Extractivisme : la guerre cachée de la transition écologique, une conversation avec Thea Riofrancos

L’économie de l’extraction est en train de muter.

Dans une enquête menée entre le Chili, le États-Unis, le Portugal et l’Espagne, la chercheuse Thea Riofrancos mène une réflexion cruciale sur les rôle des mines comme nouveaux nœuds stratégiques dans la géopolitique de l’ère post-carbone.

Nous la rencontrons.

Thea Riofrancos, Extraction. The Frontiers of Green Capitalism, New York, W. W. Norton & Company, 2025, 288 pages

Dans le désert d’Atacama au nord du Chili, l’Artemia salina, un crustacé vivant dans les lacs salés, cohabite avec des organismes unicellulaires appelés « extrémophiles », formant un environnement riche et complexe. Diverses communautés autochtones vivent également sur ces terres. Les paysages que vous décrivez dans votre étude, sont loin du « désert » comme on l’entend souvent : il ne s’agit pas de terres vides, bien que ce soit la manière dont ces territoires sont présentés par les compagnies minières. En quoi ce récit est-il mensonger  ?

Le désert d’Atacama est un très bon exemple de ce trope de la terra nullius.

La première chronique réalisée sur le désert d’Atacama est un récit écrit pour accompagner la conquête espagnole du Chili. Elle le décrit comme un désert aride, dépourvu de vie, où il serait impossible de survivre : il y fait très chaud et l’ensoleillement est intense durant la journée ; il fait aussi très froid la nuit.

Les Espagnols n’y ont trouvé aucune source d’eau et ont pensé qu’il n’y avait pratiquement aucun signe de vie humaine ; en réalité, d’après les vestiges archéologiques et les connaissances ancestrales transmises de génération en génération par les peuples autochtones, ainsi que des récits historiques plus précis, nous savons non seulement que des groupes humains vivaient là mais qu’ils avaient développé des formes d’irrigation et d’agriculture dans cet environnement.

On compte aussi toutes sortes de formes de vie non humaines dans la région, malgré cet environnement extrême, ou peut-être en partie grâce à lui. Il existe diverses formes de biodiversité, et cette biodiversité-là repose sur une sélection d’espèces capables de résister à un environnement caractérisé par un soleil intense, l’aridité et — dans le cas de ce désert de sel — une très forte salinité.

Malgré ces conditions difficiles pour la vie organique, celle-ci trouve toujours un moyen de s’adapter, et il existe en réalité de nombreux êtres vivants différents dans les salines.

L’absence présumée de vie a néanmoins servi de justification très pratique non seulement pour les colons espagnols, mais aussi, par la suite, pour l’État chilien indépendant de l’Espagne.

Celui-ci s’est en effet tourné vers la construction d’une économie nationale basée sur l’exploitation minière, pour laquelle le désert d’Atacama a été un site clef d’extraction de ressources pendant des centaines d’années.

Quels sont les dommages et les pressions que l’exploitation minière impose à cet environnement ?

Du début du XIXe siècle à nos jours, on a extrait dans le désert d’Atacama du salpêtre, du sel, du nitrate, de l’argent, de l’or, du cuivre et du lithium ; à ce jour, le Chili est le premier producteur mondial de cuivre et le deuxième producteur mondial de lithium.

Afin de consolider et de développer ces industries extractives, les responsables gouvernementaux et les entreprises ont donc minimisé l’importance de la vie naturelle et de l’intérêt humain de ces paysages.

Cette exploitation a pourtant eu de nombreuses répercussions sur l’environnement ; elle a entraîné ce que les régulateurs chiliens appellent « l’épuisement » de plusieurs bassins-versants dans la région. La biodiversité s’est appauvrie : les populations d’espèces endémiques comme le flamant des Andes ont diminué alors que l’industrie minière se développait.

L’épuisement des bassins-versants et la réduction de l’accès à l’eau ont à leur tour eu des répercussions sur les êtres humains, car nous dépendons tous de l’eau pour survivre. Plus précisément, l’agriculture traditionnelle ainsi que les pratiques de pâturage et d’élevage dans la région sont devenues beaucoup plus difficiles en raison de la raréfaction croissante de l’eau.

Les entreprises extractives sont vulnérables car elles dépendent de territoires spécifiques. Leur ancrage physique et politique est profond.

Thea Riofrancos

Il faut par ailleurs souligner que ces impacts environnementaux et écologiques, ainsi que leurs répercussions sociales, ne sont bien sûr pas uniquement dus à l’exploitation du lithium ; cette région est une zone d’extraction de nombreux types de matières premières. Du reste, le réchauffement climatique assèche davantage les déserts — tout comme il transforme en déserts d’autres zones.

Dans le cas du désert d’Atacama, il faut compter avec un effet combiné du réchauffement climatique, de l’exploitation minière du cuivre, très gourmande en eau, de l’exploitation minière du lithium et d’autres activités humaines. Toutes produisent le même résultat : une diminution de la biodiversité et un accès réduit à l’eau.

Il est très difficile dans la pratique de réglementer et gouverner l’exploitation minière, comme il est difficile de surveiller les activités extractives et leurs conséquences. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?

Dans mes recherches, j’examine les difficultés, les dilemmes ou les compromis liés à la régulation de ces secteurs, qui sont effectivement très difficiles à réguler efficacement, même avec de bonnes intentions et des changements politiques de bonne foi. Il existe tellement de problèmes interdépendants qu’il est difficile de tous les résoudre, même en déployant des efforts soutenus.

L’exploitation minière a de nombreuses répercussions sociales et environnementales. Pour réglementer ces répercussions, il faut les surveiller, les mesurer. Pour les surveiller, il faut avoir une bonne connaissance de la situation de départ, celle précédant l’exploitation, et assurer une surveillance continue par la suite.

