Le futur de la démocratie, avec Berset, Díaz, Matviïtchouk, Pettit, Tsikhanouskaya
Alors que les autocraties semblent l’emporter de toute part, comment renverser la tendance et réactiver l’énergie démocratique ?
Afin d’y répondre, Simon Kuper a interrogé la Prix Nobel de la Paix Oleksandra Matviïtchouk, la leader de l’opposition au Bélarus Sviatlana Tsikhanouskaya, la vice-présidente espagnole Yolanda Díaz, le secrétaire général du Conseil de l’Europe Alain Berset et le philosophe Philip Pettit.
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- Le Grand Continent
Simon Kuper Le statut de la démocratie aujourd’hui n’est pas florissant. Le Varieties of Democracy Institute de Suède estime que 78 % de la population mondiale vit aujourd’hui sous régime autocratique. En incluant l’Inde, cela représente la proportion mondiale la plus élevée depuis 1978. Parallèlement, nous assistons statistiquement au pire recul démocratique depuis les années 1930. Que peut donc faire l’Europe, l’un des derniers bastions de la démocratie, pour la défendre et la diffuser ?
Alain Berset Lorsque le sujet de la démocratie est abordé, il est toujours accompagné des mêmes discussions, à propos des élections ou de la désinformation. J’aimerais choisir une autre approche et parler du pouvoir brutal : le pouvoir militaire.
À l’heure actuelle, parler de démocratie ne signifie pas seulement parler du type de société ou de gouvernement que nous voulons. Cela signifie aussi parler de sécurité.
Les événements dont nous sommes témoins suffisent à le prouver. Nous assistons d’un côté à un investissement très important dans le réarmement en Europe. Ce montant s’élève à 800 milliards d’euros pour l’Union européenne, ainsi qu’à des centaines de milliards supplémentaires pour les plus grands pays ; il va ne faire qu’augmenter au cours des dix ou quinze prochaines années.
Nous devons considérer la réalité de manière dynamique. Cela signifie envisager la présence de pays fortement armés autour de l’Europe, beaucoup plus qu’auparavant, mais aussi de démocraties en recul.
Il est possible que dans une de ces démocraties, où des élections se tiennent mais où la méfiance et la désinformation règnent, un groupe communiste soit élu. Qu’est-ce que cela signifie pour notre propre sécurité ?
Lorsque nous parlons d’un « Grand Continent », nous désignons un continent géographique et culturel. Bien que l’Union européenne en soit le centre, cette expression englobe bien plus que cela : l’Ukraine, le Royaume-Uni, la Turquie aussi, dont les liens avec le continent en font un acteur très important et puissant dans la région.
Il faut commencer par résoudre les problèmes que nos citoyens rencontrent au quotidien. Sinon, il est évident que les projets autoritaires qui nient notre légitimité vont se multiplier.
Yolanda Díaz
Cette expression implique également d’envisager le futur de nos relations avec nos voisins tels que la Biélorussie, et de la manière dont nous pouvons travailler et progresser ensemble ; enfin, elle implique aussi une réalité géographique et politique, la Russie.
Dans le cas de l’Ukraine, nous travaillons beaucoup actuellement à soutenir les institutions démocratiques, les réformes, l’indépendance du pouvoir judiciaire, les communautés locales et le travail. Nous devons continuer d’offrir à l’Ukraine et aux restes de ces pays la perspective d’accéder un jour à l’Union ou d’avoir au moins une convergence avec les valeurs européennes.
Travailler sur ces éléments dès maintenant est extrêmement important pour assurer notre propre sécurité dans dix ou quinze ans ; il s’agit là de sécurité démocratique, c’est-à-dire d’une sécurité militaire, accompagnée d’une sécurité démocratique forte et d’institutions solides.
Simon Kuper Comment les institutions et les pays européens peuvent-elles soutenir ceux qui, dans des pays autoritaires, mènent un combat pour la démocratie ?
Sviatlana Tsikhanouskaya Au Bélarus, la situation est désastreuse. Alexandre Loukachenko, qui a pris le pouvoir en 2020, continue de terroriser la population. Des milliers de militants politiques sont derrière les barreaux, et des centaines de milliers de personnes ont dû fuir le pays et les répressions.
En échange du soutien que Poutine lui a offert en 2020, Loukachenko lui vend notre indépendance. Contre la volonté du peuple biélorusse, le pays est entraîné dans une guerre russe.
Cependant, ces difficultés font partie du chemin que doit emprunter le Bélarus pour retrouver la démocratie. Elle représente à la fois un exemple très frappant de la difficulté à retourner vers la démocratie une fois celle-ci perdue, mais également une leçon pour tous les pays démocratiques : il faut chérir ce que l’on a, mais aussi soutenir ceux qui sont en première ligne dans la lutte contre la tyrannie.
Il est très important de comprendre que la tyrannie dans un pays est une menace pour la démocratie partout ailleurs. Les dictateurs ne se contentent pas de terroriser leur propre peuple, mais mènent une guerre hybride contre tous leurs voisins.
C’est une telle guerre que mène Loukachenko, soutenu par Poutine, en Pologne et en Lituanie. Il a pour cela recours à des migrations orchestrées et des attaques de ballons au-dessus de la Lituanie pour perturber le fonctionnement des aéroports et entraîner l’annulation de nombreux vols. De même, des drones survolent la Pologne et des actes de sabotage sont commis sur les chemins de fer du pays.
