L’année 2025 — celle d’un nouveau pape, celle où Trump a décidé de faire la guerre commerciale au monde et de rencontrer Poutine et où Israël et l’Iran, l’Inde et le Pakistan, la Thaïlande et le Cambodge se sont affrontés dans des conflits armés, celle où nous sommes désormais plus proches de 2050 que de 2000 et où le brainrot est entré dans nos vies — touche à sa fin.

Dans une année vertigineuse où les dernières règles du jeu semblent avoir sauté, qu’est-ce qui, au fond, a réellement changé ?

De l’IA à l’économie mondiale en passant par l’explosion de la Chine, le front ukrainien ou la monarchie en Amérique, nous vous proposons cette semaine une rétrospective sur les chiffres et les mots d’une année vertigineuse.

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Un regard superficiel sur la guerre d’Ukraine pourrait donner l’impression qu’en 2025 le conflit a été assez « statique ». Si la bataille de Pokrovsk et l’opération « Spider Web » ont surnagé, l’année aura été riche en évolutions tactiques, opératives et organisationnelles : la guerre continue de se transformer, par adaptation mutuelle des belligérants. Le trait de carte bouge peu, mais le conflit évolue et n’a plus grand-chose à voir avec la situation qui prévalait en février 2022.

En 2025, la ligne de front a peu évolué, même si la Russie est parvenue à avancer de manière assez continue dans le Donbass : en vérité, depuis l’investiture de Donald Trump, l’attention médiatique s’est considérablement reportée sur les enjeux diplomatiques.

Si on devait résumer l’année, on pourrait la caractériser par une pression et une avancée russe partout sur le front, mais sans rupture — sur fond d’intensification des frappes mutuelles dans la profondeur.

L’Ukraine plie mais ne rompt pas : elle rend coup pour coup sur le territoire adverse, s’adapte, innove, produit sous les bombes et compte ses amis.

Au sol, l’année aura été marquée par une offensive presque ininterrompue de la Russie qui, après un relatif ralentissement hivernal, aura aligné au printemps la force la plus importante depuis le début du conflit — plus de 600 000 hommes — pour attaquer presque partout, avec un effort principal dans le Donbass, globalement centré sur Pokrovsk.

Sur l’année, la Russie devrait avoir capturé environ 6000 km² de terres ukrainiennes, soit la superficie d’un département français comme l’Aube ou la Savoie. Cela représente 2500 km² de plus que ce qu’elle avait conquis en 2024. Aujourd’hui, Moscou contrôle ainsi environ 22 % du territoire ukrainien.

Certes, la Russie n’a toujours pas atteint le niveau de contrôle qu’elle avait avant août 2022 où ont débuté les contre-offensives ukrainiennes : cette vision « quantitative » de la traduction territoriale rend difficilement compte de l’évolution réelle du conflit, d’autant que la notion de contrôle tend à être très relative dans la zone de contact. 

Cet article se propose de synthétiser les dix tendances qui nous ont semblé « structurantes » en 2025 sur le plan militaire. Ces tendances ne prétendent pas à l’exhaustivité ; elles donneront au lecteur un panorama large, avec l’ambition de vulgariser les grands enjeux militaires du moment.

1 — Comme la ligne de contact a changé

Au-delà des chiffres de la conquête territoriale, le plus frappant aura été la poursuite de la mutation de la ligne de contact. C’est un des faits marquants de ce conflit, qui aura connu plusieurs « phases ».

En 2022, l’année avait été marquée par une grande fluidité : il s’agissait de combat blindé mécanisé moderne, avec une domination de l’artillerie et une manœuvre « en terrain connu », autour des pôles urbains, le long des axes de communication.

Le choix de l’armée russe de s’engager dans une fortification profonde de la ligne de front à l’hiver, après la culmination des capacités offensives initiales des deux camps, avait alors transformé le champ de bataille, qui était devenu moins propice à la manœuvre et plus dominé par des moyens classiques de contre-mobilité : tranchées, dents de dragons, fossés, mines et autres fortifications dans la profondeur.

En parallèle, les phases d’assaut urbain, très coûteuses, ont graduellement laissé la place à une approche indirecte de la part des Russes, via l’encerclement, la reconnaissance par l’infanterie et l’écrasement par l’artillerie — puis, à partir de l’automne 2023 par les bombes guidées de l’aviation sur des points névralgiques.

Amorcée au printemps 2024, la domination des drones sur la ligne de contact est maintenant un phénomène massif, abouti et total, qui a profondément transformé le champ de bataille.

Il est désormais devenu abusif de parler de « ligne de front », tant la situation est devenue différente : nous sommes à présent face à une zone de confrontation, sur les plus de 1250 km de front actif, d’une profondeur de 5 à 20 kilomètres, qui se présente sous la forme d’un damier de positions plus ou moins entremêlées.

Dans toute cette kill zone, les drones maintiennent une vigilance de tous les instants. Le temps de survie d’une cible mouvante, humain ou véhicule, hors de tout abri ou camouflage, se compte en minutes avant d’être attaqué d’abord par des essaims de drones, par des mortiers, puis le cas échéant par de l’artillerie lourde ou un autre moyen de feu indirect.

Plus que jamais, la guerre reste un duel de volonté aux ressorts profondément politiques.

Stéphane Audrand

Les notions de « deuxième échelon » et « d’arrière » sont devenues floues, tant les frappes dans la profondeur menacent en permanence toute unité qui serait trop visible 1.

Postes de commandement, dépôts de ravitaillement et hôpitaux de campagne doivent être camouflés, enterrés, dispersés et veiller à leur signature thermique ; les rotations sur le front sont longues, parfois plus de soixante jours en première ligne pour les fantassins ; le ravitaillement des postes isolés et l’évacuation des blessés ne peuvent se faire que de nuit et de plus en plus à l’aide de moyens robotisés.

La menace est permanente ; le repos est devenu presque impossible. 

Si les zones urbanisées jouent toujours un rôle important et que les carrefours routiers demeurent des objectifs clefs, le terrain n’est plus tenu de manière linéaire et les longues tranchées bien équipées tendent à se raréfier au profit de trous abritant deux à trois hommes.

Le conflit en Ukraine est d’abord le triomphe des capteurs et de leur mise en réseau. La détection est partout, et partout l’information, connectée, circule vers les effecteurs.

Le complexe « reconnaissance frappe » qui a émergé pendant la Seconde Guerre mondiale, d’abord en mer puis au sol, s’est démocratisé au point qu’il laisse très peu de place, au contact, pour la surprise dans la manœuvre. Les drones y sont centraux, mais leur taux d’échec est important (plus de 60 %) et il en faut souvent plusieurs dizaines pour neutraliser un véhicule lourd. Mortiers, mitrailleuses, mines et lance-grenades, qui ne produisent pas d’images, demeurent tout aussi cruciaux. 

La vaste kill zone oblige l’attaquant — la grande majorité du temps, il s’agit de la Russie — à exposer ses forces avant toute attaque et à consentir un niveau de pertes très élevé pour avancer. Cette avance se faisant dans un damier profond, intriqué et exposé au feu, elle ne peut être que graduelle, incrémentale, non linéaire, à base d’infiltrations et de micro-combats.

Une « percée » suivie d’une « exploitation » semble pour l’heure exclue, même s’il est possible que, la densité des troupes diminuant, une concentration même minimale finisse par porter ses fruits — notamment lorsque les conditions météorologiques se dégradent et que la déception a été bien pensée en amont 2

2 — L’attrition continue de part et d’autre

Cette situation d’extrême dangerosité de la zone de contact pour toute offensive serait propice à un apaisement des combats si s’opposaient deux forces souhaitant économiser leurs moyens et leurs effectifs — en espérant qu’une amélioration matérielle ou organisationnelle permettrait une reprise moins coûteuse des combats.

Ce n’est pas l’option choisie par la Russie qui a imposé, toute cette année, un tempo soutenu, sous la forme d’assauts permanents.

