L’année 2025 — celle d’un nouveau pape, celle où Trump a décidé de faire la guerre commerciale au monde et de rencontrer Poutine et où Israël et l’Iran, l’Inde et le Pakistan, la Thaïlande et le Cambodge se sont affrontés dans des conflits armés, celle où nous sommes désormais plus proches de 2050 que de 2000 et où le brainrot est entré dans nos vies — touche à sa fin.

Dans une année vertigineuse où les dernières règles du jeu semblent avoir sauté, qu’est-ce qui, au fond, a réellement changé ?

De l’IA à l’économie mondiale en passant par l’explosion de la Chine, le front ukrainien ou la monarchie en Amérique, nous vous proposons cette semaine une rétrospective sur les chiffres et les mots d’une année vertigineuse.

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L’année 2025 a débuté avec un article de Peter Thiel affirmant que le retour de Donald Trump à la Maison Blanche augurait « l’apocalypse de l’Ancien Régime ». Selon le cofondateur de PayPal et Palantir, l’élection de Joe Biden en 2020 n’avait représenté qu’une « aberration », c’est-à-dire une « action de l’arrière-garde d’un régime en difficulté » qui avait échoué.

Le retour de Trump avait donc sanctionné la victoire définitive d’Internet dans la guerre contre ce qu’il appelle l’Ancien Régime.

L’article de Thiel, truffé de fantasmes complotistes sur la mort de John F. Kennedy ou l’origine du Covid, plaçait de manière surprenante au centre du débat public le concept d’apocalypse, compris par l’entrepreneur de la Silicon Valley dans son sens étymologique de « révélation ».

La surprise était toutefois relative pour ceux qui suivaient attentivement les aventures et les élucubrations de Thiel.

En effet, l’apocalypse est depuis longtemps devenue l’obsession de cet homme d’affaires parmi les plus riches du monde, qui exerce une influence directe sur l’administration américaine notamment en raison de ses relations étroites avec le vice-président J. D. Vance. 

Au cours de ces dernières années, Thiel a consacré de nombreuses conférences, colloques et textes à l’apocalypse et à deux autres catégories théologiques étroitement liées, celles de l’Antéchrist et du katechon.

Dès 2011, un article qu’il écrit pour la National Review s’ouvrait par une citation de l’Apocalypse de Jean. Dans cet article, Thiel affirmait que le monde se trouvait dans une période de stagnation technologique.

Plus récemment, en octobre 2024, il a accordé une longue interview sur ces thèmes à Peter Robinson pour le podcast Uncommon Knowledge de la Hoover Institution.

Un an plus tard, entre septembre et octobre 2025, Thiel a donné une série de quatre conférences à huis clos sur le thème de l’Antéchrist lors d’un événement organisé par l’association ACTS 17 — Acknowledging Christ in Technology and Society de San Francisco.

Face à la vision apocalyptique qu’elle a de la société actuelle — dominée par un prétendu libéralisme totalitaire — l’extrême droite propose un « survivalisme suprémaciste ».

Steven Forti

Entre de fréquentes références à la Bible, aux séries télévisées et aux jeux vidéo, mais aussi à la littérature — en premier lieu, Le Seigneur des anneaux de J. R. R. Tolkien, d’où est tiré le nom de son entreprise Palantir —, la thèse sous-jacente de Thiel est que nous nous rapprocherions de plus en plus de l’apocalypse, c’est-à-dire du risque d’extinction de l’humanité à cause d’une troisième guerre mondiale nucléaire, du changement climatique ou de nouvelles pandémies. 

Selon l’entrepreneur de la Silicon Valley, la peur de l’apocalypse pourrait conduire à l’apparition d’« un roi maléfique, un tyran ou un Antéchrist qui apparaît à la fin des temps », ce qui serait encore pire que l’apocalypse elle-même. L’Antéchrist serait représenté par une figure ou des idées qui uniraient le monde, le séduisant avec de fausses perspectives de paix et de sécurité. 

Dans l’Europe actuelle, ces fausses perspectives seraient « l’écologie, la charia et l’État communiste totalitaire ».

Selon Thiel, l’écologie est la plus forte de ces idées — il en vient à imaginer que l’Antéchrist pourrait être incarné par Greta Thunberg ; avec Eliezer Yudkowsky, chercheur pionnier en intelligence artificielle et aujourd’hui l’un des plus grands détracteurs de son développement, Greta Thunberg représenterait également les positions « luddites » qui prétendent en finir avec la science.

La seule chose qui peut empêcher l’arrivée de l’Antéchrist et freiner la violence qui conduit à l’apocalypse est le katechon, terme grec que l’on pourrait traduire par « ce qui retient ». Pendant la guerre froide ce katechon aurait été représenté par l’anticommunisme.