Tout cela nécessite d’importantes capacités de la part de l’État.

On peut également envisager de donner aux communautés locales les moyens de participer à la surveillance. Mais quoi qu’il en soit, il faut un secteur public solide et bien financé pour assurer la surveillance et la réglementation, ce qui n’est généralement pas le cas dans de nombreuses régions minières.

En outre, il faut compter avec un problème majeur de corruption, ce que l’on appelle la « capture du régulateur », qui survient quand les sociétés minières s’impliquent dans l’élaboration de la réglementation ; elles la rendent ainsi  moins objective, moins rigoureuse et plus difficilement applicable.

Il existe également des défis économiques propres à ce type d’exploitation. Le principal est que les marchés mondiaux des matières premières — cuivre, pétrole ou toute autre matière première — sont réputés pour leur volatilité.

Il est donc difficile de planifier la gouvernance ou de connaître les budgets annuels. Si vos revenus proviennent de l’exploitation minière, ils fluctuent en fonction des prix mondiaux.

Nous assistons aujourd’hui à une intensification des interventions géopolitiques dans les chaînes d’approvisionnement.

Thea Riofrancos

Pour aller plus loin, on pourrait dire que les secteurs extractifs dans les pays du Sud comme le Chili relient le présent au passé : ils portent l’héritage du colonialisme et du néocolonialisme. Ces secteurs sont profondément enracinés et relient le pays à sa position de longue date dans le système mondial. Cela crée une inertie, une dépendance aux choix passés qui rend ces secteurs très difficiles à transformer.

Au cours des dernières années, l’État chilien a néanmoins tenté de réglementer les activités minières, monopolisées par deux grandes compagnies internationales, SQM et Albermarle. Quelles initiatives a-t-il prises ?

Il faut bien avoir en tête, lorsqu’on analyse les politiques des gouvernements du Sud, qu’il est vraiment difficile de bien gouverner ce secteur. Même un gouvernement progressiste et bien intentionné — ce qui est probablement le cas du gouvernement Boric 1 — aura du mal à transformer complètement ce domaine.

Ce que le gouvernement de Gabriel Boric a tenté de faire, c’est d’abord d’étendre le rôle de l’État dans le secteur du lithium ; une telle politique s’inscrit dans une longue tradition dans les pays du Sud de nationalisation des entreprises extrayant les ressources.

Ce n’est pas seulement un phénomène du passé : de telles mesures sont aujourd’hui en débat ou en cours en Afrique, en Asie du Sud et en Amérique latine. Les gouvernements — et les sociétés — veulent davantage de gains économiques et, surtout, davantage de souveraineté sur ces secteurs, qui sont l’héritage de la domination coloniale. Ils veulent affirmer leur indépendance économique.

Ce que l’on peut appeler le nationalisme des ressources consiste notamment à créer des entreprises publiques, à modifier les contrats existants avec les multinationales et à explorer le développement industriel afin que le pays ne se contente pas d’extraire des matières premières. Ce sont là autant d’initiatives que le gouvernement Boric souhaite mettre en œuvre et s’efforce de mener à bien.

À moyen terme, quel est l’agenda politique chilien sur ces questions ? 

Avant l’arrivée au pouvoir de Boric, deux entreprises dominaient le marché : Albemarle, une société américaine, et SQM, d’origine chilienne mais désormais détenue par des actionnaires internationaux en raison de sa privatisation sous Pinochet. Pendant des décennies, ces deux entreprises ont détenu toutes les activités d’extraction de lithium dans le désert d’Atacama.

Plusieurs présidents, de gauche comme de droite, ont souhaité développer la production de lithium afin d’augmenter les recettes et de réduire le pouvoir politique de ce duopole. Un secteur dominé par seulement deux entreprises rend les changements politiques encore plus difficiles.

Ironiquement, c’est un président de gauche qui pourrait réussir à attirer davantage d’entreprises et de projets au-delà des deux mines existantes. Le gouvernement actuel a introduit une nouvelle idée — qui n’est pas nouvelle à l’échelle mondiale, mais qui l’est pour le lithium au Chili : impliquer des entreprises publiques en tant que partenaires dans de nouveaux projets et augmenter le nombre de ceux-ci pour diversifier les acteurs impliqués.

Il faut un secteur public solide et bien financé pour assurer la surveillance et la réglementation. Ce n’est généralement pas le cas dans de nombreuses régions minières.

Thea Riofrancos

Le Chili ne dispose pas encore d’une entreprise publique dédiée au lithium, et la création d’une telle entité prend du temps. Le gouvernement s’appuie donc sur une entreprise publique existante : Codelco, une très grande entreprise d’exploitation du cuivre, qui est en train d’être reconvertie en codétentrice d’entreprises d’exploitation du lithium.

Il est intéressant de noter que la première coentreprise créée le fut avec SQM, qui accepta de prolonger sa concession dans le futur en partenariat avec Codelco. Il ne s’agissait pas d’une nouvelle mine mais d’une extension d’une mine existante avec une participation accrue de l’État.

Outre cette piste, le gouvernement explore de nouveaux projets dans d’autres déserts salins. Le Chili en compte des dizaines, dont certains présentent des concentrations élevées en lithium ; il est donc intéressant d’en explorer davantage. C’est ainsi que le gouvernement tente de trouver un équilibre entre l’augmentation de la participation de l’État et l’ouverture d’opportunités pour de nouvelles entreprises.

Comment le gouvernement Boric peut-il concilier les intérêts contradictoires des entreprises minières, même publiques, et ceux des communautés autochtones ?

Le gouvernement s’est engagé à renforcer la réglementation environnementale.