La guerre hybride a déjà atteint les pays de l’Union. Les dictateurs testent les frontières et le niveau de résilience des pays européens, pour tenter de provoquer une réaction. Ils essaient également de semer la division, d’empoisonner l’esprit de vos sociétés et de normaliser la situation de l’Ukraine et du Bélarus pour diminuer leur gravité.
Nous devons établir une distinction claire entre le régime biélorusse et le peuple biélorusse.
La nation biélorusse a choisi l’Europe. Nous voulons revenir dans notre famille européenne, tandis que le régime de Loukachenko souhaite nous ramener à l’époque de l’Union soviétique.
Poutine cherche à faire de l’Ukraine la même chose que le Bélarus : un allié loyal et bon marché, de facto indépendant mais fidèle aux intérêts de la Russie — ce que représentait autrefois Ianoukovitch.
La Russie cherche à s’enfoncer de plus en plus loin dans le territoire démocratique européen. C’est pourquoi il est dans l’intérêt de l’Europe d’aider les Biélorusses et les Ukrainiens à protéger leurs pays.
J’attends de l’Europe qu’elle comprenne ses frontières, qui sont beaucoup plus vastes que celles de l’Union. Sa perception de l’Ukraine et du Bélarus contribuera à leur éloignement ou à leur rapprochement avec la Russie.
Il est dans l’intérêt stratégique de l’Europe d’avoir le Bélarus, l’Ukraine, la Moldavie, la Géorgie et l’Arménie de son côté, sans quoi elle s’expose aux attaques de la Russie.
Comme l’a dit un jour le président Zelensky, la frontière orientale de l’Europe se trouve à la frontière orientale du Bélarus. C’est pour cette raison que, pour faire face à ce moment historique, l’Europe doit élaborer une stratégie à l’égard du Bélarus, dont le sort est lié à celui de l’Ukraine.
Nous ne sommes pas les otages des circonstances. Nous sommes les participants d’un processus historique.
Oleksandra Matviïtchouk
Dans ce nouveau contexte, nous demandons à l’Europe de ne pas négliger le Bélarus, de ne pas le céder à Poutine comme monnaie d’échange, sans quoi le pays risque d’être perdu pour toujours, vendu à Poutine. Cette situation ferait du Bélarus une rampe de lancement permanente pour de nouvelles attaques ainsi qu’une source de menaces et de chantage pour nos voisins.
Il est dans l’intérêt stratégique de l’Europe et, bien sûr, des Biélorusses et des Ukrainiens, que nos pays deviennent une source de stabilité et de bon voisinage. C’est pourquoi j’encourage les Européens, tout en punissant le régime de Loukachenko, en maintenant l’isolement humain et en menant une politique de non-reconnaissance, à soutenir les peuples.
Les armes sont bienvenues, mais inutiles sans des personnes prêtes à défendre leurs valeurs. C’est pourquoi la distinction entre le régime et les Biélorusses est si importante. Il nous faut soutenir ces derniers à travers les médias, la défense des droits de l’homme et les organisations de lutte contre la dictature, soutenir aussi nos structures politiques.
Il est très difficile de se battre lorsque votre pays est sous l’emprise de dictateurs ; nous avons officialisé nos relations avec le Conseil de l’Europe, ce qui est une mesure sans précédent, mais il est extrêmement important que l’Europe montre aux dictateurs qu’elle ne reconnaît que leur peuple, et non leur autorité.
Simon KuperComment expliquer cette régression de la démocratie dans le monde ?
Oleksandra Matviïtchouk Je ne sais pas comment les futurs historiens appelleront cette période historique, mais l’ordre mondial fondé sur la Charte des Nations Unies et le droit international s’effondre sous nos yeux. Ce système était censé empêcher l’escalade de la violence après la Seconde Guerre mondiale, mais aujourd’hui, nous nous contentons de reproduire des mouvements rituels.
Il ne faut pas se méprendre : nous ne reviendrons jamais au statu quo.
Les changements que nous connaissons sont devenus la nouvelle norme. Et l’Ukraine se trouve au cœur des événements qui façonneront l’avenir du monde.
Simon Kuper En quel sens ?
Oleksandra Matviïtchouk Il ne s’agit pas seulement d’une guerre entre deux États.
C’est une guerre entre deux systèmes : l’autoritarisme et la démocratie.
Avec cette guerre, Poutine tente de convaincre le monde entier que la démocratie, l’État de droit, les droits de l’homme et la liberté sont des valeurs factices, car elles n’auraient pas pu protéger qui que ce soit pendant la guerre.
Poutine tente de convaincre le monde que les pays dotés d’un fort potentiel militaire et d’armes nucléaires peuvent enfreindre la Charte des Nations unies, dicter leur loi à l’ensemble de la communauté internationale et même modifier de force des frontières internationalement reconnues.
La Russie cherche à s’enfoncer de plus en plus loin dans le territoire démocratique européen. C’est pourquoi il est dans l’intérêt de l’Europe d’aider les Biélorusses et les Ukrainiens à protéger leurs pays.
Sviatlana Tsikhanouskaya
Nous sommes confrontés à la formation d’un bloc autoritaire.
Je vis à Kiev et ma ville natale est constamment bombardée, non seulement par des roquettes russes, mais aussi par des drones iraniens. La Chine aide la Russie à éviter les sanctions et à importer des technologies essentielles à la guerre. La Corée du Nord a envoyé plus d’un million d’obus d’artillerie à la Russie et a commencé à envoyer ses troupes.
Tous ces régimes ont quelque chose en commun.
Pour eux, l’Ukraine n’est pas un objectif. L’Ukraine n’est qu’un outil — pour casser l’ordre mondial et le remplacer par la volonté du plus fort.