Il est bien connu que les références bibliques ont donné lieu à d’innombrables interprétations, parfois même contradictoires ou opposées : au sein de la Bible, un texte prophétique comme l’Apocalypse de Jean exacerbe encore ce phénomène, en reprenant la vision des quatre bêtes du Livre de Daniel de l’Ancien Testament.

Les réflexions de Thiel sont plutôt dues, pour l’essentiel, à l’influence de trois intellectuels anti-rationalistes et fortement critiques à l’égard de la modernité et des Lumières : Leo Strauss, René Girard et Carl Schmitt. On pourrait ajouter à ce triptyque le théologien britannique John Henry Newman (1801-1890), auteur de quatre sermons sur l’Antéchrist, et le néoréactionnaire américain Curtis Yarvin (1973- ). 

Aux idées du philosophe politique conservateur germano-américain Leo Strauss (1899-1973), le cofondateur de Palantir a même consacré un essai, The Straussian Moment (2007), dans lequel il part du principe qu’après le 11 septembre 2001, l’idée de l’homo oeconomicus n’était plus possible. Il importerait alors de repenser la politique moderne en se posant à nouveau de grandes questions sur la nature humaine — comme à l’époque prémoderne. 

Strauss a été très influencé par le philosophe, juriste et théoricien politique allemand Carl Schmitt (1888-1985), critique acharné du parlementarisme et théoricien du Führerprinzip dans l’Allemagne nazie. De Schmitt, Thiel a principalement repris la notion de théologie politique et la distinction entre ami et ennemi qui transforme la politique en une lutte eschatologique.

Avant Thiel, Schmitt avait déjà utilisé politiquement les catégories de l’Antéchrist — représenté selon lui par Proudhon et Bakounine — et du katechon, personnifié par l’Empire chrétien. Il considérait également le libéralisme comme responsable à la fois de l’anomie et du nihilisme, auxquels il fallait opposer le décisionnisme et une représentation authentique telle que celle modelée par le catholicisme romain.

Thiel a enfin été fortement influencé par la théorie mimétique du philosophe et anthropologue français René Girard (1923-2015), qu’il a rencontré pendant ses études à Stanford. Selon Girard, le désir humain procède du mimétisme, ce qui entraîne rivalité, conflit et violence : jusqu’à l’arrivée du Christ, cette situation était résolue par le mécanisme du bouc émissaire.

Ce cercle se referme avec l’influence qu’eurent sur le futur entrepreneur de la Silicon Valley une série de textes sur Schmitt écrits par un disciple de Girard : le théologien autrichien Wolfgang Palaver.

À ce contexte qui renvoie à la pensée conservatrice anti-Lumières — avec une forte connotation chrétienne — il faut également, pour comprendre le concept d’apocalypse chez Thiel, prendre en considération sa vision accélérationniste et transhumaniste. 

Thiel est extrêmement ambivalent sur ce point — peut-être volontairement. Comme son maître à penser Leo Strauss, il pourrait pratiquer une « écriture entre les lignes » que seuls certains peuvent comprendre.

Le cofondateur de Palantir considère ainsi la technologie à la fois comme le moteur du changement social et comme une arme à double tranchant — qui pourrait même provoquer l’apocalypse. Si Thiel méprise les positions qu’il qualifie de luddites, il juge en même temps ambiguës les thèses accélérationnistes avancées par Nick Land (1962- ), tout en considérant comme naïves les positions techno-optimistes de Marc Andreessen, un autre entrepreneur de la Silicon Valley.

L’influence des idées de Curtis Yarvin, en revanche, est évidente chez Thiel, tant en ce qui concerne la volonté de dépasser la démocratie libérale que la défense d’options néocaméralistes efficientes, la critique impitoyable du multiculturalisme ou celles des politiques de diversité, d’équité et d’inclusion. Contre ces dernières, Thiel a écrit un livre dès les années 1990, lors de ses études à l’université.

Selon Pieter Thiel, la peur de l’apocalypse pourrait conduire à l’apparition d’« un roi maléfique, un tyran ou un Antéchrist qui apparaît à la fin des temps »

Steven Forti

Cette affinité avec l’essayiste néoréactionnaire est aussi le fruit d’une amitié qui a débuté au début des années 2010 : non seulement Thiel, avec Andreessen et d’autres entrepreneurs de la Silicon Valley, a financé un projet raté de Yarvin visant à créer une « république numérique », mais le cofondateur de Palantir a fait de son ami un intellectuel de référence du mouvement trumpiste — en particulier de J. D. Vance.

Les thèses de Thiel trouvent cependant un écho bien au-delà des cercles restreints des techno-césaristes de la Silicon Valley

Fin 2023, le président argentin Javier Milei avait qualifié le pape François Jorge María Bergoglio d’Antéchrist et de représentant du « mal sur terre » — avant de rencontrer le pape argentin. 