Derrière l’obstination à conquérir le Donbass pour matérialiser le « succès » de l’opération spéciale, il est vraisemblable que l’armée ukrainienne elle-même soit l’objectif central de l’offensive russe depuis au moins l’été 2024. Étant le centre de gravité de sa nation, l’armée ukrainienne connaît une réelle crise des effectifs que Moscou espère voir déboucher sur un effondrement militaire et sociétal.

Pour parvenir à cette fin, le commandement russe a décidé de consentir à un niveau de pertes très élevé, mettant en œuvre des tactiques éprouvantes pour une infanterie russe certes plus nombreuse qu’au début de la guerre et mieux formée que les recrues de fin 2022, mais au niveau d’instruction faible et disposant de peu de moyens pour échapper à la létalité du champ de bataille.

Il est relativement difficile d’avoir une idée précise des pertes de part et d’autre cette année, tant le sujet est matière à la désinformation et constitue, pour les deux camps, une donnée critique de l’effort de guerre.

En outre, la comptabilisation précise des pertes doit compter avec la « certitude d’une incertitude » : les deux appareils militaires sont sous pression et ont sans doute du mal à suivre la réalité d’un terrain fragmenté, où les hommes peuvent se retrouver coupés de leurs unités pendant de longues journées, voire des semaines. 

Si on veut donner au lecteur des ordres de grandeur approximatifs, on retiendra que la Russie pourrait avoir perdu entre 800 000 et 1 200 000 hommes, tués, blessés ou disparus en Ukraine depuis février 2022 dont environ 200 000 à 300 000 en 2025. Une proportion de 20 % à 25 % de tués ne serait pas exagérée vu la létalité de certaines attaques et le mauvais état du service de santé russe 3.

De son côté, l’Ukraine déplorerait entre 300 000 et 500 000 pertes, dont environ 15 % de tués. Cette moindre proportion s’expliquerait par une meilleure prise en charge des blessés et une plus grande attention à la vie humaine de la part de l’armée ukrainienne, malgré des conditions de combat sans cesse plus difficiles.

Les pertes civiles ukrainiennes, elles, seraient de l’ordre de 60 000 personnes, dont environ 15 000 tués. Plus de 5 310 000 réfugiés ont quitté l’Ukraine depuis 2022, majoritairement des femmes et des enfants, et leur installation durable dans les pays européens limitrophes met en péril les équilibres démographiques et économiques à long terme, ce qui participe également aux objectifs d’attrition russes.

En 2025, la Russie a maintenu son effort de recrutement et de formation, même si celui-ci a marqué le pas en toute fin d’année.

Enrôlant environ 30 000 hommes par mois, l’armée russe avait un objectif sur l’année de 343 000 recrutements, avec des primes d’engagement pouvant dépasser 24 000 euros — pourtant souvent « consommées » en achat de matériel militaire par les recrues ou en pots-de-vin pour obtenir des conditions d’affectation plus favorables.

Le pic semble avoir été atteint en octobre 2025 avec 38 000 recrutements — un nombre en recul comparé aux 41 000 d’octobre 2024. Il semble que les régions autonomes russes, en charge du recrutement, arrivent au bout de leur trésorerie, ce qui entraînera une diminution des primes de recrutement.

Sans être inépuisable, le réservoir de population russe permettra sans doute en 2026 un effort de recrutement similaire — environ 300 000 à 350 000 hommes — qui semble être le plateau de ce que l’armée russe peut absorber en termes d’effectifs sur un an.

La différence entre les pertes et les recrutements explique que l’armée russe aligne aujourd’hui des effectifs très supérieurs à ceux de février 2022. Celle-ci est devenue une force d’infanterie, soutenue par des drones, une artillerie résiduelle mais toujours puissante, et des chars anciens qui pratiquent le tir indirect.

L’armée russe pratique maintenant la rotation des troupes au sein des unités, après avoir en 2024 pratiqué la rotation des unités. Étant à l’offensive, elle peut choisir ses rotations et bénéficie d’une meilleure régénération pour ses forces.

Si les assauts sont menés avec brutalité et sans beaucoup de considération pour la vie humaine, la capacité de capitaliser sur l’expérience du combat s’est améliorée : la force russe est bien plus dangereuse qu’en 2022.

Le maître du Kremlin est moins pressé et moins prêt aux compromis qu’on ne l’a souvent pensé ; pourtant, les Ukrainiens ne sont ni aussi faibles, ni aussi condamnés qu’on a pu le croire.

Stéphane Audrand

En Ukraine, la situation des effectifs est moins bonne, et la question du recrutement est celle qui pèse le plus sur l’avenir de l’armée.

En début d’année 2025, les besoins étaient évalués à environ 300 000 recrues et conscrits, pour recompléter les effectifs, permettre des rotations et la reconstitution des réserves opératives. Toutefois, l’armée ukrainienne ne semble pas avoir recruté plus de 200 000 hommes cette année, ce qui reste considérable pour un pays qui a maintenant une population disponible quatre fois inférieure à celle de la Russie.

Il semble que la grande majorité des brigades ukrainiennes ne soit plus qu’à moitié des effectifs théoriques, parfois moins, ce qui pose de grosses questions en termes de cohésion des unités. Des efforts pour attirer les jeunes volontaires de 18 à 24 ans par des salaires élevés et des incitations n’ont débouché que sur moins de 2 000 dossiers, dont environ 500 recrutements effectifs en 2025.

C’est trop peu pour avoir une incidence : la question des effectifs reste la plus saillante pour Kiev. 

Le recours aux volontaires étrangers, pour les deux camps, semble une tendance inéluctable bien que d’ampleur limitée.

Si l’Ukraine a bénéficié d’un afflux assez modeste de volontaires étrangers, européens ou américains, la Russie s’efforce d’augmenter ses recrutements, principalement en Asie. Bien entendu, le pays a pu compter sur le corps expéditionnaire nord-coréen, qui aurait perdu plusieurs milliers d’hommes avant d’être retiré de la ligne de front.

Les difficultés ukrainiennes devraient perdurer en 2026, même si la robotisation et surtout les réorganisations en cours devraient permettre de limiter les pertes et d’améliorer l’efficience de l’outil militaire ; beaucoup dépendra de la capacité des « arrières » ukrainiens à tenir.

Cette capacité à tenir est étroitement corrélée aux frappes dans la profondeur — l’autre grand « théâtre » des opérations.

3 — La défense aérienne de l’Ukraine : comment tenir quand on n’a plus de missiles ?

La défense aérienne moderne repose largement depuis les années 1960 sur les missiles antiaériens, tirés par des plateformes terrestres fixes ou mobiles ou depuis des navires ou des avions.

L’Ukraine, héritière de l’Union soviétique à son indépendance, disposait d’une défense aérienne reposant largement sur des missiles sol-air. Nombreux et variés, ils étaient supposés en nombre suffisant pour repousser leurs cibles prévisibles, l’aviation et les missiles de croisière russes ; des efforts d’intégration avaient été faits avant 2022 et se sont poursuivis depuis.

De manière simplifiée, une défense aérienne est un système complexe, qui met en réseau des capteurs — radars principalement, mais aussi capteurs de signaux électroniques, détecteurs acoustiques ou simples vigies humaines — et des effecteurs — les missiles, quelques canons antiaériens et les avions de chasse. Cet ensemble est placé sous la direction d’un réseau de postes de commandement.

De la qualité de la mise en réseau, de sa réactivité et de sa capacité à détecter, classer et arbitrer la priorité d’engagement des cibles dépend le résultat final, qui peut s’avérer plus ou moins supérieur à la somme de ses parties — selon que la synergie est présente ou non.

D’emblée, l’Ukraine a été confrontée à un double défi : d’une part, des stocks de missiles de l’ère soviétique condamnés à se réduire car n’étant plus produits et peu disponibles sur les marchés internationaux, et d’autre part des systèmes occidentaux, livrés au compte-goutte, très hétérogènes dans leurs spécifications techniques, et qu’il fallait « intégrer » dans le système de défense aérienne national.

Faire dialoguer un radar soviétique de 1985 et un lance-missile américain de 1990 n’a rien d’évident, même si les Ukrainiens sont devenus des virtuoses dans l’art du « FrankenSam », la fusion des missiles et des capteurs des deux anciens blocs de la Guerre froide.