Cette semaine, nous avons beaucoup entendu parler des négociations de paix.
La bonne question est plutôt : comment arrêter Poutine ?
Simon KuperComment ?
Oleksandra Matviïtchouk Je ne parle pas seulement de posture opérationnelle — de battre en retraite, de se regrouper et d’étendre l’agression, mais littéralement de mettre fin à cette guerre sanglante.
Ce n’est pas une question facile, car Poutine n’a pas lancé cette guerre à grande échelle uniquement pour occuper une plus grande partie du territoire ukrainien. Ce n’est pas une guerre pour Avdiivka ou Bakhmout.
Il est très naïf de penser que Poutine aurait perdu des centaines de milliers de soldats russes uniquement pour occuper de petites villes ukrainiennes que la majorité des Russes seraient incapables de placer sur une carte. Il n’est pas fou, il est pragmatique.
Mais il a déclenché une guerre à grande échelle parce qu’il veut occuper et détruire tout le pays, pour aller plus loin.
Il considère l’Ukraine comme un pont vers l’Europe.
Sa logique est historique, et non transactionnelle. Il rêve de laisser son empreinte dans l’histoire. Il veut restaurer de force l’empire et le peuple russes dans d’autres pays européens.
Ceux-ci ne sont en sécurité que parce que les Ukrainiens continuent de se battre et empêchent l’armée russe d’avancer.
Or quelle est la réponse de l’Union européenne à ce défi ?
Poutine cherche à faire de l’Ukraine la même chose que le Belarus : un allié loyal et bon marché, de facto indépendant mais fidèle aux intérêts de la Russie — ce que représentait autrefois Ianoukovitch.
Alain Berset
Ce que nous observons depuis trois ans tient en quatre petits mots : gérer la non-escalade. Voilà où nous en sommes.
Simon KuperPourquoi à votre avis ?
Oleksandra Matviïtchouk La Russie a été proactive — mais seulement la Russie.
La Russie a commis des actes horribles en Tchétchénie, en Moldavie, en Géorgie, au Mali, en Libye, en Syrie, au Bélarus. Elle les a ensuite présentés comme un fait accompli, comme une nouvelle réalité, et a poussé la communauté internationale à les accepter.
C’est la raison pour laquelle nous nous trouvons ici, dans ce moment historique.
Toutes ces années, nous avons simplement joué selon les règles du jeu de Poutine.
Nous avons perdu l’initiative.
Hier, Poutine a ouvertement déclaré qu’il était prêt à entrer en guerre avec l’Union européenne.
Permettez-moi donc de poser une autre question : comment allons-nous défendre nos démocraties ?
Cela n’a rien d’évident. Dans les pays européens, les générations actuelles ont hérité de la démocratie de leurs parents et de leurs grands-parents. Ils ne se sont jamais battus pour elle. Ils ont commencé à considérer les droits de l’Homme et la liberté comme acquis. Ils sont devenus des consommateurs de démocratie. Ils ont commencé à échanger leur liberté contre des revendications populistes, des avantages économiques, des préoccupations sécuritaires, et, avant tout, leur propre confort.
La démocratie et la liberté sont très fragiles. On n’obtient pas sa démocratie et sa liberté une fois pour toutes ; or, dans les sociétés démocratiques, beaucoup de gens sont déçus par la démocratie parce qu’elle n’est pas idéale. Il reste encore beaucoup de problèmes à résoudre, comme les inégalités sociales.
Après la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’Union soviétique, nous étions si convaincus que la démocratie était la solution définitive que nous avons cessé de la promouvoir.
Les pays autoritaires n’ont pas davantage résolu ces problèmes que nous ; la seule différence est que les gens là-bas n’ont pas le droit de se plaindre.
Il nous faut donc accomplir simultanément deux tâches pour protéger notre démocratie et la perfectionner ; l’alternative à notre démocratie imparfaite, c’est l’enfer des régimes autoritaires où l’espace de liberté se réduit à la taille d’une cellule de prison.
L’Europe que nous avons entrevue pendant la pandémie était une Europe qui accueille et protège ; elle ne commet pas les erreurs de l’ancienne Europe, issue de la crise financière.
Yolanda Díaz
Simon Kuper – Après bientôt quatre ans de conflit, comment voit-on l’Europe à Kiev ?
Oleksandra Matviïtchouk – Lorsque la guerre à grande échelle a éclaté, l’Union, les États-Unis et d’autres partenaires ont déclaré qu’ils aideraient l’Ukraine à ne pas être défaite.
L’Ukraine a alors commencé à recevoir ses premières armes pour se défendre, et les premières sanctions réelles contre la Russie ont été mises en place.
Nous sommes extrêmement reconnaissants de ces mesures, car cela nous a aidés à survivre.
Néanmoins, l’Ukraine a attendu plus d’un an pour recevoir son premier char moderne, plus de trois ans pour recevoir son deuxième avion moderne ; elle attend toujours la résolution de nombreuses autres questions urgentes, comme la création d’un tribunal spécial pour juger les crimes de guerre, la confiscation des avoirs russes gelés et l’aide à l’Ukraine pour fermer son espace aérien.
Dans l’intervalle, nous attendons.
Il y a une énorme différence entre aider l’Ukraine à ne pas échouer et aider l’Ukraine à gagner.
Nous pouvons mesurer cette différence dans les types d’armes dont nous disposons, la rapidité des décisions et la sévérité des sanctions.
La gestion de la non-escalade qui a été faite jusqu’à aujourd’hui est inefficace. Poutine a déclaré qu’il était prêt à entrer en guerre avec l’Union européenne ; l’Union n’est pas prête à entrer en guerre avec la Russie.