La rhétorique enflammée de Milei est truffée de références à la Bible et même à la Torah : parmi celles-ci, on retiendra notamment celle des « forces du ciel », devenue le slogan de sa campagne électorale, puis, fin 2024, d’un groupe axé sur la bataille culturelle au sein de son parti, La Libertad Avanza. Ces « fuerzas del Cielo » seraient une sorte de katechon face au véritable Antéchrist, incarné par le socialisme.

De même, Alexandre Douguine (1962- ), très influencé par le traditionalisme de Julius Evola et les membres de la Révolution culturelle allemande comme Schmitt, reprend le concept de katechon dans le cadre de ses écrits sur la géopolitique et « l’eurasisme ». 

Selon Douguine, la Russie, considérée comme la Troisième Rome, représenterait le katechon : en menant la bataille contre le mondialisme libéral occidental, elle freinerait l’arrivée de l’Antéchrist et l’apocalypse. Cette thèse est reprise de manière similaire par l’essayiste italien Diego Fusaro (1983- ), qui vante la Russie poutinienne comme rempart contre l’impérialisme américain.

Ce point doit nous amener à souligner les similitudes entre la pensée de Thiel et celle d’une série de penseurs conservateurs post-libéraux à la foi chrétienne affirmée, tels que Patrick J. Deneen (1964- ) ou Adrian Vermeule (1965- ), qui soutiennent, dans la lignée de Schmitt, que le libéralisme a sapé les freins qui modéraient le pouvoir de l’État et l’anomie sociale.

Ces idées se retrouvent aussi ailleurs, comme chez le promoteur du réseau NatCon, Yoram Hazony (1964- ) — et, avec quelques nuances, dans les milieux évangéliques, chrétiens et sionistes juifs obsédés depuis longtemps par l’apocalypse, comme en témoignent leurs récits messianiques et millénaristes. Le même thème se retrouve d’ailleurs dans les fantasmes complotistes, à commencer par ceux de Q-Anon.

Comme l’ont souligné Naomi Klein et Astra Taylor, la collapsologie semble être un élément commun à la coalition hétérogène des partisans de Trump. 

Face à la vision apocalyptique qu’elle a de la société actuelle — dominée par un prétendu libéralisme totalitaire — et d’un avenir marqué par la fin possible du monde, l’extrême droite propose un mélange de « survivalisme suprémaciste » qui peut se décliner aussi bien dans un sens religieux qu’identitaire ou accélérationniste. 

Il n’est donc pas surprenant que l’année 2025 se soit déroulée à l’ombre d’un article de l’un des hommes les plus riches du monde, axé sur ce concept de la fin des temps.

Un mois après avoir pris ses fonctions pour son deuxième mandat à la présidence des États-Unis, Donald Trump a publié sur Truth Social une image générée par l’intelligence artificielle dans laquelle il arborait une couronne dorée à côté de la phrase « Long Live to the King ! ». 

Début mai, le président américain a de nouveau suscité la polémique en se présentant, vêtu d’une soutane blanche, d’une mitre et d’une croix dorée, comme un pape. 

Quelques jours auparavant, lors des funérailles de François à Rome, il avait d’ailleurs déclaré qu’il aimerait être pape : « Ce serait mon premier choix. »

En octobre 2025, enfin, Trump a publié une nouvelle vidéo générée par l’IA dans laquelle, coiffé d’une couronne, il pilotait un avion de chasse et déversait des excréments sur des manifestants protestant contre la dérive autocratique de son gouvernement lors de la journée « No Kings ».

L’insistance de Trump à se présenter comme un roi ne doit pas être seulement comprise comme un exemple supplémentaire du style transgressif du président américain.

Elle ne peut non plus être comprise comme l’expression d’un délire de grandeur pathologique ou comme une tactique visant, selon les termes de Steve Bannon, à « flood the zone with shit ». 

Au contraire, cette insistance est la manifestation la plus visible du retour inattendu, au milieu des années 2020, d’une série d’idées et de discours présentant les monarchies absolues comme un système politique souhaitable, voire nécessaire, pour inverser le déclin supposé inexorable de la société occidentale.

Représentant suprême de l’accélérationnisme, Nick Land considère que la démocratie est responsable de la décadence de la modernité.

Steven Forti

Trump n’est pas une exception parmi les dirigeants d’extrême droite. 

Dès la fin de l’année 2023, le président salvadorien Nayib Bukele a modifié son profil sur X, passant de « dictateur le plus cool du monde » à « roi philosophe » en référence au concept inventé par Platon dans La République

À la même époque, pendant la campagne électorale qui le mènera à la Casa Rosada, l’Argentin Javier Milei chante une chanson — « Panic Show » du groupe La Renga — dont il modifie les paroles pour se présenter comme « le roi » et « le lion ». Milei continuera d’interpréter ce titre lors de tous ses meetings, qui se transforment souvent en véritables concerts.