Un autre défi s’est néanmoins posé fin 2024 à l’Ukraine 4, auquel aucune défense aérienne n’avait vraiment songé avant ce conflit : celui de la perspective d’une pénurie de missiles. En introduisant en masse les drones Shahed iraniens puis leurs copies nationales Geran, les Russes ont multiplié d’abord par 10 puis par 100 le nombre de cibles à détecter, arbitrer et éventuellement engager.

Quelle que soit la valeur des cibles, qui peuvent justifier qu’on dépense un missile coûteux pour les protéger, sur le long terme aucun pays ne pourrait soutenir dans la durée une bataille des airs qui oppose des drones à 20 000 dollars et des missiles coûtant 50 à 100 fois ce prix.

À cette problématique des effecteurs s’est ajoutée celle des détecteurs. Avec des radars ciblés par les Russes et des drones volant bas et difficiles à détecter, l’Ukraine courait un sérieux risque de voir sa défense aérienne s’éroder durablement cette année.

Trois facteurs d’évolution majeurs sont venus compenser l’érosion de la « vieille DSA soviétique » :

  • L’entrée en service d’un nombre croissant d’avions de combat occidentaux F-16, Mirage 2000, concentrés sur les missions de défense aérienne — 1300 interceptions contre 300 frappes au sol enregistrées. Ces avions représentent maintenant plus de 80 % de l’activité des forces aériennes ukrainiennes ; ils sont vitaux pour engager les cibles à haute valeur comme les missiles de croisière. Du reste, et à cette fin, les stocks de missiles air-air occidentaux disponibles pour l’Ukraine sont importants, puisque l’avion piloté est le vecteur préféré au sein de l’OTAN pour la défense aérienne. 
  • La mise en place d’un réseau de détecteurs acoustiques qui complètent les radars et les autres moyens de détection. En moins d’un an, l’Ukraine a su construire un réseau colossal à base de composants très peu coûteux ; ce système, dit « Sky Fortress », met en œuvre environ 14 000 capteurs répartis sur le territoire, avec un coût par capteur allant de 400 à 1 000 dollars. L’ensemble du système, y compris son intégration informatique, coûterait moins cher que deux missiles Patriot — soit entre 8 et 20 millions de dollars. Ce réseau est connecté au réseau de distribution électrique national, est par nature très discret, utilise le réseau GSM civil en étant « noyé dans le trafic » et permet de détecter et de suivre les drones Geran avec une grande efficacité.
  • Enfin, le déploiement de drones intercepteurs de drones doit permettre de « traiter » les vagues de drones russes avec un effecteur qui soit efficient en termes de coût de production, ce qui permettra de réserver les missiles antiaériens aux cibles complexes : avions de combat, missiles balistiques et de croisière.

Cette adaptation de la défense aérienne ukrainienne « sous le feu » est remarquable. Très dépendante des livraisons occidentales et du soutien industriel et technique, elle repose aussi sur une capacité de production nationale en plein développement.

L’Ukraine ne se contente pourtant pas de se doter d’un bouclier : elle produit également l’épée, pour faire monter en gamme sa campagne de frappes dans la profondeur.

4 — Toiles d’araignées et Flamands roses

Au début du conflit, un certain nombre de voix, souvent pro-russes, s’élevaient contre toute idée d’une frappe ukrainienne sur le territoire russe, l’estimant à tort « sanctuarisé » par l’arme nucléaire : la Russie aurait pu impunément frapper chaque arpent de sa victime sans jamais risquer de représailles.

Cette crainte rhétorique a toutefois été rapidement dissipée : Vladimir Poutine sait que seules des circonstances extrêmes pourraient justifier — doctrinalement mais surtout politiquement — la rupture du tabou nucléaire. Les Ukrainiens ont donc frappé la Russie, d’abord dans la zone frontalière — puis de plus en plus profond.

Une limite sévère a toutefois été fixée par la plupart des pays occidentaux fournissant des armes : ne pas les utiliser pour frapper la profondeur du territoire russe. La peur de l’administration Biden d’une escalade nucléaire et, au-delà, d’une défaite russe brutale, a été au cœur de ce refus, qui fut long à se muer en acceptation — celle-ci ne concernant du reste que peu d’armes. L’Ukraine a donc décidé de développer ses capacités nationales de frappe dans la profondeur pour se faire justice elle-même.

Frapper l’ennemi dans la profondeur demande trois choses.

Le premier élément, le plus évident, est un effecteur : un vecteur capable d’aller loin dans le territoire adverse, avec de bonnes chances de ne pas être intercepté, capable d’emporter une charge assez précise et puissante pour produire un effet militaire. Ce vecteur doit être produit en nombre pour pouvoir produire un effet au-delà du coup politique.

Il est probable qu’en 2026, les officiels et conseillers autour de Vladimir Poutine continueront d’exacerber la rhétorique de la peur de l’atome — comme un outil de coercition de l’Europe.

Stéphane Audrand

Le deuxième élément, moins souvent cité, est constitué par les données de ciblage : il faut savoir quoi frapper, et à quel moment.

Même pour attaquer une raffinerie visible sur Google Maps, il importe de savoir où causer le maximum de dégâts ; mais les choses sont encore plus difficiles pour localiser un bunker de commandement ou un dépôt de munitions camouflé. Ces données de ciblage, par essence volatiles et très sensibles, sont délicates à obtenir et dépendent de la fusion de tous les types de renseignements — humain, spatial, électromagnétique, cyber, sources ouvertes, etc. Une partie est notoirement fournie par les Occidentaux et l’Ukraine développe ses capacités nationales d’obtention et d’analyse.

Frapper en profondeur demande enfin un plan : choisir ce qu’il faut frapper  dépend d’un raisonnement complexe qui tourne autour de l’état final recherché. Que veut-on faire à l’autre, quel aspect de son effort de guerre souhaite-t-on frapper ? Quelle faiblesse identifie-t-on comme systémique, c’est-à-dire de nature à, par son affaiblissement, entraver de manière radicale l’effort de guerre russe ?

Ce troisième élément explique que, pendant longtemps, l’Ukraine ait surtout frappé des cibles symboliques : ses moyens d’attaque, souvent des drones de taille moyenne, n’étaient ni assez nombreux, ni assez précis et puissants pour pouvoir infliger des dommages matériels ayant un impact systémique ; il était donc souhaitable d’en faire un usage politique, pour attaquer le narratif russe d’une Russie inviolable, pour humilier le régime de Vladimir Poutine — mais aussi pour éroder le tabou des frappes sur le territoire d’une puissance nucléaire qui aime à agiter l’atome comme élément de sa propagande.

L’opération Spider Web, lancée en juin 2025, a sans doute marqué l’acmé en même temps que le chant du cygne de ces opérations en profondeur.

Frapper les grandes bases des forces aériennes stratégiques russes fut très humiliant pour le Kremlin ; cependant, l’effet militaire n’a pas été aussi impressionnant que les premiers rapports le suggéraient ; ces attaques n’ont pas vraiment gêné sur le long terme les frappes russes contre l’Ukraine. Certes, la dizaine de bombardiers lourds détruits manquera durablement à la Russie, mais son effort continue d’augmenter.

L’opération contre les bases aériennes, très complexe, a demandé un important investissement humain sur le territoire russe, une grosse prise de risque et le déploiement de nombreux drones d’attaque de petite taille au plus près de leurs cibles : il s’agissait aussi là d’une frappe très symbolique.

À l’opposé, la création d’une force nombreuse de drones et de missiles, avec des portées et des charges utiles variées, mais de plus en plus importantes, constitue une évolution radicale de ce conflit.

L’Ukraine se dote ainsi de moyens de frappe qui répondent aux trois critères précités : « nombreux, précis, puissants », « dirigés par un ciblage adéquat » et « au service d’un plan » ; si le FP-5 Flamingo a été le plus médiatisé cette année, c’est bien tout un écosystème qui a été développé de manière rapide et incrémentale 5.

Le tableau présenté n’est pas exhaustif : l’écosystème industriel ukrainien produit d’autres modèles. C’est à la fois sa vertu et sa limite.