Simon KuperQue pensez-vous qu’il va se passer cette semaine ?
Oleksandra Matviïtchouk J’ai une mauvaise nouvelle pour le président Trump.
Il pense à l’histoire et se soucie de son héritage , c’est pourquoi il voulait le prix Nobel de la paix…
Simon KuperQue vous avez !
Oleksandra Matviïtchouk Je suis prête à donner à Trump mon prix Nobel de la paix s’il parvient à instaurer une paix juste et durable — je vous le promets.
Trump a déclaré à plusieurs reprises que ce n’était pas sa guerre, mais celle de Biden.
Dans chacun de ses messages sur Truth Social, il a mentionné que s’il avait été président, cette guerre n’aurait jamais éclaté.
Il est important que les dirigeants assument leur rôle de leaders démocratiques. Il est pour cela nécessaire d’être guidé par un idéal, tout en ayant la capacité d’amener les gens à y adhérer.
Philip Pettit
Mais, comme je le disais, j’ai une mauvaise nouvelle pour Trump : la guerre en Ukraine est désormais aussi la sienne.
Alors qu’il a lancé les négociations de paix, déroulant le tapis rouge à Poutine, il se retrouve aujourd’hui dans une situation où la Russie a intensifié ses bombardements sur Kiev et d’autres villes ; la Russie a détruit la grande majorité des infrastructures énergétiques et laissé des millions de personnes en Ukraine sans chauffage, sans électricité, sans eau et sans lumière pendant l’hiver ;
Poutine se moque ouvertement de la tentative de Trump d’arrêter cette guerre sanglante. Le président américain doit également regarder les choses avec une perspective historique : il restera dans l’histoire comme un président faible qui n’a pas mis fin à cette guerre — ce qui est anormal étant donné que la taille de l’économie russe est équivalente à celle du Texas.
Simon KuperLes démocraties se sentent également faibles sur le territoire de leurs propres pays : l’ennemi est aussi à l’intérieur. Comment les dirigeants démocratiques peuvent-ils lutter contre la vague autoritaire qui déferle sur eux ?
Philip Pettit Nous devrions réfléchir à la raison pour laquelle nous nous soucions de la démocratie, et à ce que nous apprécions dans la démocratie.
À bien des égards, ce sont les politiciens plutôt que les citoyens qui nous ont déçus. J’estime qu’il existe plusieurs dangers majeurs pour la démocratie :
L’un d’entre eux serait que les dirigeants adoptent une attitude réactive, se contentant d’observer les sondages, et d’essayer de suivre le rythme de la population afin de remporter les prochaines élections.
Il est très frappant de constater que dans de nombreuses démocraties occidentales, par exemple, ce que nous appelons les collaborateurs politiques ont souvent pris le pas sur les fonctionnaires. Les fonctionnaires avaient traditionnellement une vision à long terme de l’État qu’ils servaient, alors que les collaborateurs se soucient de faire réélire le politicien avec lequel ils travaillent lors du prochain scrutin.
Je pense que c’est là un danger pour la démocratie, et que notre déception envers nos dirigeants émane souvent de leur attitude réactive. Ils dirigent pour des publics cibles, deviennent des adeptes des sondages, et seule leur réélection occupe leurs pensées.
Il est important que les dirigeants assument leur rôle de leaders démocratiques. Il est pour cela nécessaire d’être guidé par un idéal, tout en ayant la capacité d’amener les gens à y adhérer.
Plutôt que de se contenter de réagir aux attentes de la population, il s’agit d’aller de l’avant pour mettre en œuvre une vision, quitte à aller sur le terrain pour persuader les gens, les diriger, les amener à vous suivre malgré des politiques qui peuvent paraître peu attrayantes.
Je suis prête à donner à Trump mon prix Nobel de la paix s’il parvient à instaurer une paix juste et durable — je vous le promets.
Oleksandra Matviïtchouk
Simon KuperAvez-vous un exemple ou un modèle à l’esprit ?
Philip Pettit En 2004, j’ai eu le privilège d’être invité par le président espagnol Zapatero. Il m’a gentiment dit suivre les principes du républicanisme, qui étaient le sujet d’un de mes livres.
Lors de ce voyage, j’ai prononcé un discours à Madrid, à la fin duquel je lui ai dit qu’il était très facile d’être philosophe, ce que je suis, mais très difficile d’être politicien, ce qu’il était.
Dans mon livre, je proposais de confier le contrôle des chaînes nationales au Parlement, qui devait en élire le directeur, plutôt qu’au gouvernement. Dans mon discours, j’ai défendu cette politique, mais aussi affirmé qu’il serait très difficile pour le chef du gouvernement de ne pas pouvoir décrocher le téléphone pour se plaindre au directeur des critiques à l’égard de sa politique.
En réponse, Zapatero m’a invité à examiner son gouvernement six mois avant les prochaines élections. C’était en 2007. J’ai depuis mené cette évaluation et, entre-temps, bien sûr, je l’ai beaucoup côtoyé et j’ai pu me faire une bonne idée de lui, de ses opinions politiques, etc.
Je dois dire que Zapatero est pour moi un modèle ; il est difficile d’imaginer quelqu’un qui lui soit égal en termes de leadership.
Zapatero avait par exemple une vision très claire de la démocratie. Il s’agissait de veiller à ce que le gouvernement n’exerce pas un contrôle arbitraire, uniquement fondé sur les désirs de quelques-uns ; d’empêcher que se développent des groupes de lobbying qu’un parti doit satisfaire pour être réélu.