Gabriel Boric avait déclaré, pendant sa campagne, puis à nouveau lors de son investiture : « il n’y aura plus de zones sacrifiées au Chili » ; il s’est également engagé à préserver un tiers des salines chiliennes de l’exploitation minière.

Il s’agit là d’une évolution positive. Mais une question demeure : comment les projets d’extraction existants et futurs seront-ils réglementés, même si certaines salines sont protégées ?

Le gouvernement s’est engagé à respecter les droits des populations autochtones. Dans le secteur du lithium au Chili, aucun des projets existants n’a jamais fait l’objet de véritables consultations, bien que le Chili soit signataire des conventions qui les exigent.

Le gouvernement Boric s’est engagé à changer cela. Il a lancé un long processus de consultation pour la nouvelle expansion de SQM-Codelco, qui a entraîné des échanges intenses et tendus. Certaines communautés autochtones ont ainsi estimé que le processus n’était pas assez rigoureux ou substantiel, ou qu’elles étaient exclues des négociations entre l’État et les entreprises. Il y a eu des protestations et des poursuites judiciaires.

Le processus de consultation a néanmoins abouti et, du point de vue du gouvernement, a permis d’obtenir une forme de consentement de la part des populations autochtones. Pourtant, malgré un consentement tout relatif, le processus a également été marqué par des controverses.

Il est donc raisonnable de s’attendre à ce que les futures tentatives d’expansion de l’exploitation minière du lithium donnent lieu à de nouvelles manifestations.

De quelle manière l’extraction du lithium affecte-t-elle les réserves en eau ?

Étudier l’impact de l’exploitation du lithium sur les réserves en eau nous aide à comprendre les difficultés liées à la réglementation de cette activité.

Ces difficultés sont induites par les informations exclusives dont disposent les compagnies, ainsi que la surveillance qu’elles font de leurs propres activités.

Tout le lithium du Chili — du moins tout le lithium connu — se trouve dans de très grandes croûtes de sel à haute altitude dans les Andes, les salines — le plus grand d’entre eux se trouve dans le désert d’Atacama. Sous la croûte de sel se trouvent des eaux saumâtres, dans lesquelles sont dissous les ions lithium. En pompant cette eau et en la faisant s’évaporer grâce à l’énergie solaire, on obtient un liquide plus concentré en lithium, que l’on raffine ensuite chimiquement.

Or ce que disent les entreprises — et cet argument est intéressant car il fait écho au début de notre discussion sur la terra nullius puisqu’il vise à nier les effets environnementaux de cette pratique — c’est que la saumure n’est pas de l’eau ; en conséquence, nous ne devrions pas nous inquiéter qu’elles en extraient de grandes quantités, car ce qui intéresserait les humains, ce serait l’eau douce.

Les chaînes d’approvisionnement ne sont pas seulement une question de logistique. C’est aussi une question de relations de pouvoir.

Thea Riofrancos

Pourquoi cet argument est-il fallacieux ?

Un tel argument peut sembler plausible en théorie mais il est scientifiquement faux.

La saumure est de l’eau à laquelle s’ajoutent des sels et d’autres substances dissoutes. De plus, ce qui s’évapore pendant le processus d’extraction est précisément cette eau. Ainsi, dans un environnement déjà pauvre en ressources aqueuses, d’énormes volumes sont retirés du système.

Nous disposons désormais de preuves scientifiques de plus en plus nombreuses qui corroborent ce que les régulateurs, les scientifiques et les membres des communautés vivant dans le désert affirment depuis des années : le fait de retirer cette eau salée attire l’eau douce vers l’intérieur depuis le périmètre. Sous le lac salé, l’eau est elle-même salée et contient du lithium. Mais sur les bords et au-delà, les aquifères souterrains contiennent de l’eau douce. Loin d’être isolés, ces systèmes sont connectés.

Comment interagissent-ils ? 

Lorsque vous retirez l’eau salée du centre, vous attirez effectivement l’eau douce vers celui-ci.

Celle-ci est donc moins accessible ; dans de nombreux cas aussi, le volume total d’eau douce est réduit car celle-ci se mélange à l’eau salée.

Ce processus peut sembler complexe, mais le point essentiel est le suivant : nous disposons désormais de preuves de plus en plus nombreuses que l’extraction du lithium a un impact sur l’eau douce. Certes, en termes d’utilisation directe, cette industrie en consomme moins que celle de l’extraction du cuivre ; toutefois, elle a un effet réel sur les ressources en eau douce.

L’eau salée est du reste importante sur le plan écologique.

Les microbiologistes ont montré qu’elle contient des micro-organismes liés au tissu de la vie dans cette région. Ces micro-organismes ont une valeur scientifique pour comprendre les origines de la vie ou pour des applications pharmaceutiques. En conséquence, ces habitats microbiens ne doivent pas être détruits ; ils sont importants en eux-mêmes. La saumure est un habitat à part entière.

Il s’agit en effet d’un système hydrologique très complexe : deux types d’eau aux frontières floues, des phénomènes entièrement souterrains et invisibles, nécessitant des capteurs pour mesurer ce qui se passe. Parallèlement, d’énormes quantités d’eau s’évaporent chaque jour.

Le système est dynamique et difficile à suivre : c’est pourquoi nous avons besoin d’une réglementation objective, scientifique et respectueuse de l’environnement.

Comment cette surveillance de l’environnement est-elle conduite ? 

Au Chili, de nombreux systèmes de surveillance sont contrôlés par les entreprises — officiellement et légalement. Ces systèmes comprennent même des mécanismes d’alarme (« vous extrayez trop d’eau/de saumure »).

Je montre néanmoins dans mon travail que les entreprises les ont trafiqués : une surexploitation a bien eu lieu, pour n’être découverte qu’une décennie plus tard lors d’enquêtes menées par l’État.