L’innovation foisonnante permet rapidement d’explorer des concepts ; toutefois, il faut s’assurer de pouvoir aligner une masse suffisante d’effecteurs pour une campagne de long terme. Comme cela a été constaté pendant la Seconde Guerre mondiale dans la production de chars ou d’avions de combat, multiplier les modèles est rarement efficace en termes d’optimisation des ressources, mais aussi d’efficience des organisations militaires.

Le « plan » actuel de l’Ukraine semble être de s’attaquer en masse au système de production, de raffinage, de transport et de distribution de produits pétroliers.

À bien des égards, le pétrole est le centre de gravité du pouvoir russe : c’est la source première de ses revenus en devises internationales, sa monnaie d’échange pour obtenir le soutien ou au moins le silence d’un certain nombre de pays ; il permet de faire tourner son économie et alimente son effort de guerre.

La cible est aussi opportune : réparer une raffinerie est long, complexe, et demande des technologies que fournissaient principalement les pays occidentaux — même si la Chine semble pouvoir substituer une partie des matériels requis et que le contournement des sanctions complète les manques. Il est bien possible aussi que l’Ukraine ait choisi cette option en se lassant d’attendre des sanctions internationales vraiment efficaces ; dans la mesure où une large partie du PIB mondial ne désapprouve pas formellement l’invasion russe, on peut même se demander si ces sanctions sont possibles.

La campagne ukrainienne de frappes dans la profondeur sera longue à produire des effets, notamment parce que la défense aérienne russe demeure forte, que les redondances industrielles sont importantes et que l’immensité du territoire russe complique le ciblage. Toutefois, il s’agit indéniablement d’une de ses meilleures options pour élever le coût de la guerre pour Moscou jusqu’au point du renoncement — à condition, dans l’intervalle, de résister à une campagne de frappes russes qui, elle aussi, monte en puissance.

5 — La campagne russe dans la profondeur s’amplifie grâce à la Chine

Il est important de rappeler que la production de drones russes Geran a connu une accélération spectaculaire cette année.

Renouant avec une pratique de la Seconde Guerre mondiale, la délocalisation des industries de guerre au-delà de l’Oural, la Russie a construit à Elabouga une usine qui lui permet désormais de produire environ 5 000  à 6 000 drones par mois ; cela représente donc 60 000 engins par an, qui sont quasiment tous lancés au fur et à mesure de leur production, sans constitution de stocks.

Il ne faudrait pas condamner l’Ukraine sous prétexte que la production russe est en hausse et dépasse la sienne : un conflit n’est pas déterminé par les nombres.

Stéphane Audrand

Au-delà des chiffres, le Geran-2 présente maintenant des améliorations notables, qui lui permettent de mieux résister à l’interception, par l’emport de caméras optiques, d’antennes résistantes au brouillage et sa capacité d’être en partie radiocontrôlé en vol — notamment via le réseau de GSM ou d’autres radiofréquences.

Cette production de drones en plein essor — la Russie semble viser plus de 10 000 engins par mois en 2026 — s’accompagne d’une production soutenue de missiles de croisière et balistiques « haut du spectre ». Alors qu’on pouvait espérer que les sanctions internationales finiraient par obérer la capacité de production russe de missiles complexes, le pays est parvenu, par substitution, contournement, autarcie et aide chinoise, à augmenter sa production au-delà des chiffres de 2021.Les commandes passées pour 2025-2026 semblent soutenables pour l’industrie russe :

La Russie sera sans doute en capacité de produire en 2026 environ 800 missiles de croisière — près de 70 par mois — et 700 missiles balistiques — soit environ 60 par mois. 

En conséquence de cet effort industriel très important, la capacité de la Russie dépasse de loin celle des pays européens, qui ne produisent pas de missiles balistiques conventionnels 6 et seulement quelques dizaines de missiles de croisière par an. Pour être interceptés, ces engins demanderaient la production d’environ 2 000 missiles sol-air ou air-air par an, loin de celle qu’on observe aujourd’hui en Europe 7.

Il faut noter que la Russie ne lance pas tous ces missiles contre l’Ukraine et constitue également des stocks. C’est là une tendance qui devrait nous préoccuper en Europe au plus haut point : en cas de conflit, ces armes, qui pour la plupart peuvent atteindre la profondeur de l’Union européenne, seraient disponibles en grand nombre.

Cette année, les frappes russes contre l’Ukraine ont continué de viser les infrastructures énergétiques, avec comme double conséquence de maintenir la pression sur la population civile et d’entraver l’effort de guerre 8 : en effet, tant l’industrie et les transports publics que l’armée sont dépendants d’une alimentation fonctionnelle en électricité.

Cette campagne se double d’une autre, systématique, de ciblage de bâtiments et infrastructures civiles, dont le seul objet semble être de terroriser la population, notamment pour s’assurer que les plus de 5 millions de réfugiés n’aient aucune velléité de retour. Enfin, la Russie s’est attaquée cette année à certaines infrastructures ferroviaires ainsi qu’à des centres de recrutement et de formation de l’armée, ce qui confirme qu’elle fait de l’attrition de l’armée ukrainienne un objectif stratégique.

Le point le plus saillant de ce décollage de la production russe est sans doute l’aide chinoise, dont il ne faut pas sous-estimer l’ampleur.

Certes, Pékin ne semble pas transférer d’armes complètes identifiables sur le champ de bataille ; mais en dehors de cette limite, l’industrie chinoise est mobilisée pour fournir massivement à la Russie tout ce dont elle a besoin et qu’elle ne peut obtenir par contournement des sanctions.

La Corée du Nord a également joué un grand rôle dans l’effort de guerre russe depuis deux ans, qui devrait se poursuivre, en transférant plus de neuf millions d’obus d’artillerie, des tubes et des canons 9. Même si les taux de défaut des munitions nord-coréennes semblent élevés, ces livraisons ont été cruciales pour alimenter l’effort de guerre.

La Russie ayant épuisé une partie des stocks militaires et ses réserves de devises pendant la période de montée en charge de son effort industriel, est maintenant de plus en plus à « flux tendus 10 » ; elle peut cependant compter sur une puissance manufacturière chinoise colossale et une Corée du Nord qui, sans doute, monnaie son soutien en échange de précieux transferts de technologies, peut-être balistiques et/ou nucléaires. 

6 — La Russie épuise certains de ses stocks

L’épuisement des stocks de l’ère soviétique est confirmé par de nombreuses sources.

Les Russes sont les héritiers du plus vaste stock militaire de l’histoire. Bien qu’une grande partie soit obsolète et en mauvais état, le plus gros effort fourni par l’industrie russe depuis 2022 aura été de puiser dans les bases de stockage des chars, des véhicules blindés, des missiles, des bombes et des armes légères produits avant 1991. 

C’est sur le segment des chars et des véhicules de combat blindés qu’il est le plus facile de trouver des informations en sources ouvertes : d’une part, l’état initial était connu avant guerre, notamment via les mécanismes de transparence du Traité sur les forces conventionnelles en Europe ; d’autre part, le stockage se faisait souvent à ciel ouvert, dans des bases que survolent les satellites civils dont la résolution est suffisante pour identifier un véhicule militaire.

La Russie a commencé la guerre avec un stock d’environ 7342 chars de combat 11 ; elle en a prélevé 4455 jusqu’à l’automne 2025, ce qui lui laisserait 2887 chars en stock.

Ce sont là des chiffres impressionnants, surtout si on tient compte du fait que l’armée française en aligne à peine 200. Toutefois il ne semble plus avoir, fin 2025, aucun char en état assez correct pour être remis en condition : il ne reste guère que des caisses rouillées, peu utilisables pour le reconditionnement.

Le fonctionnement de l’Ukraine n’est ni transposable à un autre pays européen, ni même viable en temps de paix : il repose sur des mécanismes d’économie de guerre « assistée » par ses soutiens.

Stéphane Audrand

Il n’est pas exagéré de dire que sur ce segment — certes moins critique que d’autres — l’industrie russe est à flux tendus et ne parvient pas, par ailleurs, à produire plus d’une centaine d’engins neufs par an. Cette quantité est suffisante pour reconstituer un stock face à l’OTAN, mais pas assez pour alimenter le conflit en Ukraine.