Selon Zapatero, la démocratie a pour but de garantir que le gouvernement est le gouvernement du peuple et qu’il est responsable devant le peuple ; cela ne signifiait pas être réactif, myope et ne penser qu’aux prochaines élections, mais forger un idéal puis en déduire des politiques efficaces, pour ensuite les promouvoir et les défendre.
Nous n’offrons pas d’autre issue aux jeunes d’aujourd’hui que de mal vivre.
Yolanda Díaz
Dès la première année de son mandat, Zapatero a réussi de manière remarquable à faire adopter au Parlement une loi autorisant le mariage entre personnes du même sexe — l’Espagne fut ainsi le troisième pays au monde à promulguer une telle loi.
À cette occasion, Zapatero déclara devant le Parlement, en reprenant une phrase de la tradition républicaine civique, que pour être libre et appartenir à une démocratie, il fallait être capable de regarder les autres dans les yeux sans crainte ni déférence — en particulier ceux que l’on gouverne.
En substance, Zapatero a dit au Parlement : à supposer que vous soyez hétérosexuel, lequel d’entre vous peut quitter cette assemblée, rencontrer un homosexuel, et s’attendre à ce qu’il puisse vous regarder dans les yeux sans crainte ni déférence, si vous venez de voter pour lui refuser la reconnaissance légale de ses relations intimes, que vous considérez comme allant de soi quand il s’agit des vôtres ?
Cet appel au test du regard, comme j’ai tendance à l’appeler, est devenu très puissant en Espagne. Il est associé à la notion de liberté, c’est-à-dire de vivre sans maître.
Dans ce pays, l’expression « aucune domination » est devenue une forme de slogan ; elle semble inspirer l’esprit des Espagnols et permet de mettre en place un certain nombre de politiques.
Lorsque Zapatero présenta pour la première fois sa proposition pour légaliser le mariage homosexuel, celle-ci ne rencontra que peu de soutien, même de la part du PSOE. Lorsqu’il l’a ensuite soumise au Parlement et qu’il a utilisé ses talents de persuasion, il a obtenu le soutien de 66 % de la population espagnole.
Je trouve cela remarquable ; après tout, l’Espagne est un pays très catholique ; pourtant, elle a montré l’exemple au reste du monde.
Cet exemple permet de se représenter ce qui est pour moi un idéal de leadership : non pas être réactif ou myope, mais diriger et rallier les gens à sa cause. Zapatero est démocratique en ce sens : il est clair sur ses idéaux. On m’a dit que lorsqu’il est devenu chef du parti et qu’il devenait possible pour lui d’accéder au poste de Premier ministre, il a lu beaucoup d’ouvrages de philosophie politique, pour réfléchir longuement à ce qu’il attendrait du gouvernement s’il était élu.
Simon KuperComment expliquer ces échecs des démocraties — et comment les institutions politiques européennes peuvent-elles les empêcher ?
Yolanda Díaz C’est là le débat de notre époque. Lorsque nous parlons de l’échec des démocraties, nous parlons d’une détérioration de long terme, qui concerne les intérêts liés à la citoyenneté.
Pour citer quelques chiffres, en Espagne, un jeune sur quatre défend aujourd’hui des projets autoritaires. En Europe, il s’agit d’un jeune sur cinq.
La question que nous devons nous poser est la suivante : que se passe-t-il donc en Europe alors que le continent a connu les fascismes et que nous pensions les avoir laissés derrière nous ?
Pour y répondre, je vais vous donner quelques chiffres. L’Europe compte aujourd’hui 93,2 millions de personnes pauvres et 25 % de travailleurs précaires.
Il y a quelques mois une très grande manifestation a été organisée à Budapest en faveur de la liberté et de la défense des droits des personnes LGTBIQ. J’étais présente à cette manifestation qui a rassemblé une foule immense ; elle avait d’abord été interdite par la police hongroise, mais l’événement a été maintenu.
Dans l’Europe du XXIe siècle, un tel événement a été interdit — et cependant la Commission européenne détourne le regard.
Dans les pays européens, les générations actuelles ont hérité de la démocratie de leurs parents et de leurs grands-parents. Ils ne se sont jamais battus pour elle.
Oleksandra Matviïtchouk
Les démocraties ne sont pas seulement un mécanisme formel. Il ne suffit pas d’aller voter tous les quatre ans ou tous les cinq ans pour les élections européennes. Ce que je défends, c’est un projet de démocratie qui apporte de la sécurité dans la vie des citoyens et des citoyennes de nos pays.
En Europe, la question que les jeunes doivent se poser est celle-ci : quelles sont leurs attentes vis-à-vis des démocraties européennes ?
Aujourd’hui, dans mon pays, les jeunes Européens souhaiteraient que nous leur offrions un avenir ; par exemple, que les problèmes de logements et de sécurité matérielle soient résolus. Les femmes espèrent que nous leur offrions la tranquillité et la sécurité face à une violence machiste insupportable — une violence qui n’est pas que celle de Trump, et que certains se permettent de nier sans que la Commission européenne ose les remettre en question.
Comment les démocraties prospèrent-elles ? En proposant des droits et en les garantissant ; en offrant des emplois dignes ; en garantissant le droit à un logement décent.
Aujourd’hui, où que l’on soit en Europe, les jeunes n’ont aucune garantie quant à leur avenir et deviennent ainsi la proie de l’extrême droite.