Tout ce que peut faire l’État n’arrive qu’a posteriori. Il n’y a aucun moyen d’empêcher les violations, car celui-ci n’est pas suffisamment impliqué dans la surveillance active. Il s’agit d’un héritage de l’ère néolibérale qui a débuté sous Pinochet et s’est poursuivie sous les gouvernements suivants ; ceux-ci ont affaibli la réglementation des ressources naturelles.

C’est la situation dont a hérité le gouvernement actuel et il est difficile de tout changer d’un seul coup : l’État n’a pas encore complètement transformé le système de gouvernance privée. Les entreprises assurent leur propre surveillance et détiennent donc les données, qu’elles partagent de temps à autre, de sorte qu’une grande partie de la recherche scientifique s’appuie sur les données fournies par les entreprises.

Le problème posé par cette situation n’est pas que les entreprises manipulent sciemment ces données — même si c’est parfois le cas —, mais qu’elles les collectent à des fins spécifiques, par exemple pour s’assurer de la conformité réglementaire ou surveiller la production.

Ces données ne sont pas recueillies pour surveiller l’écosystème de manière holistique.

Chaque entreprise effectue sa surveillance différemment.

J’ai ainsi pu étudier deux entreprises qui opèrent côte à côte et puisent dans le même système souterrain ; leurs impacts se cumulent, mais il n’y a pas de gouvernance unifiée. Les informations exclusives que chaque entreprise possède ont même donné lieu à des litiges juridiques : certaines refusaient de fournir des données ou s’accusaient mutuellement de les dissimuler.

Malgré la réalité de ce pouvoir des grandes compagnies minières, qui est un aspect de cet héritage historique, les entreprises dépendent également des États. Quelles pressions peuvent-ils exercer ?

Les entreprises ne détiennent pas tout le pouvoir. Les travailleurs peuvent s’organiser et faire grève, les communautés peuvent se mobiliser, la société civile peut exercer des pressions et les régulateurs peuvent modifier les règles.

Les entreprises extractives sont également vulnérables car elles dépendent de territoires spécifiques. Leur ancrage physique et politique est profond — avec les infrastructures et les routes construites, les permis légaux obtenus — ce qui constitue également leur vulnérabilité : on ne peut pas déplacer une mine comme on déplace une usine. Leurs investissements sont des coûts irrécupérables.

Si les protestations, les réglementations ou les conflits rendent l’extraction trop risquée, les entreprises risquent de se retrouver avec des actifs immobilisés. Les communautés le comprennent d’ailleurs très bien. Les protestations, manifestations, ou blocages ont forcé des négociations ou entraîné l’arrêt complet de certaines mines. Dans certains cas en Amérique latine, des mines n’ont jamais été construites parce que la résistance les rendait trop risquées.

Les entreprises ont donc du pouvoir — mais elles sont également vulnérables, ce qui façonne leurs relations avec les États et les communautés locales.

Il faut envisager la chaîne d’approvisionnement de manière circulaire, dans le sens où les causes et les effets sont interdépendants.

Thea Riofrancos

Qu’il s’agisse de l’Union, des États-Unis ou de la Chine, la tendance actuelle semble être à la relocalisation des chaînes d’approvisionnement. Les minéraux et les terres rares sont-ils à l’avant-garde d’une nouvelle forme de capitalisme, d’une rupture entre le libéralisme classique et ce que vous appelez la « géoéconomie » 2 ?

Nous assistons aujourd’hui à un développement de la géoéconomie et, plus largement, à une intensification des interventions géopolitiques dans les chaînes d’approvisionnement.

Entre autres minerais, le lithium et le cuivre attirent l’attention, mais aussi les terres rares — un ensemble de dix-sept éléments spécifiques constituant un point névralgique de cette géoéconomie.

Au cours des quinze dernières années, nous avons assisté à une escalade des tensions géopolitiques autour des chaînes d’approvisionnement en minéraux utilisés dans les technologies de pointe : technologies énergétiques, informatiques, semi-conducteurs, mais aussi technologies militaires. Ces technologies sont au cœur de la géopolitique actuelle, et leurs chaînes d’approvisionnement ont pris une importance stratégique.

Si l’on examine les conflits qui ont opposé la Chine, les États-Unis et l’Europe au cours des quinze à dix-sept dernières années au sujet de ces chaînes d’approvisionnement, les terres rares apparaissent à plusieurs reprises comme un sujet central. 

Il y a quelques semaines, Trump et Xi ont finalement conclu un accord pour désamorcer le conflit sur les terres rares et les semi-conducteurs.

Il était ancien : en 2010, il y avait déjà eu un épisode géopolitique autour des exportations chinoises de terres rares. Aujourd’hui, la majeure partie de la production se fait en Chine. C’est pourquoi les États-Unis, en particulier, ont tenté d’augmenter leur extraction nationale afin de contrer cette domination.

À quand remonte cette prise de conscience d’une dépendance envers les terres rares produites en Chine ? 

Il ne s’agit pas seulement des terres rares, mais plus largement des « minéraux critiques ». 

Tout se passe comme si, un jour en 2008 ou 2010, certains décideurs politiques occidentaux avaient soudainement pris conscience que la dépendance d’un certain nombre de technologies critiques pour leur pays, comme les drones, aux minéraux extraits en grande partie en Chine, posait un problème.

À partir de 2008-2010, les décideurs politiques, en particulier les fonctionnaires européens et américains, non les élus, ont en effet commencé à avertir que la Chine « contrôlait » ces minéraux, ce qui allait poser un problème pour la sécurité économique et nationale.

À l’époque, peu de gens y ont prêté attention, avant que ne surviennent la pandémie de Covid, l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les progrès rapides des technologies informatiques et l’accélération de la transition énergétique. Soudain, ce domaine qui alertait les fonctionnaires depuis longtemps est devenu politiquement urgent.