Les stocks de missiles anciens comme le SSC-1B 12 ou le Kh-22 13 semblent aussi être épuisés ou ne plus être utilisés ; cependant, la visibilité est moindre sur les stocks de bombes d’aviation et d’armes légères.

Ce dernier point est tout à fait crucial : la Russie est parvenue à lever en masse une infanterie correctement armée grâce à des stocks considérables de fusils d’assaut, mitrailleuses, mortiers d’infanterie, lance-grenades, lance-roquettes — plusieurs millions d’unités — et à une production nationale soutenue.

Du côté de l’Europe, ce segment de production est peu utilisé et peu valorisé en France : l’armée française ne devrait ainsi recevoir qu’un peu moins de 120 000 fusils d’assaut HK-416. Les stocks européens de ces armes se sont par ailleurs effondrés et, même si le modèle de force européen ne reposera plus sur de gros bataillons d’infanterie, un équilibre doit sans doute être retrouvé de ce côté — d’autant que les armes légères durent plus de quarante ans avant de devoir être renouvelées et que constituer des stocks n’est pas très coûteux.

Avant d’être une guerre de drones, la guerre d’Ukraine est d’abord une guerre de fantassins, qui doivent tous disposer d’un treillis, d’un casque, de chaussures et d’une arme à feu. Ce sont autant de sujets trop souvent négligés en Europe 14.

7 — L’industrie de défense ukrainienne connaît une mutation profonde

Dans un contexte de guerre longue d’attrition, la remarquable mobilisation de l’industrie de défense ukrainienne doit être soulignée.

Le pays partait de loin : fin 2022, la dépendance aux pays occidentaux pour les livraisons d’armes et de munitions neuves était quasi totale. Le pays avait perdu la zone industrielle de Marioupol, Kharkiv était sous les bombes et une bonne partie du bassin du Donbass était occupée.

Dès 2016, après avoir constaté que son appareil de défense était dans un état vulnérable et très dégradé, l’Ukraine a commencé à déménager certaines industries cruciales vers l’ouest du pays, même si le mouvement était loin d’être abouti en 2022 15 ; dans le même temps, des voies de collaboration avec l’OTAN étaient explorées, encore très timidement 16.

Depuis le début de la guerre, la mobilisation des hommes au front, l’exil de millions de personnes et la pression russe sur les infrastructures énergétiques, notamment par la capture de la centrale électrique de Zaporijjia, ont accentué encore la pression sur les « vieilles industries ».

Heureusement, l’Ukraine dispose d’une base industrielle et technologique de défense (BITD) très diversifiée et de grande capacité, qui produisait en 1991 environ 30 % des armes soviétiques 17. Le pays peut compter sur une solide culture industrielle et un niveau de formation très élevé de sa population ; il a su mobiliser à la fois l’écosystème innovant de la société civile et les anciennes industries centrales.

Dès la fin 2023, le report de l’attention sur les drones a permis au pays de compenser son déficit de munitions d’artillerie qui devenait crucial sur le champ de bataille.

Adaptés à la production décentralisée, les drones exploitent les ressources de la fabrication additive — via l’impression 3D —, en tirant profit de la récupération 18 et d’une itération en boucle très courte : il ne faut compter que de quelques jours à quelques semaines pour réaliser des ajustements logiciels ou matériels. Si les dépendances à la Chine étaient et sont toujours fortes, via les marketplaces, elles semblent se réduire 19 ; au cours de l’année écoulée, l’industrie du drone est parvenue à fournir l’armée ukrainienne plus de 10 millions d’engins de génération avancée, qui infligent maintenant plus de 60 % des pertes russes documentées 20

2025 fut aussi l’année du décollage des productions plus « conventionnelles » : l’Ukraine a mis en service le missile balistique Sapsan, relancé sa production d’obus d’artillerie de 152 mm 21 et annoncé des partenariats de plus en plus nombreux pour localiser la production de systèmes complets sur son sol 22. On estime que l’Ukraine produit actuellement environ 30 à 40 % des armements dont elle a besoin 23.

En conséquence de cet effort industriel, un nombre croissant de pays européens, incapables de fournir des productions nationales en quantité, préfèrent maintenant flécher une aide financière pour la production d’armes en Ukraine.

Avant d’être une guerre de drones, la guerre d’Ukraine est d’abord une guerre de fantassins, qui doivent tous disposer d’un treillis, d’un casque, de chaussures et d’une arme à feu.

Stéphane Audrand

Le rapprochement de la BITD ukrainienne et des BITD des États européens prendra du temps, notamment parce qu’il n’y a pas d’unanimité en Europe sur la crise ukrainienne. Si vingt-et-un États de l’Union, ainsi que la Norvège et le Royaume-Uni, ont signé des accords de coopération et de sécurité bilatéraux avec l’Ukraine, certains s’y refusent toujours, soit par neutralité, comme l’Autriche et Malte, soit par divergence de vue sur le conflit, comme en Hongrie et en Slovaquie.

Les accords bilatéraux déjà signés illustrent néanmoins la forte dynamique industrielle à l’œuvre en Europe 24. Dans la droite ligne de ces développements, le président Zelensky a déclaré cette année que sur certains segments pour lesquels les besoins de l’armée ukrainienne sont bien satisfaits, le pays pourrait envisager d’exporter des armes. 

Il y a toutefois des limites à ce « modèle ukrainien ».

Tout d’abord, le pays est toujours crucialement dépendant des financements et des garanties européennes pour équilibrer son budget et financer une partie de son effort de guerre ; le fonctionnement de l’Ukraine n’est donc ni transposable à un autre pays européen, ni même viable en temps de paix, car il repose sur des mécanismes d’économie de guerre « assistée » par ses soutiens.

En outre, l’Ukraine a considérablement libéralisé la production d’armes et réduit drastiquement la réglementation et les normes contrôlant ces productions et, plus largement, le droit du travail 25 ; du reste, les cycles d’innovation rapide, avec une boucle courte entre l’usine et le champ de bataille, ne sont possibles qu’en temps de conflit actif, tout comme la rentabilité de productions de masses « consommables » à coût unitaire très faible — les marges bénéficiaires étant d’autant plus petites.

Pour le dire simplement, il n’y a pas de modèle économique du drone consommable en temps de paix : plutôt que de dupliquer l’écosystème ukrainien en Europe ou de simplement le financer, il faudrait sans doute construire des capacités de production pérennes, même non rentables, sous la forme d’arsenaux de temps de paix.

Ces réserves ne doivent cependant pas diminuer l’importance et les mérites de cet effort de transformation considérable de l’appareil de production et de mobilisation de la société ukrainienne : celui-ci trouve son pendant dans la réorganisation des forces armées en 2025.

8 — L’armée ukrainienne se réorganise dans la douleur

L’effort industriel demeure fondamental dans tout conflit, mais il ne fait pas tout.

Il ne faudrait pas condamner l’Ukraine sous prétexte que la production russe est en hausse et dépasse la sienne : un conflit n’est pas déterminé par les nombres.

La guerre est par essence une opposition de nations et d’organisations ; si la domination matérielle et numérique compte, un mauvais emploi peut nuire profondément à l’effort de guerre.

Pour donner un exemple, l’échec initial de l’invasion de la Finlande par l’Union soviétique en 1940, malgré une supériorité matérielle écrasante, a bien montré que le nombre ne suffit pas à gagner ; si l’Armée rouge avait fini par prévaloir, c’est en réformant ses organisations et ses méthodes 26.

En 2021, le taux de standardisation de l’Ukraine avec l’OTAN n’était que de 19 %, contre plus de 80 % pour des pays comme la France, le Royaume-Uni ou l’Allemagne 27. Cette longue transformation devait passer par la formation d’un socle de sous-officiers bien plus compétents que dans l’ancien modèle soviétique et par le développement de doctrines et de modes opératoires plus proches de ceux des Occidentaux.

Lorsque survint en février 2022 l’invasion à grande échelle, l’armée ukrainienne était « au milieu du gué » et ses plans de réorganisation et de rapprochement avec les procédures et standards de l’OTAN couraient jusqu’en 2035.

