Le Climat est un sport de combat, une conversation avec Laurence Tubiana et Emmanuel Guérin
Dix ans après l’accord de Paris sur le climat, le monde est méconnaissable.
Est-il encore possible de réussir la transition ?
Dans leur dernier ouvrage, Emmanuel Guérin et Laurence Tubiana donnent un cap et une méthode.
Entretien.
Vous avez choisi pour ce livre une variation sur un fameux titre bourdieusien. Nous avons envie de le prendre au sérieux, en vous demandant : si le climat est un sport de combat, lequel serait-il ?
Emmanuel Guérin Le judo ! C’est un sport où, si l’on est bon, on peut battre un adversaire beaucoup plus fort, parce que l’on apprend à utiliser sa force contre lui.
Laurence Tubiana Les arts martiaux mixtes (MMA), ça va être en effet plus difficile, même si leur statut presque officiel de sport trumpiste pourrait ouvrir à une stratégie contre-hégémonique. Le judo, en plus des qualités décrites par Emmanuel, est entièrement structuré sur des mouvements de bascule.
Le livre se lit comme une réflexion sur l’histoire de l’écologie écrite comme une histoire du temps présent. Il ne semble pas posséder une philosophie de l’histoire au sens classique du terme : on n’y trouve pas l’impression d’une direction, d’un progrès systématique ou d’un sens global orienté vers le meilleur. En revanche, il se dégage du livre une philosophie de l’action, qui débouche sur une sorte de philosophie de l’histoire. Vous évoquez ces moments d’impasse, de blocage, où tout semble impossible ; par exemple, vous rappelez en ouverture la COP de Copenhague et son échec. Après ces contrecoups, une brèche se crée et c’est en l’ouvrant que devient possible une bifurcation. Est-ce ainsi que vous expliqueriez le sens de l’histoire de la lutte contre le changement climatique, celle que vous racontez ?
Il y a, dans toutes les situations dramatiques — comme celle par laquelle s’ouvre le livre et que nous avons vécue avec une intensité particulière — quelque chose de paradoxal : au cœur même des périodes les plus sombres naissent les graines d’un renouveau.
Dans l’échec pousse toujours un élément de vie. Les cycles ne sont pas linéaires, mais marqués par ces moments de résurgence qui émergent à partir des phases de paralysie. Comme après une tempête ou un incendie, la vie reprend. Dans l’échec même se trouvent les éléments de la réponse à apporter : toute impasse contient déjà les germes de ce qui adviendra ensuite.
C’est cela qui reste toujours étonnant à observer. Toute la question de l’action réside alors dans la manière dont, au moment le plus obscur, on parvient à discerner les éléments capables de relancer le cycle.
Nous traversons aujourd’hui une période particulièrement sombre : où se trouvent les forces qui permettront le recommencement ?
Nous avons conclu ce livre par un chapitre intitulé « Où est le feu ? » — c’est-à-dire, où se trouve la résurgence ? D’où viendra-t-elle, et sur quoi pourrons-nous la construire ?
C’est dans cette perspective que nous avons écrit : raconter les événements, mais aussi chercher ce qui, en eux, était déjà en germe.
Emmanuel Guérin Il y a dans le livre deux types de chapitres : d’une part, ceux qui racontent une histoire centrée sur un événement, une situation, mais aussi sur des personnes. Nous tenions à montrer que les individus ont un véritable pouvoir sur l’histoire, un pouvoir d’agir, et que ce pouvoir s’exerce dans des contextes concrets.
D’autre part, il y a des chapitres qui embrassent des périodes plus longues, où nous voulions montrer que, si les individus conservent leur capacité d’action, il existe aussi de vastes forces géopolitiques, macroéconomiques et sociales, dotées non pas d’une autonomie totale, mais d’une logique propre. Sans en comprendre la dynamique, il est impossible de situer précisément où se joue la possibilité d’agir pour le climat.
Pourquoi avoir choisi de mettre en scène cette contradiction entre la structure et le sujet ?
C’était au début un problème de composition : notre travail a surtout consisté à rendre vivant et haletant le récit d’événements et de personnages pour la plupart assez connus. Il m’est pourtant arrivé d’être surpris, notamment lorsque nous écrivions les passages portant sur le temps long. Certains épisodes sont en effet étonnants, autant par ce qui s’y produit que par ce qui ne s’y produit pas.