Depuis le premier mandat de Trump en 2016, puis sous Biden, et maintenant sous le deuxième mandat de Trump, les États-Unis ont multiplié les efforts pour rapatrier et sécuriser leurs chaînes d’approvisionnement. Parallèlement, l’Union a tenté avec plus ou moins de succès de faire de même en sécurisant l’exploitation minière et la fabrication au niveau national.

Je dis « plus ou moins » car l’Europe est loin d’atteindre le niveau de la Chine et il n’est pas certain qu’elle dispose de la volonté politique, des capacités étatiques ou de la cohérence stratégique nécessaires pour l’imiter.

L’exploitation minière est au cœur de la géopolitique et des chaînes d’approvisionnement des technologies vertes. Il n’est donc pas surprenant qu’elle devienne un sujet majeur de la COP.

Thea Riofrancos

Que pourraient faire l’Europe et les États-Unis pour libérer leurs chaînes d’approvisionnement de la Chine ?

Sans que l’Union ne rattrape complètement son retard, de réels changements y sont en cours.

Aux États-Unis, des mines extrayant des minéraux critiques sont construites — davantage qu’il n’y en aurait eu sans les crises passées.

D’énormes subventions publiques ont été accordées à travers le monde, en particulier aux États-Unis, rendant les projets miniers plus rentables et moins risqués pour les investisseurs. Cela fonctionne : de nouvelles mines de lithium et de cuivre sont en cours de construction et, en Californie, une mine de terres rares a rouvert il y a plusieurs années.

En Europe, des tentatives similaires sont en cours, bien que cela ait été plus difficile pour diverses raisons, notamment les contraintes budgétaires, qu’elles soient auto-imposées ou inscrites dans la législation européenne.

L’Union ne peut pas subventionner les industries aussi agressivement que les États-Unis ; malgré cela, Ursula von der Leyen a récemment annoncé que le fonds de compétitivité de 400 milliards d’euros devrait être consacré à la sécurité de la chaîne d’approvisionnement, à l’exploitation minière, au stockage, au soutien des prix et à des mesures connexes, faisant écho aux outils politiques américains.

Cela crée un scénario intéressant : le secteur le plus toxique, le plus conflictuel sur le plan social, le plus controversé sur le plan politique, le plus instable sur le plan économique et le moins créateur de valeur ajoutée — à savoir l’exploitation minière que les pays occidentaux ont volontiers délocalisée pendant un siècle — est désormais devenu si important sur le plan stratégique qu’ils souhaitent le rapatrier sur leur territoire.

Les pays occidentaux ne font plus confiance au libre-échange ni à la simple dépendance vis-à-vis des importations en provenance d’Afrique ou d’Amérique latine ; ils continueront à s’approvisionner dans ces régions, mais souhaitent également que la production soit plus proche de chez eux.

De la mine au consommateur, il existe une chaîne d’approvisionnement ; est-elle à sens unique ?

Il semble souvent logique d’imaginer une chaîne d’approvisionnement comme une séquence, un ordre d’opérations. D’abord, nous exploitons les mines, puis nous raffinons les minerais. Ensuite, nous transformons les minerais raffinés en produits chimiques ou directement en produits manufacturés ; puis ceux-ci sont consommés et finissent finalement dans des décharges. C’est là une vision linéaire de la chaîne d’approvisionnement, qui a bien sûr sa validité.

Ce point de vue néglige cependant le fait que c’est en réalité la fin de la chaîne d’approvisionnement — en particulier l’ampleur de la production et de la consommation — qui détermine en premier lieu le volume d’exploitation minière. L’exploitation minière est autant une cause qu’un effet.

Pour comprendre pourquoi celle-ci est si importante, quels types d’exploitation ont lieu et où apparaissent les nouvelles frontières en matière de ressources, il faut considérer l’exploitation minière comme le résultat à la fois des modes de production et de consommation capitalistes et des décisions géopolitiques concernant les minéraux stratégiquement importants et les lieux d’extraction.

On peut envisager la chaîne d’approvisionnement de manière circulaire, non pas dans le sens d’une « économie circulaire » parfaitement efficace, mais plutôt dans le sens où les causes et les effets sont interdépendants. L’exploitation minière est déterminée par ce qui se passe à la fin de la chaîne.

À l’heure actuelle, les communautés lésées par l’exploitation minière ne sont pas les mêmes que celles qui bénéficient des produits finaux issus des minéraux extraits.

Thea Riofrancos

Qu’est-ce que cela signifie en termes de production, de prix et, en fin de compte, de mesures à prendre pour lutter contre les injustices liées à l’extraction ?

Les chaînes d’approvisionnement ne sont pas seulement des flux de biens et de services (« extraction ici, raffinage là-bas, expédition ailleurs »).

C’est là une façon valide mais incomplète de les considérer : les chaînes d’approvisionnement organisent également le pouvoir politique et économique, et elles le font souvent de manière inégale et injuste.

Une grande partie du pouvoir est ainsi accumulée par ceux qui possèdent les ressources et surtout par ceux qui contrôlent les technologies de pointe, la fabrication, la propriété intellectuelle et les brevets. Si l’on examine la chaîne d’approvisionnement, on constate que la valeur et les profits se concentrent dans certains endroits bien plus que dans d’autres.

Dans l’ensemble, les flux de ressources ont tendance à aller du Sud vers le Nord. Malgré la délocalisation, le Sud apporte plus à l’économie mondiale, en termes de ressources, qu’il n’en utilise lui-même. Il est perdant net de ses propres ressources. Cet état de fait est lié à l’histoire coloniale du capitalisme.