Le pays disposait alors d’une armée « composite » : aux côtés de l’armée régulière, composée de conscrits, de réservistes et de militaires d’active, existaient des forces « parallèles » — forces terrestres de la Marine, brigades du ministère de l’Intérieur, forces territoriales et forces « paramilitaires » privées. Cette hétérogénéité favorisait émulation et innovation, mais entravait la standardisation et l’efficience des approvisionnements, en grande partie assurés par la société civile.

Ayant « grandi très vite » par le moyen d’une mobilisation massive, l’armée ukrainienne a fait face à des pénuries de personnel formé, dont une parmi les officiers d’état-major : ceux formés aux méthodes occidentales furent en effet promus à la tête des nouvelles brigades ou tués pendant la première année de combats. En conséquence de cette pénurie, un nombre important d’anciens officiers de l’ère soviétique furent rappelés, et avec eux un corpus doctrinal plus dirigiste et vertical.

En outre, le « pion de manœuvre » étant la brigade de 3000 hommes, l’expansion numérique de l’armée, qui dépasse les 130 brigades, a rendu coordination sur le champ de bataille problématique.

Il a fallu attendre le début de 2025 pour que soient organisés des corps d’armée.

Si la brigade demeure encore l’unité de base — les effectifs se situant maintenant plutôt autour de 1500 à 2000 hommes et 100 blindés ou armes lourdes —, les appuis donnés au niveau des corps d’armées — artillerie, défense aérienne, renseignement, guerre électronique, commandement, drones, unités spéciales — amènent ces organisations dans la fourchette théorique de 50 000 à 60 000 hommes, sans doute moins en pratique.

Depuis les premières annonces en février 2025, 18 corps ont été créés par l’Armée de terre, l’Armée de l’air (troupes aéroportées) et la Marine (troupes de Marine). Chaque corps est doté d’une brigade d’artillerie, d’une brigade « lourde » blindée ou mécanisée et de 5 à 7 brigades motorisées ou mécanisées 28. L’échelon du corps devient compétent à la fois pour la coordination sur le champ de bataille — qui a été un point noir dans la charnière 2024-2025 —, mais aussi le recrutement et la formation, le ravitaillement et la standardisation des brigades.

Les brigades, elles, continuent pour beaucoup de fonctionner comme des « entreprises » se faisant concurrence, avec une partie de leur matériel pouvant être acquis en fonction de leur « score » via des marketplaces et/ou par des financements privés et des collectes. Quant aux corps, ils permettent de mieux gérer les rotations et les relèves de brigade, tout en éloignant l’intervention directe de l’échelon politique central : c’est cette intervention qui avait abouti à l’usure extrême de certaines unités emblématiques comme la 47e brigade 29.

Le conflit en Ukraine est d’abord le triomphe des capteurs et de leur mise en réseau. La détection est partout, et partout l’information, connectée, circule vers les effecteurs.

Stéphane Audrand

La mise en place des corps d’armée sera une transformation longue et profonde, d’autant plus ardue que le pays manque d’officiers d’état-major 30. Il est significatif que la récente contre-attaque de Koupiansk qui a permis à l’Ukraine de reprendre le contrôle de la ville au moment même ou Moscou annonçait sa conquête a vu une communication centrée non pas sur les brigades, mais sur le 2e corps Khartiia de la Garde nationale 31.

Cette transformation sera cruciale pour améliorer l’efficacité de l’armée ukrainienne et lui permettre de durer face à l’armée russe pour que la guerre d’attrition, par des dommages localisés, ne suffise pas à provoquer un effondrement. 

Une telle mutation devrait être observée par tous les pays européens.

Aujourd’hui, aucun pays d’Europe n’est actuellement capable d’aligner un seul corps d’armée à l’échelon national 32 ; or cet échelon, aujourd’hui largement dépendant des États-Unis, est absolument crucial pour assurer la crédibilité de la défense collective en cas d’agression russe dans l’est de l’Europe.

Le temps est une donnée cruciale : il faut dix semaines pour former un fantassin, dix mois pour former une brigade, et dix ans pour un officier supérieur apte à la planification et à la conduite des opérations. Pour cette raison, former « suffisamment » d’officiers d’état-major, même réservistes, pour pouvoir armer les structures de commandement en cas d’expansion de l’outil militaire serait sans doute un investissement sage en Europe.

9 — Le retour de la guerre de course

La guerre d’Ukraine est une guerre essentiellement aéroterrestre. Pourtant, dans le droit fil de l’extension des frappes dans la profondeur, l’Ukraine a entrepris en 2025 de s’attaquer à la flotte « fantôme » qui transporte le pétrole russe et assure une grande partie des revenus affectés à l’effort de guerre.

Fin 2022, la flotte fantôme était composée d’environ 600 navires, dont 400 pétroliers. Elle atteignait 1400 navires fin 2024, 1800 navires fin 2024, dont près d’un millier de pétroliers 33. Le pavillon marchand russe ne représente que 26 % des pavillons de cette flotte, dont beaucoup de navires n’ont qu’un lien fictif avec le pays de leur pavillon — quand ils n’usurpent pas celui-ci — les plaçant en infraction au droit de la mer 34.

Cette infraction peut, selon les circonstances, faire de ces bateaux des cibles légitimes.

Il semble qu’en 2025 l’Ukraine ait pu, directement ou par l’intermédiaire de sympathisants, procéder à des attaques en Méditerranée de pétroliers au moyen de mines posées par des plongeurs 35 ; les événements ont toutefois été peu médiatisés et, à l’évidence, les modes d’action étaient encore balbutiants et peu adaptés.

Fin 2025, en mer Noire 36 et au large de Dakar, l’Ukraine a aussi mené d’autres attaques, cette fois par des drones de surface. Dans ces deux cas, le mode opératoire était le même : un pétrolier de la flotte fantôme, battant un pavillon de complaisance, était attaqué par des drones de surface ciblant la zone vulnérable du gouvernail et des hélices.

Les navires sont attaqués alors qu’ils sont à vide, ce qui limite les risques de marée noire 37. L’effet recherché semble être moins la destruction du navire que le retrait de l’armateur et des assureurs non russes ainsi que l’exposition du navire — forçant la Russie à en assumer le coût politique. Contraindre la Russie à donner son pavillon aux navires de sa flotte fantôme permettrait de mieux les identifier et de leur interdire les ports européens.

Le front ukrainien s’étend ainsi en mer — jusqu’à Dakar. Ces actions pour partie légitimes contre le commerce maritime pourraient cependant ne pas être sans conséquences : la prolifération des drones navals sera une tendance à surveiller en 2025.

Alors que les Houthis ont déjà utilisé de tels drones, l’escorte du commerce maritime légitime pourrait être de plus en plus compliquée dans les années à venir. Ici aussi, la guerre d’Ukraine joue le rôle d’un incubateur.

À plusieurs titres, ce conflit est un accélérateur de tendances : on peut le dire de ce qui se déroule sur le champ de bataille, du côté des développements technologiques — mais aussi de celui des idées et doctrines militaires.

10 — Un lent changement de vues sur l’arme nucléaire

L’arme nucléaire est au centre du conflit ukrainien : c’est là une réalité qu’il faut sans cesse rappeler. La guerre d’Ukraine est un conflit de l’âge nucléaire et ce seul point limite la portée des comparaisons historiques avec les précédents conflits mondiaux.

Bien entendu, l’arme nucléaire n’a pas été employée et on peut espérer qu’elle ne le sera pas ; pourtant, celle-ci est instrumentalisée et a une influence déterminante sur la conduite des événements.

Aujourd’hui, les frappes dans la profondeur menacent à tout moment toute unité qui serait trop visible. La menace est permanente ; le repos est devenu presque impossible. 

Stéphane Audrand

Dès l’automne 2021, alors que l’administration Biden commençait à communiquer sur les préparatifs russes d’invasion de l’Ukraine, l’arme nucléaire pesait, déjà, dans les comportements des différents acteurs.

On se demande beaucoup quel aurait été le comportement de la Russie si l’Ukraine avait été une puissance nucléaire ; mais l’on se demande moins quel aurait été le comportement des puissances occidentales si la Russie n’avait pas été une puissance nucléaire.