Simon Kuper Pour résoudre cette crise, faut-il une proposition qui soit, en un sens, centrée sur des problèmes domestiques — ou bien l’Union ne peut-elle appréhender ceux-ci que par une stratégie tournée vers son extérieur ?
Yolanda DíazLe projet européen se trouve à un carrefour. Non seulement l’Europe se trouve prise entre la politique de Washington et celle de la Chine, mais nous devons aussi formuler une proposition forte, autonome, indépendante, qui apporte la sécurité en termes de défense, mais aussi en termes de vie aux citoyens européens. C’était là le propos de Mario Draghi.
Si nous ne formulons pas une telle proposition, le recul sera de plus en plus important et les gens se détourneront encore plus des systèmes démocratiques. Bien sûr, ils se détourneront aussi du projet européen que je défends.
L’Europe doit se réveiller pour se doter d’un projet autonome. Mario Draghi a déclaré que l’Europe doit atteindre l’autonomie stratégique ; elle doit cependant l’atteindre non pas comme nous le faisons actuellement, mais en développant sa propre industrie par un projet autonome. C’est là, par exemple, le modèle d’Airbus. Dans ce modèle, nous apportons sécurité et stabilité aux entreprises et aux travailleurs européens.
À l’heure actuelle, parler de démocratie ne signifie pas seulement parler du type de société ou de gouvernement que nous voulons. Cela signifie aussi parler de sécurité.
Alain Berset
Que doit faire l’Europe ? Défendre son projet ; légiférer, par exemple, sur l’utilisation des algorithmes, non seulement pour le bien-être des travailleurs, mais aussi parce que les entreprises européennes sont touchées et discriminées par ceux-ci, comme par les grandes entreprises technologiques américaines. Un tel travail réglementaire est important à cause des barrières à l’entrée sur le marché, mais aussi parce que bon nombre des approches qu’adoptent les entreprises américaines en matière d’IA générative conditionnent aujourd’hui le développement des entreprises européennes.
Il est clair que si l’Europe n’agit pas en son nom propre, elle commettra une erreur historique.
Ceci étant dit, il faut commencer par résoudre les problèmes que nos citoyens rencontrent au quotidien. Sinon, il est évident que les projets autoritaires niant notre légitimité vont se multiplier ; or, à considérer les projets formulés dans nos différents pays, ce sont là des propositions réactives, qui ne se projettent pas dans l’avenir.
Nous n’offrons pas d’autre issue aux jeunes d’aujourd’hui que de mal vivre. Pour assurer la cohésion sociale et progresser en termes de démocratie forte, matérielle, et pas seulement formelle, nous avons besoin de termes appropriés à l’époque.
Le défi de l’urgence climatique dans une Europe qui, aujourd’hui, fait des pas en arrière, ainsi que celui de la société numérique, ne peuvent être abordés sans prendre en compte le monde du travail et les entreprises. L’Europe doit réagir, mais en résolvant les problèmes des gens. Sinon, les chiffres ne feront qu’empirer.
Pour être libre et appartenir à une démocratie, il fallait être capable de regarder les autres dans les yeux sans crainte ni déférence — en particulier ceux que l’on gouverne.
Philip Pettit
Aujourd’hui, la jeunesse voit comment la communauté internationale et le droit international, tant en Ukraine qu’en Palestine, ont volé en éclats. Ce droit est bafoué chaque jour en Ukraine et en Palestine, sous nos yeux ébahis. Nous ne sommes pas capables d’arrêter les deux guerres qui ont lieu aujourd’hui aux portes de l’Europe.
Il nous faut par conséquent établir un projet fort dans un sens radicalement démocratique. Par exemple, les grandes entreprises technologiques américaines doivent payer des impôts. La taxe Zucman doit être envisagée, car les gens perçoivent clairement qu’il y a une injustice fiscale en Europe.
Je pense que l’Europe que nous avons entrevue pendant la pandémie était une Europe qui accueille et protège ; elle ne commet pas les erreurs de l’ancienne Europe, celle du temps de la crise financière.
Simon Kuper Sur le territoire même de l’Union, plusieurs pays sont confrontés à la montée de l’extrême droite ; en France, elle pourrait arriver au pouvoir lors des prochaines élections présidentielles. Au Royaume-Uni, le parti Reform arrive aussi en tête des sondages. Face à la séduction de leurs discours, quel contre-récit proposer ?
Philip Pettit Il devient important que les dirigeants européens démocratiques adoptent une forme de leadership plutôt que d’être des suiveurs, en faisant preuve d’une unité d’intention, comme le font les autocrates.
Une telle unité d’intention est l’une des raisons pour lesquelles les discours d’extrême droite suscitent tant d’engouement dans les pays démocratiques. Bien sûr, les citoyens de ces pays n’ont pas fait l’expérience de vivre sous une autocratie, ce qui souvent leur donne des idées fausses à ce sujet.
Il est important que les dirigeants européens montrent ce qu’ils représentent en tant que démocrates, et créent leur propre histoire. Faute d’une telle histoire, d’autres prennent l’avantage : au Royaume-Uni, Nigel Farage arrive à davantage convaincre que n’importe quel autre dirigeant politique. Il renoue avec une idée quelque peu délaissée, celle de la liberté comme absence de domination — selon laquelle le gouvernement ne devrait pas être une force dominante.
L’idée populiste à laquelle Farage adhère, d’une certaine manière, est celle-ci : s’il est élu, lui ou son parti deviendront le porte-parole du peuple, et s’occuperont des problèmes que les démocraties ne semblent pas bien gérer actuellement — comme la migration, le changement climatique dans certains pays ainsi qu’Internet et les médias.