Les chaînes d’approvisionnement ne sont pas seulement une question de logistique, c’est aussi une question de relations de pouvoir. Comme il s’agit de relations, celles-ci peuvent être contestées et transformées. Les acteurs moins puissants — les États du Sud, les travailleurs, les communautés — peuvent s’organiser de différentes manières. Ces systèmes ne sont pas figés, ils sont dynamiques et peuvent évoluer.

Si ce qui motive l’exploitation minière est le volume de matières premières requis par notre mode de production et de consommation actuel, alors, du moins en théorie, nous pouvons changer les choses. Nous pouvons développer des modes de production et de consommation plus efficaces sur le plan matériel et donc moins gourmands en ressources.

Concrètement, comment cela pourrait-il se faire ?

Cela peut prendre plusieurs formes.

L’une d’entre elles est plus technique : comment concevoir une batterie qui nécessite moins de matériaux extraits ? Comment la rendre plus économe en ressources ? Une autre concerne la taille de la batterie : si nous électrifions un énorme SUV, nous avons besoin d’une batterie gigantesque au service d’un propriétaire fortuné ; ce n’est pas socialement équitable et cette batterie consomme beaucoup de ressources. Un véhicule électrique plus petit, plus accessible et plus abordable utilise moins de ressources et convient mieux aux travailleurs et aux classes moyennes.

Nous pouvons alors nous demander s’il n’est pas possible de changer complètement notre façon de nous déplacer. 

Un bon exemple est celui de la ville de Paris, qui a encouragé les transports publics, la marche et le vélo. Certes, ce n’est pas parfait — mais c’est mieux qu’il y a dix ou vingt ans.

De nombreuses villes dans le monde ont trouvé le moyen de réduire la dépendance à la voiture pour des raisons sociales, environnementales et économiques ; c’est le cas d’Amsterdam, Tokyo, Barcelone ou Mexico. Ces politiques réduisent le nombre de voitures, ce qui diminue le nombre de morts et de blessés dans les accidents de la route. Toutes ces alternatives de transport nécessitent moins de ressources par personne.

Même si la batterie d’un bus est aussi grande, voire plus grande, que celle d’une grosse voiture électrique, le bus transporte des centaines, voire des milliers de personnes au fil du temps. Ainsi l’utilisation des ressources par personne est bien moindre. Le volume social total de matériaux nécessaires diminue considérablement.

Avec les chercheurs du Climate and Community Project, un groupe réfléchissant sur la gouvernance et les politiques climatiques et énergétiques, nous avons démontré empiriquement que nous pouvons parvenir à des transports zéro émission avec beaucoup moins d’exploitation minière, et même atteindre plus rapidement les objectifs climatiques 3 : toutes les politiques qui élargissent les options de transport — transports publics, marche, vélo — font en effet également progresser les objectifs climatiques.

Aujourd’hui, les pays occidentaux ne font plus confiance au libre-échange ni à la simple dépendance vis-à-vis des importations en provenance d’Afrique ou d’Amérique latine.

Thea Riofrancos

Il est essentiel d’avoir une vision globale de la chaîne d’approvisionnement. Une approche courante est le recyclage, l’idée d’une « économie circulaire » ; certes, celui-ci est en effet important et nous l’avons inclus dans notre étude : les batteries peuvent être réutilisées après leur première vie, puis démontées afin de récupérer 99 % du lithium.

Au-delà du recyclage, on peut cependant modifier également l’environnement bâti, comme l’aménagement du territoire, les milieux urbains, la politique des transports. 

En remodelant la façon dont les gens se déplacent et vivent, il est possible de réduire considérablement la quantité d’exploitation minière nécessaire pour atteindre nos objectifs en matière d’émissions et de climat.

Alors que la COP30 se tient en ce moment, pouvons-nous imaginer une institution internationale qui donnerait la parole à différents acteurs, présents à différentes échelles ?

Plusieurs évolutions récentes peuvent nous inciter à le penser, en particulier les discussions en cours au sujet des « zones d’interdiction minière ».

Les « zones d’interdiction minière » font partie de la panoplie d’outils disponibles pour les militants. Bien que l’option puisse sembler radicale, il existe des exemples concrets en Amérique latine où ce genre de mesures a été privilégié. Au niveau infranational — c’est-à-dire dans certaines parties d’un pays, comme la région amazonienne ou une zone naturelle protégée — et même au niveau national, certains pays d’Amérique latine ont déclaré qu’ils n’autoriseraient pas l’exploitation minière. Le Costa Rica en est un exemple, tout comme le Honduras ; jusqu’à récemment, le Salvador avait également posé une interdiction, que le président conservateur actuel a annulée.

L’idée de « zones interdites » n’est donc pas seulement théorique. Elle consiste à mettre fin à l’exploitation minière dans une certaine zone ou à empêcher qu’elle ne commence.

Parfois, l’objectif est de maintenir une interdiction permanente.

Parfois, il s’agit d’une mesure à court ou moyen terme, une pause pour évaluer plus clairement les impacts.

Dans le cadre des entreprises qui contrôlent la plupart des informations sur leurs activités extractives, ce type de pause permet aux gouvernements et aux communautés d’évaluer les effets de l’extraction et de concevoir de meilleures stratégies de gouvernance.

Le multilatéralisme peut-il être un moyen efficace d’atteindre des normes de durabilité pour l’extraction des minéraux critiques ?

Il est très intéressant que cette proposition soit présentée à la COP30. Dans l’ensemble, je suis bien consciente que les outils multilatéraux ne sont pas toujours appliqués ou efficaces, et qu’ils sont parfois affaiblis par la diplomatie. Mais sans vouloir paraître utopiste, je pense qu’il est encore pertinent.

L’extraction minière est cependant un problème mondial, tout comme il est un problème transfrontalier : les impacts environnementaux liés à l’exploitation minière ne se bornent pas à un seul pays.