Quelques précédents permettent d’imaginer quelle aurait alors été la tournure du conflit : les réactions internationales à l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990 suggèrent que l’action militaire directe n’aurait pas été exclue.

Au lieu de cela, dès le début de la crise, les États-Unis ont tracé une ligne très claire : le territoire de l’OTAN serait sanctuarisé de toute menace par les mécanismes de défense collective dont la dissuasion nucléaire fait partie. Pour l’Ukraine en revanche, en grande partie par peur d’une escalade nucléaire, Joe Biden a rapidement déclaré que la Russie paierait le prix d’une agression éventuelle par des sanctions internationales, mais qu’aucun soldat américain ne serait engagé. 

Dès janvier 2022, le pouvoir russe, très tôt introduit son arsenal nucléaire dans la crise, construisant un narratif agressif pour sécuriser ses positions. Ce narratif ne fera que s’amplifier et marque le retour d’une rhétorique nucléaire agressive de la part de Moscou, qui existait déjà durant certaines phases de la Guerre froide.

Cette stratégie déclaratoire contraste bien entendu avec une relative retenue dans le signalement stratégique : la mise en alerte des forces stratégiques russes et l’appareillage de plusieurs SNLE a constitué le principal signal concret — et le plus important à ce jour — d’une modification effective de posture par la Russie.

En retour, le signalement des puissances nucléaires occidentales — dont l’appareillage simultané de trois SNLE français, fait inédit depuis la Guerre froide — a permis de démontrer la résolution de l’Alliance.

Celle-ci fut bien comprise par la Russie, de même que la détermination collective à protéger les territoires de l’OTAN : depuis 2022, malgré les rodomontades, Moscou s’est abstenue de toute action militaire directe contre l’Alliance, préférant user de sabotages et subversions. Sans dissuasion nucléaire occidentale, il est probable qu’elle aurait tenté d’entraver militairement les flux d’armes vers l’Ukraine. 

Depuis le début de la crise, les déclarations occidentales ont adopté une ligne commune qui n’a que peu varié jusqu’à l’arrivée de Donald Trump en 2025 : pour les trois puissances nucléaires de l’OTAN, il s’agissait d’être à la fois fermes sur la défense collective, mais aussi de refuser toute escalade verbale ou tout comportement irresponsable.

De même, les Occidentaux tendent à ignorer les déclarations des officiels russes autour de Vladimir Poutine, à les relativiser ou à les écarter comme peu significatives, tout en soulignant régulièrement que tout usage nucléaire de la part de la Russie en Ukraine pourrait avoir des conséquences très lourdes sur leur posture, notamment en cas de retombées radioactives sur un État de l’Alliance.

Cette retenue occidentale sur le plan nucléaire s’est accompagnée d’une forme d’inhibition sur le plan conventionnel, malgré des précédents historiques qui auraient pu conduire à un engagement plus direct au profit de l’Ukraine. Cette retenue semble en grande partie fondée sur une double peur américaine, liée à l’arme nucléaire.

Depuis 2022, les échanges qui ont filtré dans la presse montrent une administration Biden paralysée par une possible rupture du tabou nucléaire par Vladimir Poutine, mais aussi par les risques de prolifération et de déstabilisation qui seraient entraînés par une défaite russe sévère en Ukraine.

Cette crainte de l’ombre portée de l’arme nucléaire russe explique en grande partie les réticences américaines à l’accroissement qualitatif de l’aide militaire à l’Ukraine vers des segments perçus comme trop offensifs et la focalisation sur les sanctions au détriment de toute assistance militaire directe ; elle valide, post facto, l’instrumentalisation par la Russie de l’arme nucléaire à des fins de coercition.

Les exemples d’implication directe d’une puissance nucléaire contre une autre pendant la Guerre froide ne manquent pourtant pas : des pilotes et « conseillers » soviétiques en Corée et au Vietnam en passant par les troupes soviétiques en Égypte face à Israël, Moscou n’a jamais craint d’engager des moyens militaires de manière assez directe face aux Occidentaux 38. Il semble pourtant qu’en 2022 la capacité de la Russie de jouer sur la peur de l’arme nucléaire ait été un de ses plus grands succès.

Cette tendance se poursuit en 2025.

La révision de la doctrine nucléaire russe fin 2024 a marqué un tournant dans cette instrumentalisation de la peur.

Dans ce document, la Russie n’a certes pas révolutionné sa vision de l’emploi de l’arme nucléaire comme le réclamaient les partisans d’une ligne dure : celui-ci reste centré sur un usage dissuasif et défensif de l’arme nucléaire, dans des conditions extrêmes. Toutefois, la révision élargit les cas d’usage en étendant formellement au Bélarus la garantie de sécurité ; elle introduit aussi la notion de menace « critique », plus large que la vision « existentielle » du précédent document.

S’il faut parler d’escalade nucléaire depuis 2022, celle-ci est bien à l’initiative de la Russie. Si cette escalade est essentiellement rhétorique, il ne faut pas en sous-estimer l’impact ou les risques.

Comme nous l’avons développé, le cœur de la stratégie russe est d’instrumentaliser la peur de l’arme nucléaire en Europe, et en particulier dans les pays qui, comme l’Allemagne ou la Pologne, ne disposent pas de dissuasion nucléaire nationale indépendante.

Aujourd’hui, la position russe suggère aussi une forme d’ascension déclaratoire aux extrêmes. Une partie de son discours prépare indéniablement l’opinion russe à une éventuelle rupture du tabou, alors même qu’en Europe l’attitude contraire prévaut du côté des décideurs politiques.

Amorcée au printemps 2024, la domination des drones sur la ligne de contact est maintenant un phénomène massif, abouti et total, qui a profondément transformé le champ de bataille.

Stéphane Audrand

Le creusement de l’écart déclaratoire entre les puissances nucléaires est à ce titre très préoccupant.

Il pourrait, à terme, donner au pouvoir russe l’impression que l’usage de l’arme pourrait effectivement lui permettre de soumettre les Européens, surtout si la garantie de sécurité américaine était vacillante ou que les États-Unis se trouvaient accaparés par un autre conflit ou une crise interne.

C’est ainsi que l’on peut se demander si Vladimir Poutine, au soir de sa vie, résistera à la tentation d’utiliser la dernière carte qu’il n’a pas encore abattue, dans l’espoir de sauver son projet impérial.

S’y préparer, militairement mais aussi politiquement, semble être une question de bon sens.

Certes, depuis 2022, les exercices des forces nucléaires stratégiques russes, comme celles de leurs homologues occidentales, se poursuivent dans une routine fondamentalement rassurante — leur annulation serait paradoxalement le signe que « quelque chose » pourrait se préparer. Moscou va cependant plus loin en faisant de ces exercices non pas des opportunités de communication sur la crédibilité de sa dissuasion, mais de plus en plus des occasions de menacer.

En 1977, Jack Snyder nous mettait déjà en garde sur l’importance de ne pas analyser l’attitude soviétique à l’aune de notre propre culture stratégique 39 : il n’y a pas de théorie universelle de la dissuasion qui s’attache à l’arme nucléaire. Si la fin de la Guerre froide avait permis d’espérer l’élaboration d’une forme de « grammaire commune », force est de constater que ce n’est plus le cas.

Il est donc très probable qu’en 2026 les différents officiels et conseillers autour de Vladimir Poutine continueront d’exacerber cette rhétorique de la peur de l’atome comme outil de coercition de l’Europe. Y résister demandera un effort considérable et concret, combinant déclarations politiques, annonces capacitaires et évolutions doctrinales.

Compte tenu de la dérive actuelle du pouvoir américain, l’essentiel repose sur les deux puissances nucléaires européennes, la France et le Royaume-Uni, qui n’ont d’autre choix que d’œuvrer de concert pour la défense de l’espace européen, tout en faisant face à un climat de crise politique interne peu propice à cet effort dissuasif qui demande unité nationale et détermination politique.