Sous couvert de provocation et de troll — marque de fabrique de l’extrême droite du troisième millénaire — se cachent en réalité des idées qu’une série d’intellectuels, d’influenceurs et d’activistes ultraconservateurs, paléolibertariens et néoréactionnaires défendent depuis longtemps.

La figure la plus visible d’entre eux est Curtis Yarvin, un blogueur obscur jusqu’à récemment plus connu sous son pseudonyme de Mencius Moldbug qui, grâce au soutien de Peter Thiel, est devenu une véritable star de l’extrême droite, chuchotant à l’oreille des nouveaux prédateurs qui contrôlent Washington.

Dans ses nombreuses publications, caractérisées par un style sarcastique, des références à des films comme Matrix et un anti-académisme revendiqué, Yarvin répète les mêmes idées depuis 2007, date à laquelle il a ouvert son blog Unqualified Reservations.

Selon Yarvin et les théoriciens de la néo-réaction, les démocraties ne seraient pas de véritables démocraties, mais des oligarchies contrôlées par une classe de bureaucrates qui constituent l’État profond — ou, dans sa terminologie, la Cathédrale. Ses principaux représentants seraient les universités de l’Ivy League et le New York Times

Dans un exemple de grossière déformation de l’histoire, Yarvin soutient que les États-Unis auraient déjà été une monarchie pendant les présidences de Franklin D. Roosevelt, inventeur du « système bureaucratique » avec le New Deal et responsable de l’ordre mondial après 1945. 

Deuxièmement, les démocraties ne seraient pas efficaces car elles accorderaient plus d’importance à la liberté politique. 

Selon Yarvin, la solution à cet état de décadence ne pourrait être offerte que par une nouvelle monarchie absolue où le roi est le PDG d’une entreprise et les citoyens des sujets-clients qui, s’ils ne sont pas satisfaits, ne peuvent que changer de cité-État. 

Les modèles qui inspirent Yarvin sont Singapour, Dubaï ou le Salvador de Bukele, mais aussi les start-ups de la Silicon Valley ou des entreprises comme Apple, présentées comme des monarchies efficaces. 

Le néocaméralisme de Yarvin n’est cependant pas une création originale, mais un patchwork d’idées anciennes recyclées et adaptées aux temps nouveaux. 

Dans ses écrits, Yarvin fait par exemple référence à l’Anglais Robert Filmer (1588-1623), théoricien de la monarchie d’origine divine, ou au conservateur autrichien Erik von Kuehnelt-Leddihn (1909-1999), admirateur de l’Empire austro-hongrois et théoricien de la supériorité de la monarchie sur la démocratie.

Mais sa plus grande influence est le paléo-libertarien Hans-Hermann Hoppe (1949- ), disciple de Murray Rothbard et auteur de Democracy : The God That Failed (2001), que Yarvin a pu rencontrer chez Thiel.

Selon Hoppe, la démocratie est un système qui aurait échoué dans sa tentative d’éliminer les inégalités humaines. Par le biais du suffrage universel, elle aurait supplanté le gouvernement d’une élite naturelle.

Le régime qui se rapprocherait le plus de l’ordre naturel serait plutôt la monarchie absolue : le roi possède son royaume d’une façon absolue et peut exercer son autorité comme celui qui possède une propriété privée ; il aurait intérêt à augmenter la valeur de son royaume en appliquant des politiques d’expulsion des sujets non productifs ou même en éliminant physiquement ceux qui défendent des modes de vie alternatifs — tels que les communistes, les démocrates et les homosexuels.

À partir des postulats anarcho-capitalistes, Hoppe considère ces nouvelles monarchies — comprises comme des « gouvernements de propriété privée » — comme des micro-sociétés souveraines où un conseil secret élit le Roi-PDG.

Tout était donc dit il y a un quart de siècle.

Bien qu’ils n’utilisent pas souvent le concept de monarchie, Peter Thiel et Nick Land s’inscrivent également dans la lignée de Yarvin et Hoppe. 

Dès 2009, dans un article publié par le Cato Institute, le fondateur de PayPal et Palantir, bailleur de fonds de Yarvin lui-même et des campagnes de Trump et Vance, considérait que la liberté et la démocratie n’étaient pas compatibles

Dans Zero to One (2014), best-seller coécrit avec Blake Masters, Thiel affirmait que depuis les années 1970, les démocraties libérales s’étaient montrées hostiles à l’innovation technologique.

Il y célébrait la figure du « fondateur », compris comme un individu extraordinaire qui, grâce à son intuition et à son courage, change le monde. 