Les ressources de la Terre sont partagées, et nous devons réfléchir collectivement à la manière de les gérer et de les distribuer de manière plus équitable.

À l’heure actuelle, les communautés lésées par l’exploitation minière ne sont pas les mêmes que celles qui bénéficient des produits finaux issus des minéraux extraits ; c’est un fait empirique.

Il existe une profonde inégalité dans la répartition des dommages et des avantages. Le multilatéralisme, qui rassemble les pays dont les populations sont touchées et les pays qui sont principalement importateurs, est donc essentiel.

Une autre raison est d’ordre environnemental : les conséquences environnementales de l’extraction ne respectent pas les frontières nationales. L’Union européenne a pour tradition de traiter ces impacts transfrontaliers : nous pourrions étendre cette approche à l’échelle mondiale.

La COP30 est donc très intéressante car, comme cette demande de réflexion sur les zones interdites, de multiples propositions sur les minéraux critiques y seront présentées.

D’après mes dernières lectures, les gouvernements colombien et brésilien prévoient de proposer un pacte mondial pour la gouvernance des minéraux critiques, axé dans un premier temps sur la transparence — pour remédier au manque d’informations fiables dans les chaînes d’approvisionnement — et sur la normalisation des réglementations environnementales afin d’éviter un nivellement par le bas.

Il existe de multiples propositions car la communauté climatique — qu’on l’appelle mouvement, communauté d’experts ou appareil bureaucratique — ne peut plus ignorer la question minière. L’exploitation minière est au cœur de la géopolitique et des chaînes d’approvisionnement des technologies vertes. Il n’est donc pas surprenant qu’elle devienne un sujet majeur de la COP.

Est-ce à la COP que se conclura cette réflexion ? 

La situation me rend optimiste, non pas parce que je pense que la COP résoudra tous les problèmes — ses résultats sont limités —, mais parce qu’on ne peut que bénéficier de la multiplication des discussions multilatérales. Plus il y a d’arènes dans lesquelles les gouvernements, les sociétés et, espérons-le, les militants de la société civile du Sud peuvent participer, mieux nous nous portons.

Le projet de « capitalisme vert » est une stratégie politique de préservation du statu quo. 

Thea Riofrancos

La COP30 se tient au Brésil, où les militants jouissent d’une liberté d’expression bien plus grande que ceux des pays ayant hébergé les deux COP précédentes 4. On peut donc espérer des discussions plus honnêtes et la prise en compte de voix souvent exclues des négociations de haut niveau, comme celles des communautés autochtones.

Peu importe ce qui est adopté ou rejeté lors de la COP, que les accords soient édulcorés ou bloqués : ce n’est jamais la fin de l’histoire. Ces discussions peuvent inspirer l’élaboration de politiques régionales, par exemple en Amérique latine ou en Afrique.

Vous vous êtes rendue au Chili, au Portugal et aux États-Unis pour étudier la résistance contre les projets miniers. Comment avez-vous choisi ces terrains de recherche et quelles similitudes y avez-vous constatées ?

Je me suis rendue dans de nombreux endroits pour cette recherche, plus que pour tout autre projet précédent, et je ne m’attendais pas à faire du travail de terrain en Europe ou aux États-Unis, où je vis mais où je n’avais jamais mené de recherches.

Tous mes travaux antérieurs concernaient l’Amérique latine ; à la suite de divers événements inattendus dans ma vie, mais aussi de changements politiques tels que la tendance à la relocalisation, j’ai fini par étudier l’extraction des ressources dans les pays du Nord en m’intéressant à de nouveaux projets miniers critiques, notamment autour du lithium, au Nevada, dans le sud-ouest des États-Unis, au nord du Portugal et, bien sûr, au nord du Chili.

J’ai appris une chose qui peut sembler évidente, bien que le contraire aurait pu être constaté : les communautés de ces pays très différents avaient des plaintes très similaires à propos de l’exploitation minière. 

Cette identité témoigne en partie des pratiques de l’industrie minière qui, à des degrés divers, sont similaires dans le monde entier et dont les impacts sociaux et environnementaux sont souvent semblables d’un pays à l’autre ; elle témoigne également des réseaux et des discours communs aux militants.

Cette identité dans les répertoires d’action militants est-elle une simple coïncidence ?

Ce n’est pas parce que deux industries sont toutes deux nuisibles à l’environnement que ceux qui s’y opposent développent le même cadre analytique ou le même répertoire de résistance. Ces cadres sont appris et diffusés ; ils se propagent à travers les mouvements.

C’est une telle diffusion que j’ai constatée sur mes terrains d’enquête : les communautés confrontées à ces projets — lorsqu’elles choisissent de résister, ce qui n’est pas toujours le cas — apprennent souvent de la même manière les méfaits de l’exploitation minière et commencent à identifier des tactiques similaires. Doivent-elles intenter des poursuites judiciaires ? Doivent-elles bloquer la mine ? Doivent-elles faire appel à des scientifiques pour mener des études indépendantes sur les effets environnementaux ?

Ces stratégies sont courantes, mais elles ne sont pas apparues spontanément en ces différents lieux : elles viennent d’ailleurs et ont circulé à l’échelle mondiale. J’ai parfois entendu des personnes de différents pays prononcer presque la même phrase, non pas parce qu’elles suivaient un script, mais parce que toute personne active dans les mouvements sociaux apprend des autres.

Ce que nous observons, c’est cette dynamique à l’échelle mondiale.

Fonctionnaires, politiciens, industriels, militants, populations locales : vous avez été confrontée à de nombreux intérêts différents, à des discours potentiellement contradictoires, et même à des langages différents — le langage et la logique du capitalisme, le langage de la justice climatique ou celui de la fraternité avec les autres êtres vivants. Existe-t-il une possibilité de concilier ces logiques ?