Nous évoquons la Chine du début des années 2010 : alors que la presse occidentale insistait sur l’échec de Copenhague, Pékin posait en réalité les fondations de ce qui allait devenir sa domination actuelle sur les technologies de la transition énergétique. C’est un renversement saisissant qui expliquera plusieurs évolutions — y compris le projet des Nouvelles routes de la soie.
Il existe d’autres moments tout aussi inattendus : par exemple, lorsque les mouvements de jeunesse prennent forme, ou quand les Gilets jaunes débouchent sur la Convention citoyenne. Ce sont des périodes où nous passons notre temps à élaborer des plans, à chercher comment agencer les pièces pour avancer dans la bonne direction — et malgré nos efforts, notre planification, des moments de surprise surviennent qui changent tout.
Le monde d’aujourd’hui n’a cependant rien à voir avec celui d’il y a dix ans, au moment de l’adoption de l’Accord de Paris : les sujets liés au climat ont pénétré dans tous les milieux de la société.
Emmanuel Guérin
Pour répondre à votre question : s’il existe une philosophie de l’action écologique, elle doit être à la fois une philosophie de la planification et de l’ouverture : celle qui accepte d’être surprise par les chemins imprévus que prend toute action décisive.
L’ouvrage aborde également une question centrale : la transformation de la question climatique d’un problème scientifique en un objet politique.
Laurence Tubiana Oui, il s’agit d’abord d’une histoire scientifique, puis politique au sens institutionnel du terme, celle des négociations diplomatiques classiques.
Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est que la science elle-même est devenue un objet politique ; mais ce que je trouve fascinant tout au long de la période que l’on traite dans le livre — des années 2010 à nos jours —, c’est la manière dont un véritable public s’est constitué autour de la question climatique. Nous constatons un déplacement d’un domaine réservé aux acteurs privilégiés et régaliens des États-nations — celui de la diplomatie internationale — à une prise en main citoyenne.
Nous avons été témoins de cette transformation qui mériterait un développement plus théorique : nous sommes passés de quelques ambassadeurs qui discutent dans un coin, à Kyoto, à des citoyens qui intentent des procès. Aujourd’hui, plus de 1 500 actions en justice liées au climat sont en cours. Les jeunes du Vanuatu ont réussi à obtenir un avis de la Cour internationale de justice. Ce choc entre individus et institutions est un raccourci extraordinaire.
C’est pour cette raison que celles et ceux qui s’engagent sur ces questions ne décrochent plus : il se passe quelque chose de singulier et de puissamment mobilisateur. Qu’un jeune de banlieue puisse se dire : « Je vais agir, moi aussi, en tant que citoyen du monde pour le climat », c’est une provocation magnifique, une transgression des frontières institutionnelles.
Les exemples abondent : en Pologne, des pompiers ont commencé à sensibiliser leurs concitoyens après des incendies, entraînant avec eux des libraires… Une véritable prise de pouvoir d’agir s’est opérée.
Le climat est devenu un objet politique transformationnel. C’est pourquoi l’écologie, sur le plan politique, est elle aussi fondamentalement transformationnelle. C’est sans doute pour cela qu’elle résiste à toute synthèse partisane : elle échappe à ces tentatives, tant elle est radicalement nouvelle et, d’une certaine manière, révolutionnaire.
Si l’on parvient à faire comprendre à quel point cette dynamique bouleverse la structure même de la politique — la manière dont les individus entrent dans la sphère publique, non plus pour défendre leurs intérêts, mais pour prendre en charge un bien commun planétaire —, alors on saisit ce qui se joue ici. L’exemple des jeunes des banlieues engagés pour le climat me touche particulièrement : ils refusent l’assignation à leur identité ou à leur exclusion, pour revendiquer quelque chose de bien plus vaste qu’eux-mêmes.
Depuis 1997, l’Europe s’est affirmée sur la scène internationale grâce à son leadership climatique. Ce succès extérieur nourrissait en retour la légitimité de ses choix en interne.
Laurence Tubiana
Je me souviens de la joie immense qui a accompagné la conclusion des négociations à Paris : les ministres eux-mêmes n’étaient plus les mêmes. Leur perception des intérêts avait évolué. Nous l’avons expliqué en disant que les idées transforment la perception des intérêts — ce que soutient d’ailleurs le constructivisme en philosophie des relations internationales —, mais aussi les personnes. On le voit par exemple avec Connie Hedegaard : conservatrice danoise, elle a été durement éprouvée à Copenhague, avant de devenir une excellente commissaire européenne. Elle s’est littéralement dépassée.