Le président salvadorien Nayib Bukele a modifié son profil sur X, passant de « dictateur le plus cool du monde » à « roi philosophe ».

Steven Forti

L’un des archétypes du fondateur est évidemment l’entrepreneur capitaliste, littéralement comparé à un monarque féodal. Il s’agit là d’idées partagées par ceux que Evgeny Morozov définit à juste titre comme les « rois philosophes » de la Silicon Valley — d’Elon Musk à Alex Karp, de Marc Andreessen à Balaj Srinivasan : une nouvelle espèce d’« oligarques intellectuels » qui rêve de devenir des « législateurs ».

Représentant suprême de l’accélérationnisme, Nick Land considère que la démocratie est responsable de la décadence de la modernité et du déclin de l’anthropologie authentique de l’être humain. 

Dans son manifeste des Lumières noires, publié en 2012, Land expliquait que « l’idéologie démocratique », centrée sur la tolérance et le multiculturalisme, avait créé un « monde orwellien » et s’était transformée en une « démocratie soft-totalitaire ». Grâce au capitalisme et à la technologie, il faudrait donc accélérer la destruction de l’ordre existant afin de construire des systèmes autoritaires dans lesquels le principe d’efficacité devait remplacer la légitimité politique.

Beaucoup de ces personnalités — Yarvin, mais aussi Thiel ou Vance — établissent souvent des parallèles historiques, généralement simplistes et partiaux.

Ils sont aussi obsédés par l’histoire ancienne, en particulier l’époque romaine. Ils font fréquemment référence à la crise de la République romaine au Ier siècle avant J.-C. — résolue par un virage « monarchique » et la création progressive de l’Empire — comme à la chute de cet Empire au Ve siècle — que les auteurs attribuent à l’affaiblissement des valeurs traditionnelles par le métissage des races.

Ces mêmes références ont conduit à l’émergence de la théorie du « césarisme rouge », en référence à la couleur du Parti républicain — compris comme une solution autoritaire pour éviter l’effondrement des États-Unis. Trump devrait y tenir le rôle d’un nouveau César Auguste qui sauve et régénère la république en la transformant en empire.

Le principal défenseur de ces idées est Michael Anton, directeur de la planification politique de l’administration Trump, membre de l’influent Claremont Institute et auteur de The Stakes : America at the Point of No Return (2020). C’est aussi l’un des architectes de la nouvelle Stratégie de sécurité nationale américaine qui prend directement pour cible l’Europe. 

Mais cette théorie a également été promue par des intellectuels du nationalisme chrétien, tels que Stephen Wolfe, auteur de The Case for Christian Nationalism (2022), qui décline le césarisme rouge dans un sens théocratique et parle ouvertement d’un « prince chrétien » pour diriger les États-Unis.

Ce n’est donc pas un hasard si, en juillet 2025, Yarvin a demandé à Trump de franchir le Rubicon pour mener un coup d’État.

À l’origine de cette théorie du césarisme se trouve James Burnham (1905-1987), un autre penseur qui, avec l’historien Thomas Carlyle (1795-1881) ou George Fitzhugh (1806-1881), trouve sa place dans le panthéon personnel de Curtis Yarvin. Par ailleurs, celui-ci cite souvent Aristote — mais en dévoyant totalement sa pensée.

Si Yarvin s’appuie sur le philosophe grec pour justifier le despotisme oriental représenté par les Perses — où les sujets sont des esclaves naturels — il reprend aussi la distinction entre les trois formes de gouvernement aristotéliciennes : le blogueur considère paradoxalement que la seule façon de vaincre l’oligarchie actuelle et d’obtenir un changement de régime serait l’élection démocratique d’un monarque. 

Pour Yarvin, la monarchie représente « une autorité unifiée avec un seul dirigeant à sa tête ».

Cette définition touche le cœur de l’idée de monarchie défendue par les néo-réactionnaires

Le néo-caméralisme de Yarvin, les corporations souveraines de Hoppe, les Lumières noires de Land et le césarisme rouge d’Anton partagent non seulement une vision pessimiste de la nature humaine, des traits fortement élitistes et un engagement en faveur d’un virage autoritaire — mais aussi une profonde aversion pour l’égalitarisme et l’universalisme, représentés par les valeurs des Lumières et de la démocratie.

Il s’agit là d’idées-forces qui n’ont jamais disparu à l’époque contemporaine : au-delà des discours sur la monarchie, l’empire ou la dictature totalitaire, elles ont été au cœur de la réaction traditionaliste, du conservatisme à la Burke et du fascisme.

Aujourd’hui, elles reviennent en force sous le couvert des théories de l’efficacité défendues par les techno-autoritaires de la Silicon Valley — qui aspirent, soutenus par l’extrême droite, à devenir les nouveaux monarques absolus. 