Se demander si ces logiques sont compatibles, c’est en somme se demander si le capitalisme peut être vert ; dit autrement, il s’agit de savoir si nous pouvons concilier la protection de l’environnement, la protection de la nature non humaine, la préoccupation pour la crise de la biodiversité, la crise de l’eau et, bien sûr, la crise climatique — toutes choses liées entre elles — avec le mode de production capitaliste. 

Je me suis beaucoup demandée si le concept de « capitalisme vert » avait un sens : j’ai jugé nécessaire de l’aborder directement dès le début de mon livre.

Lorsque j’utilise le terme « capitalisme vert », je ne veux pas dire que le capitalisme devient soutenable.

Je fais plutôt référence aux chaînes d’approvisionnement et aux secteurs économiques qui se prétendent verts parce qu’ils sont liés à la transition énergétique, à l’adaptation au changement climatique ou à l’atténuation de ses effets ; je fais aussi référence à ceux liés à la résolution de problèmes environnementaux.

L’usage du mot de « capitalisme vert » est-il donc un paravent pour des intérêts peu liés à la lutte contre le changement climatique ?

Parfois, ce terme de « capitalisme vert » est employé par des entreprises qui vantent une nouvelle technologie « verte » ; parfois, il est utilisé par l’Union européenne, qui dispose de taxonomies définissant ce qui constitue une industrie verte.

Parfois aussi, le lien entre les deux termes de l’expression est scientifiquement fondé : par exemple, il est empiriquement vrai qu’une batterie au lithium peut stocker de l’énergie renouvelable et permettre le transport sans brûler de combustibles fossiles.

D’autres utilisations du terme touchent à des technologies telles que la géo-ingénierie ou le captage du carbone, qui ne sont pas encore pleinement développées et peuvent avoir des implications dangereuses.

Le label « vert » ne garantit donc pas que quelque chose est durable ou soutenable ; il indique seulement que quelqu’un revendique un lien avec l’action climatique ou un avantage environnemental.

Le concept de capitalisme vert me permet d’examiner ce que font tant les entreprises que les gouvernements et ce à quoi ressemblent ces chaînes d’approvisionnement ; si je le rejetais complètement, il y aurait moins de raisons d’étudier ces secteurs particuliers. Ceux-ci sont pourtant intéressants, précisément parce qu’ils prétendent contribuer à « sauver la planète » ; cela nous amène à nous demander s’ils le font réellement. Dans de nombreux cas, ce n’est peut-être pas le cas, ou du moins pas de la manière la plus écologique ou la plus juste socialement.

Quelle alternative peut émerger face à cette défense du statu quo ?

Ce que j’affirme dans mon livre, c’est que le capitalisme vert est un projet politique ; il est politique parce qu’il promeut l’idée que nous n’avons pas besoin de changer le capitalisme pour atteindre les objectifs environnementaux.

Selon ce projet, nous pouvons conserver intacte la majeure partie du système économique existant, changer la source d’énergie, ajuster certains matériaux, modifier les pratiques agricoles et réduire ainsi les émissions. Il s’agit donc bien d’une stratégie politique de préservation du statu quo qui vise à lutter contre la crise climatique sans transformer fondamentalement l’économie politique du capitalisme ou des États libéraux.

On peut ainsi se demander s’il est possible d’atteindre les objectifs climatiques sans modifier les structures profondes de nos systèmes économiques et politiques.

Je ne crois pas — pour aller à l’extrême opposé — que nous ayons besoin d’une révolution aujourd’hui pour lutter contre le changement climatique demain ; plusieurs processus peuvent se dérouler simultanément et les transitions sont inévitables.

Même si l’objectif était de construire une économie post-capitaliste — ce qui est un objectif valable —, cela ne se ferait pas du jour au lendemain.

Le « capitalisme vert » est un projet politique : il promeut l’idée que nous n’avons pas besoin de changer le capitalisme pour atteindre les objectifs environnementaux.

Thea Riofrancos

S’il est souhaitable d’échelonner, quels seraient les jalons pour atteindre les objectifs climatiques ? 

Pour la gauche, il s’agit plutôt de chercher comment rendre l’économie plus verte, les technologies plus accessibles, moins gourmandes en ressources, plus abordables et plus équitables ; de chercher encore comment introduire de nouveaux cadres économiques qui répondent à la crise multiforme — climat, biodiversité, eau, santé publique, coût de la vie — de manière à créer une dynamique en faveur d’un changement systémique. Nous devons également être cohérents avec nous-mêmes en reconnaissant qu’il s’agit là d’étapes transitoires.

Même si la gauche gouverne un pays, elle continuera à gouverner une économie capitaliste ; elle peut appréhender cette situation en étendant la propriété publique, en réglementant plus efficacement et en essayant d’orienter les investissements privés vers des résultats socialement bénéfiques.

Il faut agir sur plusieurs fronts à la fois, car la crise climatique, les crises écologiques et les crises de santé publique sont urgentes. Nous ne pouvons pas attendre un modèle économique parfait pour y remédier.

Nous devons lutter contre ces crises avec les outils dont nous disposons, tout en en fabriquant de manière créative de nouveaux — et composer avec le contexte imparfait du présent.

Sources
  1. Gabriel Boric est président du Chili depuis 2022.
  2. La « géoéconomie » désigne une compétition géopolitique qui s’inscrit dans le cadre de l’économie, où des pays se disputent les ressources et la production de certains biens.
  3. Achieving Zero Emissions with More Mobility and Less Mining, Climate and Community Institute, janvier 2023.
  4. La COP29 s’était tenue à Bakou, en Azerbaïdjan ; la COP28 à Dubaï, aux Émirats arabes unis.
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