Aujourd’hui, la jeunesse voit comment la communauté internationale et le droit international, tant en Ukraine qu’en Palestine, ont volé en éclats. Ce droit est bafoué chaque jour en Ukraine et en Palestine, sous nos yeux ébahis.
Yolanda Díaz
Bien sûr, il est facile de soutenir que les gens devraient avoir leur mot à dire ; toutefois, ceux-ci ne pourront vraiment avoir un tel contrôle sur les événements que dans de rares cas : ils sont surtout dirigés par ceux qui expriment leurs idées et gagnent leur soutien.
Simon KuperVous constatez donc qu’à ce jour, aucune voix ne s’est faite entendre pour s’opposer de manière convaincante aux récits populistes. Pourquoi ce retard ?
Alain Berset Je pense que, dans l’ensemble, tout ce qui est lié aux problèmes que nous rencontrons avec la démocratie est lié au temps : les politiciens, mais aussi d’autres personnes, réagissent toujours à court terme et de manière réactive.
Sur le continent et dans le monde, nous assistons depuis quinze ans à une succession de crises : d’abord la crise financière, l’explosion des inégalités et du populisme ; puis la première phase de la guerre en Ukraine, en 2014, à laquelle, en revenant en arrière, on pourrait adjoindre la guerre en Géorgie ; enfin, la crise du multilatéralisme, à laquelle s’ajoutent celle du Covid, du climat — et l’invasion de grande échelle menée par la Russie depuis 2022.
Face à ces événements, notre attitude n’a été que réactive.
Dans cette succession de crises, dans cette sorte de tempête parfaite, il est impossible de former des perspectives à long terme. Il y a trente ans, l’avenir était prometteur pour les jeunes de vingt ans. Aujourd’hui, ils n’ont aucune idée de ce qui se passera dans cinq ans. Il est impossible de faire des projets et d’avoir une certaine stabilité.
C’est là une menace énorme pour la démocratie, car nous perdons le sens des projets à long terme et également, ce qui est une catastrophe pour la démocratie, le sens des frustrations qui peuvent se faire jour en son sein.
Lorsque vous perdez une élection, vous devez être sûr que vous serez de toute façon intégré d’une manière ou d’une autre dans les discussions futures, et que vous apporterez également votre soutien ; c’est là une façon d’accepter la frustration en échange de la perspective de peut-être remporter les élections dans cinq ou dix ans.
Si nous ne pensons que jusqu’à la semaine ou le jour suivant, et non jusqu’aux prochaines élections, nous perdons tout ce qui rend la démocratie possible.
La réponse aujourd’hui est de revenir, si possible, non pas à l’ancien monde, mais à un monde où nous pouvons développer des perspectives et une stabilité, notamment autour de la technologie.
Lors d’un sommet sur l’IA qui s’est tenu à Paris début février 2025, un dîner informel a été organisé à l’Élysée. Sam Altman étant présent, on lui a demandé : « Monsieur Altman, où en sera-t-on dans cinq ans avec l’intelligence artificielle ? » Sa réponse fut qu’il n’en avait aucune idée, car cinq ans représentaient une éternité.
Que tirer de cette réponse ? Comment concilier la crise, les changements technologiques et l’impossibilité de prédire ce qui va se passer avec des projets et des perspectives pour notre société ?
C’est exactement le point sur lequel nous devons nous concentrer.
Simon Kuper Cet effort doit-il passer par les États, les institutions interétatiques comme les Nations unies — ou bien la société civile ?
Oleksandra Matviïtchouk Je suis avocate spécialisée dans les droits de l’homme et je sais par expérience que lorsque l’on ne peut pas compter sur les instruments juridiques ni sur le système international de paix et de sécurité, on peut toujours compter sur les gens. Nous avons l’habitude de raisonner en termes d’États et d’organisations interétatiques, mais les gens ont un pouvoir bien plus grand qu’ils ne peuvent l’imaginer.
Permettez-moi de vous raconter une histoire tirée de notre base de données.
J’ai interviewé un jour le professeur de philosophie Ihor Kozlovskii, qui a passé sept cents jours en captivité en Russie ; avant cela, j’avais interviewé des centaines de personnes : elles m’ont raconté comment elles avaient été battues, violées, enfermées dans des caisses en bois ; on leur avait coupé les doigts, arraché les ongles, percé les ongles, infligé des décharges électriques à travers le bord ; en Italie, une femme m’a raconté comment son œil avait été crevé avec une cuillère, donc rien ne pouvait vraiment me surprendre.
Le professeur Ihor Kozlovskii a mentionné un détail qui n’avait aucune importance pour les preuves de crimes de guerre, mais qui m’a frappé. Il a décrit comment il avait été détenu à l’isolement dans une minuscule cellule au sous-sol, sans fenêtre, sans lumière, sans air frais. Elle était à peine ventilée ; pour continuer à entendre le son d’une voix humaine, le professeur a donné des cours de philosophie à lui-même, aux animaux nuisibles qui partageaient sa cellule.
Légalement, le professeur Ihor Kozlovskii est une victime parce qu’il a été enlevé, détenu illégalement, maintenu dans des conditions inhumaines. Il a été torturé si sévèrement qu’il a dû réapprendre à marcher ; mais il m’a dit que toute son expérience n’était pas une raison pour lui de se traiter et de se considérer comme une victime. Car le fondement de notre existence est la dignité, et non le statut de victime ; or la dignité est une action.
Nous ne sommes pas les otages des circonstances. Nous sommes les participants de ce processus historique. Et la dignité nous donne la force et le courage de poursuivre notre combat pour la démocratie et la liberté, même dans des conditions insupportables.