En octobre 2025, le département américain de la Sécurité intérieure (DHS) publie un message sur X d’un seul mot : « Remigrate ». 

Ce post marque l’aboutissement d’un processus par lequel un mot peut se transformer : d’un concept idéologique d’extrême droite, il devient une politique publique concrète, marquant le passage d’un discours marginal à la politique officielle. 

L’extrême droite et les groupes néofascistes au niveau international considèrent la « remigration » et son potentiel fédérateur comme un élément mobilisateur d’importance, au point de lui consacrer en mai 2025 un colloque, le « Remigration Summit », organisé dans la ville italienne de Gallarate.

L’événement a réuni des membres de nombreux groupes d’extrême droite ou néofascistes —  de l’AfD allemande au Vlaams Belang belge, en passant par des organisations néonazies telles que Deport Them Now, issues de la scène espagnole, ou le leader du mouvement identitaire autrichien Martin Sellner. D’autres personnes, comme l’ancien général de l’armée italienne Roberto Vannacci, vice-secrétaire et député européen de la Ligue de Salvini, s’y sont également joints.

Selon Vannacci, la remigration « n’est pas un slogan, mais une proposition concrète » qui reposerait sur le bon sens et non sur la haine. Son objectif est de rétablir l’ordre perdu et de défendre les quartiers et la souveraineté nationale par l’intermédiaire des déportations massives.

Du point de vue historique, depuis l’entre-deux-guerres, l’un des souhaits les plus persistants de l’extrême droite et de nombreuses cellules fascistes a été l’homogénéité ethnique et culturelle de ce qu’ils considéraient comme la « race blanche ».

En décembre 2025, le techno-autoritaire Elon Musk, suivant cette stratégie de normalisation du nettoyage ethnique, publiait sur X : « Remigration is the normal position. »

Steven Forti

Les choses n’ont pas changé aujourd’hui.

Une grande partie du cadre idéologique des groupes d’extrême droite — qu’il s’agisse de partis politiques institutionnalisés ou de groupes ou d’organisations « de rue » — repose sur la promotion de discours touchant à la question migratoire.

En général, l’extrême droite propose des solutions extrêmes aux problèmes présentés, dans le but d’atteindre l’« homogénéité ethnique » pour la préservation de la « race ».

L’une de ces mesures, de plus en plus répandue, est celle proposée par le DHS : la  « remigration ».

Il convient de s’arrêter pour réfléchir à la manière dont nous en sommes arrivés à pouvoir parler ou proposer, sans trop de scandale social, des idées qui relèvent clairement du nettoyage ethnique.

Le qualificatif est bien celui qui convient : plusieurs rapports élaborés par différentes commissions des Nations unies le soulignent. 

Il y a quelques années encore, l’expulsion massive forcée, qui est une traduction concrète du concept de « remigration », était considérée comme un sujet totalement tabou pour le grand public. Aujourd’hui, pratiquement tous les partis de droite radicale dans le monde la défendent ouvertement — de Donald Trump aux États-Unis à la nouvelle Première ministre japonaise Sanae Takaichi. 

L’extrême droite laboure depuis des années un terrain qui est désormais parfaitement prêt à récolter les fruits de la haine.

Les graines en ont été semées au cours d’un long processus de bombardement narratif, dans lequel ces courants ont présenté sans relâche l’immigration comme un problème total et absolu, à l’origine de tous les maux et problèmes de la société.

Ces discours extrémistes fonctionnent comme n’importe quelle histoire que l’on peut trouver dans nos livres, séries ou films préférés : ils comportent des protagonistes, des antagonistes, un problème à résoudre et une solution à ce problème. 

Les protagonistes, auxquels s’identifient les forces d’extrême droite, se définissent généralement comme des « patriotes » — un concept qui circule dans de très nombreux mouvements identitaires à l’échelle mondiale. 

Les antagonistes, en revanche, sont divers et couvrent une multitude de groupes et de secteurs, des communistes aux féministes et aux migrants.

En concentrant l’attention sur la question migratoire et sur le récit qu’elle tissait, l’extrême droite a d’abord réussi à associer les migrants à un problème — ceux-ci voleraient les emplois des nationaux — puis à une menace culturelle et ethnique se mêlant à des fantasmes complotistes — comme dans la théorie conspirationniste du Grand Remplacement promue par Renaud Camus. 

Ces idées font écho aux propos de certains néofascistes comme René Binet. Dans les années 1950, celui-ci défendait déjà la nécessité de protéger la culture et la race blanches contre les tentatives de métissage de la part de ce qu’il considérait comme des élites pro-mondialisation, proposant un système sévère d’apartheid mondial au profit de toutes les races et cultures.

