite cité-État la position à l’extrémité de la péninsule de Malacca a toujours été une source de richesse géopolitique exorbitante, elle doit vivre avec sa petite taille, qui risque d’être un véritable facteur de faiblesse, limitant sa croissance. Ainsi, Singapour a dû soustraire la terre de la mer pour s’étendre : depuis son indépendance en 1965, sa superficie a augmenté de près d’un quart, passant de 580 km2 à 725 km2 en 20181.
Une telle expansion impétueuse a été rendue possible grâce aux énormes quantités de sable que Singapour importe historiquement de ses voisins du Sud-Est asiatique. Mais la Malaisie, principale source de sable de la cité-État, avait bloqué toutes ses exportations. La décision, annoncée début juillet, mais active depuis octobre 2018, risque de compromettre, entre autres, la construction du méga-port de Tuas, qui devrait devenir, selon les plans, le plus grand port de marchandises du monde2.
L’examen des chiffres montre l’ampleur du problème : selon un rapport des Nations unies sur le commerce des matières premières (COMTRADE), Singapour a importé en 2018 59 millions de tonnes de sable de son voisin pour l’équivalent de 347 millions de dollars, soit 97 % de l’approvisionnement total en sable de la ville3. Si la raison officielle de l’interdiction est le respect de l’environnement et la lutte contre les trafics illégaux, selon des sources proches du gouvernement de Kuala Lumpur, le Premier ministre Mohamad Mahathir est particulièrement contrarié par la corruption des fonctionnaires impliqués dans le commerce et, surtout, de contribuer directement au développement du voisin le plus riche, au moment où la Malaisie elle-même commence à avoir ses propres ambitions de croissance territoriale.
La décision de Kuala Lumpur n’est pas isolée, mais suit de près celle d’autres pays de la région : en effet, le Cambodge, après avoir été pendant des années le principal fournisseur de sable de Singapour, a officiellement suspendu ses exportations en 2017, tandis qu’une interdiction similaire avait déjà été imposée par l’Indonésie en 2007. Les données des Nations unies montrent également l’ampleur du phénomène : pour le seul Cambodge, Singapour a importé 752 millions de dollars de sable entre 2008 et 20174.
Le cas de l’Indonésie en particulier montre à quel point les problèmes environnementaux et de corruption sont réels – et en même temps, combien l’interdiction des exportations ne peut pas faire grand-chose pour y remédier. Si le sable provenant officiellement de Jakarta au cours des dix dernières années ne représente que 0,03 % du total, le marché noir, géré par le crime organisé, est florissant : selon le Guardian, l’extraction et la vente illégales de sable à Singapour menace l’existence de 80 petites îles indonésiennes5. Selon Melissa Marschke de l’université d’Ottawa, « l’extraction de sable contribue à l’érosion des estuaires, à l’effondrement des berges des rivières et à la perte des mangroves. L’enlèvement de grandes quantités de sable aura sans aucun doute un effet sérieux sur l’érosion côtière. Nous devons nous rendre compte que le sable est une ressource limitée dont nous abusons et que si nous ne commençons pas à la gérer correctement, il y aura de graves conséquences. »6 Un problème qui est déjà évident au Cambodge, dans la province de Koh Kong, dont l’écosystème a été gravement appauvri par l’extraction du sable.
Toutefois, ces préoccupations ne semblent pas suffisantes pour satisfaire la soif de terres de Singapour, même si le blocage de Kuala Lumpur l’obligera à se tourner vers d’autres pays de la région, comme le Myanmar, le Bangladesh et les Philippines, ou à développer davantage le marché noir. Mais peut être la solution durable pour Singapour serait de regarder vers le nord : selon des chercheurs de l’Université de Boulder, au Colorado, avec la hausse des températures mondiales et la fonte des glaces, de plus en plus de réserves de terres sont libérées au Groenland – une opportunité lucrative pour l’île arctique7.
Étant donné la grande disponibilité de capitaux qui accompagne l’appétit tout aussi grand pour le territoire de Singapour, la guerre du sable est loin d’être terminée. Au contraire, elle pourrait bientôt finir pour se mondialiser.
Sources
- SMITH Nicola, Malaysia cuts off sand exports to Singapore, jeopardising expansion plans of ‘wealthy’ neigbhour, The Telegraph, 8 juillet 2019
- UNGKU Fathin, LATIFF Rozanna, Exclusive : In blow to Singapore’s expansion, Malaysia bans sea sand exports, Reuters, 3 juillet 2019
- UN Environment, Rising demand for sand calls for resource governance, 7 mai 2019
- ISMAIL Maizura, Feeding Singapore’s hunger for sand, The Asean Post, 26 novembre 2019
- TWEEDIE Neil, Is the world running out of sand ? The truth behind stolen beaches and dredged islands, The Guardian, 1 juillet 2018
- BARKHAM Patrick, Trade of coastal sand is damaging wildlife of poorer nations, study finds, The Guardian, 31 aout 2018
- University of Colorado at Boulder, Sand from glacial melt could be Greenland’s economic salvation, 11 février 2019