Si nous ne pensons que jusqu’à la semaine ou le jour suivant, et non jusqu’aux prochaines élections, nous perdons tout ce qui rend la démocratie possible.
Alain Berset
Simon KuperLe fossé qui sépare les différentes manières de vivre cette guerre me frappe : en-dehors de l’Union, en Ukraine et au Bélarus, les gens vivent des expériences existentielles de vie ou de mort. La différence entre la démocratie et l’autocratie est alors ressentie de manière physique. En Europe, nous nous accordons sur nos objectifs ne serait-ce que d’une façon vague ; mais sommes-nous prêts, pour notre part, à faire des sacrifices ?
Sviatlana TsikhanouskayaJe pense bien sûr que la lutte pour la démocratie dans les pays démocratiques et la lutte pour la démocratie dans les autocraties sont deux processus différents.
Au Bélarus, nous nous sacrifions beaucoup pour pouvoir obtenir les libertés dont les Européens jouissent tous les jours ; de notre point de vue, la démocratie est forte.
Les pays démocratiques ont mis en place des institutions qui peuvent vraiment fonctionner ; lorsque les citoyens du Bélarus, ou peut-être d’autres pays, constatent qu’il n’existe pas assez de volonté politique pour rendre ces institutions efficaces ou pour soutenir ceux qui souhaitent vraiment les défendre et lutter pour elles, ils en viennent à être déçus par le monde démocratique.
Par comparaison, les systèmes autocratiques offrent beaucoup plus de facilité : les décisions sociales sont prises par une seule personne. Il n’est pas nécessaire d’obtenir l’accord du peuple.
Je tiens à encourager non seulement les dirigeants, mais aussi les citoyens ordinaires à défendre la démocratie. Tout le monde doit s’investir pour elle. Les entreprises en sont responsables, comme les citoyens ordinaires : c’est avec leurs efforts que celle-ci pourrait revenir au Bélarus.
Nous savons où peut mener le fait de rester silencieux pendant qu’une personne s’accapare le pouvoir, jusqu’à ce que demander des libertés vous mène à être battu ou emprisonné. De nombreux exemples peuvent illustrer cette marche vers l’autocratie.
La propagande russe a empoisonné l’esprit des Européens ; ils promettent des solutions faciles à des questions difficiles, une vie meilleure en échange du sacrifice de valeurs. Si l’Europe perd ses valeurs, perd ce qu’elle a en propre, l’ennemi sera à sa porte.
On ne se rend pas compte d’un tel glissement, la transformation d’une démocratie en autocratie est presque invisible. D’abord les médias sont réprimés ; le lendemain, il est interdit de se rassembler pour défendre certains droits. Le jour d’après, on comprend qu’un pouvoir tyrannique ou autocratique est en place, et qu’il n’est plus possible de rien faire.
Il nous faut donc observer attentivement ce qui se passe et participer à la vie politique. Le droit de s’investir dans le monde démocratique est aussi celui des Européens, pas seulement celui des politiciens.
Simon Kuper Face aux autocraties, à quel point devons-nous être impitoyables ? Puisque la Russie lance des cyberattaques contre les États-Unis, devrions-nous lancer des cyberattaques contre la Russie ? Devons-nous restreindre la liberté d’expression des personnes qui sont peut-être financées par la Russie, ou qui soutiennent la Russie en étant financée par la Chine ?
Alain BersetJe pense que la manière la plus forte dont nous pouvons agir pour notre démocratie est d’agir de l’intérieur. Nous devons cesser de nous contenter d’observer ce qui se passe dans tous les pays.
Il est clair que nous devons réagir ; mais nous devons d’abord être forts pour nous-mêmes, car les menaces considérables qui pèsent actuellement sur les démocraties viennent de l’intérieur, et nous devons y faire face ensemble. C’est pourquoi le Conseil de l’Europe a proposé le projet du Nouveau pacte démocratique.
Nous devons certes apprendre à innover et à protéger la démocratie ; à ce titre, la Moldavie a conduit ces deux dernières années un travail impressionnant pour protéger les élections. Cependant, un tel travail ne suffit pas et, pour développer sur l’ingérence russe, nous avons connu en parallèle des élections moldaves des tentatives d’ingérence en Roumanie et en Pologne.
Nous devons nous attaquer à ce problème ensemble. Et c’est pourquoi nous préparons également une sorte de boîte à outils pour déterminer ce qui est légitime.
Poutine se moque ouvertement de la tentative de Trump d’arrêter cette guerre sanglante.
Oleksandra Matviïtchouk
Il n’est pas question de revenir à l’ancien monde : nous devons nous adapter à ce nouveau monde, ses flots d’informations et ses ingérences, mais pour protéger notre démocratie, et non seulement lutter contre les autres.
Nous devons faire une telle chose ensemble, sur ce grand continent. Cela implique tous les membres de la grande famille européenne, y compris le Royaume-Uni, la Turquie.
Nous n’avons cependant pas beaucoup de temps pour le faire. Nous devons agir maintenant ; si cela attend trois, quatre ou cinq ans, que faire alors si un groupe extrémiste prend le pouvoir dans un pays démocratique en régression, un pays lourdement armé ?
Simon KuperFaudrait-il à cette fin interdire de tels partis, comme cela a été envisagé en Allemagne pour Alternative für Deutschland ?
Alain BersetCette interdiction doit être fondée sur la loi et conforme à la Convention européenne des droits de l’homme et au droit international. Si cela est possible, il conviendrait de le faire.