La menace culturelle décrite par l’extrême droite dans ses discours racistes et xénophobes est son premier combat. Parmi les solutions qu’elles avancent, elle se propose de neutraliser ce « danger ethnique ».

Pour présenter la remigration comme quelque chose d’acceptable par le grand public, les problèmes décrits sont présentés par l’extrême droite comme des menaces existentielles dont l’absence de résolution définitive entraînerait la disparition des protagonistes : des menaces critiques, d’ampleur civilisationnelle, qui devraient être résolues pour éviter l’effondrement total de la nation, de la société et du pays.

La description que l’extrême droite fait de la menace lui permet de regrouper dans le même sac les migrants eux-mêmes, groupe principalement attaqué, et ceux qu’ils considèrent comme les complices de ce grand plan visant à anéantir la race blanche — les diverses coalitions progressistes, souvent présentées comme l’ennemi intérieur ou des traîtres.  À titre d’exemple, Jordan Bardella a qualifié le Nouveau Front populaire de « menace existentielle pour la nation française » tout en appelant les « patriotes » à surmonter ce danger. 

Tous les ingrédients sont ainsi réunis pour développer un récit : les patriotes, qui luttent contre les envahisseurs migrants et leurs alliés représentant une menace existentielle pour la race et la culture blanches ; un problème si grave qu’il nécessite une solution radicale : le nettoyage ethnique dissimulé sous le concept de « remigration ».

Ces ambitions sont souvent justifiées ou encadrées par l’idée de maintenir « l’ordre naturel des choses ». Mais ce concept va au-delà de la question migratoire elle-même et sert en fait de parapluie pour justifier d’autres politiques de réduction des droits sociaux et civils — notamment en matière de genre, où la femme devrait occuper sa place « naturelle ». 

Conformément à cet ordre naturel qui, selon l’extrême droite, devrait être préservé, la « remigration » est présentée comme une solution qui permettra de mettre fin à l’« expérience démographique » ayant conduit la culture et la « race » blanches au bord de la disparition. Cette expérience terminée, c’est l’ordre mondial qui se trouvera rétabli.

La consolidation de cette idée a été si rapide qu’elle est rapidement devenue un concept fédérateur pour la plupart des forces d’extrême droite — tant chez les partis institutionnalisés que les groupes de rue ou groupuscules néofascistes numériques. Ce concept réunit désormais tout le spectre de l’extrême droite et du néofascisme, tout en exerçant une pression étouffante sur une droite traditionnelle en cours de radicalisation. 

Il est indispensable de comprendre les connexions internationales qui ont conduit à une réponse coordonnée de l’ensemble de ces groupes : ceux-ci se sont accordés à voir dans la remigration la solution ultime à toutes les questions — ralliant de plus en plus d’adeptes dans le monde. 

Le dernier pays à confirmer cette tendance est sans doute le Japon, qui possède une forte tradition de politiques ethno-nationalistes. 

Dans ce pays, l’idée de « l’ordre naturel des choses » a toujours inclus la question des ethnies et des cultures, reprenant bon nombre des arguments fréquemment utilisés par l’extrême droite occidentale qui invoque une incompatibilité culturelle ou anthropologique entre nationaux et migrants.

La Première ministre du Japon Takaichi ne fait pas explicitement référence aux politiques de remigration comme le font ses homologues occidentaux. Toutefois, ses propositions pour un contrôle strict de l’immigration rappellent la période du Sakoku, caractérisée par l’isolement extérieur et une conscience nationale fondée sur l’homogénéité et la pureté ethnique.

Depuis l’entre-deux-guerres, l’un des souhaits les plus persistants de l’extrême droite a été l’homogénéité ethnique et culturelle de ce qu’elle considérait comme la « race blanche ». 

Steven Forti

Donald Trump, quant à lui, est bien plus explicite. 

Le trumpisme est un exemple évident de ce récit anti-migration, en raison de la virulence des discours qui le soutiennent et des campagnes visant à normaliser le concept, mais aussi de la mise en œuvre d’un plan concret d’expulsion forcée de centaines de milliers de personnes.

Lors de la campagne électorale pour les élections présidentielles de 2024, Trump, alors candidat républicain, promettait des « expulsions massives ». Dans une publication sur le réseau social X, il mentionnait déjà explicitement un programme de « remigration ». 

Le 28 novembre 2025, dans une autre publication sur Truth Social, le président américain a évoqué l’idée de la « migration inverse » comme seule solution possible pour lutter contre ce qu’il considère comme une « invasion » d’étrangers contre le peuple américain, qu’il qualifie de « patriotes ». 

Le même jour, le DHS, chargé du Service de contrôle de l’immigration et des douanes (ICE) publiait sur son compte officiel X cette phrase : « The stakes have never been higher, and the goal has never been more clear : Remigration now. »

Trump lui a confié la tâche de mener à bien, selon ses mots, « le plus grand programme de déportation massive de l’histoire ». 