Paradoxalement, c’est au pied du mur que la relation franco-britannique est toujours la plus forte et, à trop vouloir nous diviser en nous effrayant, les siloviki pourraient bien au contraire contribuer à une restauration de notre unité nationale, des deux côtés de la Manche, et au-delà en Europe.

Cette unité ne peut cependant être restaurée qu’à condition que les bons signaux soient envoyés et que nous ne craignions pas de refaire de l’arme nucléaire — aux côtés de forces conventionnelles renouvelées — le pilier d’une stratégie dissuasive des démocraties européennes. À cette fin, des options existent pour les deux membres de l’Entente cordiale, placés par les hasards de l’histoire en garants ultimes du continent 40.

Comme toujours dans les conflits, il est extrêmement difficile de prévoir l’évolution d’une confrontation majeure. Les dynamiques d’adaptation mutuelle sont très fortes entre l’Ukraine et la Russie, et les deux pays considèrent cette guerre comme existentielle.

Pour la nation ukrainienne, sa survie est en jeu.

Pour Vladimir Poutine, il s’agit plutôt de la survie idéologique de son régime et de son grand projet de restauration impériale.

Le maître du Kremlin est moins pressé, moins fragile et moins prêt aux compromis qu’on ne l’a souvent pensé, pourtant, les Ukrainiens ne sont ni aussi faibles, ni aussi condamnés qu’on a pu le croire. Les deux camps sont, pour l’heure, engagés dans une spirale tragique de destruction industrielle dont il est difficile de savoir si elle aboutira à la victoire de l’agresseur ou à la survie de l’agressé.

Une chose est sûre : une grande partie de l’avenir de l’Ukraine — et de l’avenir de la sécurité en Europe, se joue dans notre capacité collective à mobiliser les démocraties européennes pour faire face au retour des Empires qui veulent broyer les aspirations démocratiques.

Comme le disait Donald Tusk le 18 décembre, l’Europe peut choisir de payer « en argent aujourd’hui ou en sang demain ».

Plus que jamais, la guerre reste un duel de volonté aux ressorts profondément politiques.

Sources
  1. Voir à ce titre les propos de l’analyste militaire et officier de réserve des forces de défense israéliennes Yigan Levin : Yigan Levin, X, 16 décembre 2025.
  2. Stéphane Audrand, « Blocages et déblocages : le bel avenir de la manœuvre », DSI Hors Série, 2025.
  3. Du point de vue des équipements, l’armée russe aurait perdu plus de 10 000 véhicules de combat, dont plus de 3000 chars, ainsi qu’environ 250 avions et hélicoptères et une dizaine de navires de guerre.
  4. Ce problème s’est exacerbé au cours de l’année 2025.
  5. Oleksandr Yan, « From Kalibr to Kinzhal : How Much Do Russian Missiles Really Cost ? », Militarnyi, 23 octobre 2025.
  6. Il existe un projet français mené par Ariane Group, bien avancé, et un projet germano-britannique, encore très théorique.
  7. Par exemple, MBDA a une commande pluriannuelle de 1000 Aster : « MBDA accelerates production of Aster missiles and delivers first batch since effort began », 1er août 2025.
  8. Ukraine : Energy infrastructure attacks – Updated outlook and impact during the 2024–2025 cold season, ACAPS, 19 février 2025.
  9. Unlawful Military Cooperation including Arms Transfers between North Korea and Russia, Multilateral Sanctions Monitoring Team, 29 mai 2025.
  10. The Russian economy in 2025, Atlantic Council, décembre 2025.
  11. Dylan Malyasov, « OSINT data shows Russia’s tank reserves shrinking but far from exhausted », 8 octobre 2025.
  12. Thomas Newdick, « Russia Now Using Giant Soviet-Era Ground-Launched Anti-Ship Missile To Attack Ukraine », TWZ, 19 janvier 2024.
  13. Thomas Newdick, Howard Altman, « Russian Cruise Missile Strikes Ukrainian-Controlled Black Sea Drilling Platform », TWZ, 10 juin 2025.
  14. Vor à ce titre l’article de Michel Goya sur sa page personnelle, le 20 août 2025.
  15. Isabelle Facon, Reforming Ukrainian Defense : No Shortage of Challenges, IFRI, mai 2017.
  16. NATO-Ukraine Joint Working Groupe on Defense, OTAN, décembre 2016.
  17. Jan Joel Andersson, Ondrej Ditrych, « Made in Ukraine. How the EU can support Ukrainian defence production », European Union Institute for Security Studies, avril 2024.
  18. En particulier pour les explosifs.
  19. Robert Tollast, « Drones : Decoupling Supply Chains from China », Royal United Services Institute for Defence and Security, novembre 2025.
  20. Olena Bilousova, Kateryna Okkhovyk et Lucas Risinger, « From the battlefield to the future of warfare : harnessing Ukraine’s drone innovations to advance U.S. military capabilities », Kyiv School of Economics Institute, 2025.
  21. « Ukraine to Receive 120,000 152 mm Artillery Shells From UK-led International Fund », Global Defense News, 27 août 2025.
  22. Andrii Haladei, « Ukrainian manufacturer of light armoured vehicles to produce equipment jointly with Spanish companies », Ukrainska Pravda, 21 novembre 2025.
  23. Leo Litra, « Defence Co-production of Ukraine : from wartime necessity to strategic industry », New Europe Center, septembre 2025.
  24. Daniel Fiott, « Integrated Arsenals ? Mapping Defence Industrial Relations Between Europe and Ukraine », Armament Industry Research Group, décembre 2024.
  25. Sergii Venediktov, « The Impact of the Armed Conflict on Labour Law : The Case of Ukraine », Access to Justice in Eastern Europe, 6(4), novembre 2023.
  26. Major Carl A. Quist, The Winter War (1939-1940) : An Analysis of Soviet Adaptation United States Marine Corps, 2020.
  27. Alyona Getmanchuk, Marianna Fakhurdinova, Ukraine and Nato Standards : Progress under Zelenskyy’s presidency, New Europe Center/Black Sea Trust for Regional Cooperation, avril 2021.
  28. Hlib Parnofov, « Ukraine’s Military Transitioning to Corps-Based Command Structure », Jamestown, 24 novembre 2025.
  29. Tim Zadoroshnyy, « Ukraine’s General Staff responds after accusations of ‘stupid objectives’ from 47th Brigade battalion commander », The Kyiv Independent, 18 mai 2025.
  30. L’excellent système de C2 Delta compense pour partie cette pénurie. Voir Mark Hvizda et al., Dispersed, Disguised, and Degradable : The Implications of the Fighting in Ukraine for Future U.S.-Involved Conflicts, RAND Corporation, 2025.
  31. Oleksandra Baschenko, « Ukraine regains ground near Kupiansk, controls almost 90 % of the city, army chief says », RBC-Ukraine, 17 décembre 2025.
  32. Guillaume Garnier, Le corps d’armée, nouvel étalon de puissance pour les forces terrestres, IFRI, 29 avril 2025.
  33. Max Lin, « Shadow fleet expands to maintain sanctioned oil flows », S&P Global, 3 septembre 2025.
  34. En 2025 les pavillons de cette flotte fantôme se répartissaient comme suit : Russie 26 %, Panama 24 %, Barbade 19 %, Gabon 6 %, Guinée équatoriale 5 %, Honduras 3 %. Autres 17 %.
  35. « Tanker explosion in the Mediterranean raises concerns », Safety4Sea, 1er juillet 2025.
  36. Kosta Gak, Caitlin Danaher, Catherine Nicholls, « Ukraine says it struck Russian shadow fleet oil tanker in Black Sea », CNN, 1à décembre 2025.
  37. « Ukraine reportedly attacks tanker carrying Russian oil off Senegal », DefenceWeb, 1er décembre 2025.
  38. D’un autre côté, le conflit direct entre la Chine et l’Union soviétique en 1969 fit plusieurs milliers de morts.
  39. Jack L. Snyder, « The Soviet Strategic Culture : Implications for Limited Nuclear Operations », RAND Corporation, 1977.
  40. Emmanuelle Maitre, Étienne Marcuz, « Dimension européenne de la dissuasion : des pistes de coopération », Fondation pour la Recherche Stratégique, 16 septembre 2025.