En décembre 2025, le techno-autoritaire Elon Musk, suivant cette stratégie de normalisation du nettoyage ethnique, publiait sur X : « Remigration is the normal position. »

Bien que le cas du trumpisme soit l’un des plus emblématiques au niveau mondial, il convient de rappeler que c’est en Europe que le concept de « remigration » a vu le jour.

En Allemagne, il est entré sur la scène politique grâce à l’AfD pour se répandre ensuite comme une traînée de poudre dans les autres pays et formations d’extrême droite.

Björn Höcke, chef du parti en Thuringe connu pour ses positions proches du national-socialisme, a publié en 2018 un livre dans lequel il propose un grand projet de « remigration » — non sans faire référence à la cruauté inévitable qu’il faudra exercer dans le processus. Si certaines phases, certes, seront désagréables, le processus serait indispensable à la préservation du véritable peuple allemand, ouvrant une nouvelle étape dans son histoire. 

C’est précisément en Thuringe qu’on a pu voir, lors de la campagne électorale de 2024, des affiches de campagne de l’AfD sur lesquelles figurait un avion commercial avec le texte « Sommer, Sonne, Remigration » (Été, soleil, remigration)

Cette même année, Correctiv publiait une enquête détaillant une réunion à Potsdam fin 2023 entre hauts responsables de l’AfD, membres de l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne (CDU), hommes d’affaires influents et autres radicaux issus de mouvements identitaires, tels que le militant d’extrême droite Martin Sellner, auteur d’un livre sur le sujet. Ces protagonistes se sont réunis pour élaborer un plan solide et ferme visant à mener à bien la déportation massive de migrants et de personnes considérées comme « inadaptées » — un plan à déployer sur plusieurs décennies. 

En janvier 2025, l’AfD a également distribué de faux billets d’avion à destination des « migrants illégaux » de la ville de Karlsruhe, tout en incluant le concept de remigration dans son programme électoral.

Un nouveau pas est donc franchi vers la normalisation, la naturalisation et l’assimilation sociale de ce concept. 

Les conséquences peuvent être extrêmes : Martin Sellner a entretenu une correspondance — en plus de lui envoyer de l’argent — avec le terroriste suprémaciste Brenton Tarrant, auteur d’un manifeste intitulé « Le grand remplacement : vers une nouvelle société ». 

C’est après avoir rédigé ce manifeste que Tarrant commet les attentats de Christchurch en Nouvelle-Zélande, assassinant plus d’une cinquantaine de personnes.

En 2025, la diffusion du terme de « remigration » a été particulièrement rapide. 

Quelques jours après le Remigration Summit qui s’est tenu en Italie au mois de mai, en Espagne, les jeunes de la Phalange ont organisé une manifestation sous le slogan unique de « Remigration », à laquelle se sont joints d’autres groupes néofascistes tels que Núcleo Nacional. 

Toujours en Espagne, Vox s’est joint à cette campagne en menant des actions similaires à celles de l’AfD ; en juin, Rocío de Meer, députée du parti, s’est ouvertement prononcée en faveur de la « remigration » de huit millions de personnes et de leurs enfants. 

Ailleurs en Italie, l’extrême droite a commencé à utiliser explicitement le même concept : le leader de la Ligue, Matteo Salvini, a convoqué un sommet en faveur de la remigration sur la place du Dôme de Milan en avril 2026.

Au Portugal, Chega, le parti dirigé par André Ventura, a proposé d’inclure un « programme national pour la remigration » et une force de police similaire à l’ICE américaine dans le budget de l’État pour 2026. 

En Autriche, le Parti de la liberté (FPÖ) et son actuel leader, Herbert Kickl, utilisent depuis longtemps ce concept, au point de proposer en 2024 la création d’un commissariat européen portant ce nom.

Ce bref aperçu nous montre que, pour l’extrême droite mondiale, la « remigration » fonctionne comme une sorte de deus ex machina : une solution magique totale, capable de résoudre les problèmes et les menaces existentielles qui ravagent la civilisation occidentale. 

L’extrême droite mondiale a tissé un réseau de contacts internationaux, permettant un transfert idéologique et organisationnel. Grâce à cette communication, la « remigration » a pu devenir pour l’ensemble de l’extrême droite une solution fondamentale aux problèmes qu’elle tente depuis des années de construire et de transmettre au grand public.

Alors que l’extrême droite répète depuis des années ses mantras — tels que le lien entre migration et insécurité, ou migration et menace ethnique et culturelle, son discours a pénétré dans les sphères politiques et institutionnelles, au point d’introduire les solutions qu’elle propose dans l’agenda public — normalisant et institutionnalisant la violence sociale et politique.