C’est cela, au fond, que je trouve le plus fort, et que j’aimerais que notre livre fasse comprendre : le climat, en tant qu’enjeu politique, transforme ceux qui s’y engagent.
Au début du livre, nous sommes à Copenhague. Vous y décrivez le rapport de forces : les chefs d’État reprennent la main, mais cela ne fonctionne pas. Puis, à Paris, la dynamique change : l’action se déploie à tous les niveaux — local, national, international —, et vous mettez en avant la diversité des acteurs engagés. En lisant cela, à la lumière de ce qui se passe aujourd’hui dans le monde, la question se pose : ne sommes-nous pas en train de revenir à une situation semblable à celle de Copenhague ?
Emmanuel Guérin Il y a, aujourd’hui, certains éléments qui rappellent la période de 2009 : l’affrontement entre les États-Unis et la Chine, une forme d’incompréhension persistante entre le Nord et le Sud global et l’affirmation très forte — presque archaïque — de la souveraineté nationale. En ce sens, il y a en effet des ressemblances entre la situation présente et celle de Copenhague.
D’un autre côté, ce que nous essayons de montrer, c’est que si l’action peut progresser, reculer ou s’interrompre, elle ne revient jamais exactement au point où on l’avait laissée.
La différence avec 2009 est immense : à Copenhague, il s’agissait encore d’un pur affrontement entre États-nations — un jeu à somme nulle où chacun cherchait à préserver ses intérêts.
Nous en avons tiré une leçon très claire pour la COP21 à Paris : il fallait dépasser cet affrontement interétatique, et construire consciemment un autre niveau d’action — celui des maires, des gouverneurs, des collectivités territoriales, des entreprises, des investisseurs et d’une partie de la société civile organisée.
Le monde d’aujourd’hui n’a cependant rien à voir avec celui d’il y a dix ans, au moment de l’adoption de l’Accord de Paris. Ce n’est pas seulement une prise de conscience qui nous sépare : depuis ce temps, ces sujets ont pénétré dans tous les milieux de la société, comme celui du travail. C’est là un changement considérable.
À l’approche de la COP30 au Brésil, nous insistons beaucoup sur ce point : il faut rouvrir les portes et les fenêtres. Parler des collectivités, des entreprises ou des grandes villes ne suffit plus. Nous plaidons pour une implication directe des citoyens, à travers des formes de démocratie participative ou délibérative. C’est à ce niveau qu’il faut penser l’action, celle-ci ne devant plus être comprise comme une seule mobilisation institutionnelle ou économique. Sans cela, politiquement, nous ne serons pas au bon endroit.
Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est que la science elle-même est devenue un objet politique.
Laurence Tubiana
Je crois d’ailleurs que nous sommes en ce moment au creux de la vague. La violence du contexte est sans commune mesure avec celle de 2009 ou 2015 : les chocs sont beaucoup plus forts ; mais, en miroir, les forces qui poussent à l’action sont elles aussi plus étendues, plus profondes et plus structurées.
On ne sait pas encore de quel côté l’équilibre se fera, mais on sent bien que tout est en mouvement.
On a effectivement cette impression que tout est en mutation ; dans le même temps, la Chine accélère la transformation de son économie. Plus encore, elle a trouvé dans la transition un levier de sa puissance géopolitique.
Laurence Tubiana Nous revenons tout juste de Chine. Lors des discussions que j’y ai eues, l’un de mes interlocuteurs a voulu parler de la situation aux États-Unis. Il voulait savoir si ce progrès dans la lutte contre le changement climatique allait s’arrêter. Ma réponse a été la suivante : « Oui, Trump va sans doute bloquer les choses ; c’est une période extrêmement violente, mais le train est lancé. Il est désormais inarrêtable. » Mes interlocuteurs pensent la même chose : Trump n’est qu’un « bump » de l’histoire.
Ce qui se passe est d’autant plus violent que nous assistons à la fin de l’hégémonie américaine, à la fin de l’empire.
Emmanuel Guérin C’est ce qui est intéressant aujourd’hui avec la Chine : ils ne considèrent pas Trump comme une anomalie de l’histoire des États-Unis, mais ils veulent s’assurer que les choses ne reviendront pas en arrière.
Laurence Tubiana On sent bien qu’une idée les obsède : celle qu’il n’est plus possible de revenir en arrière et que nous assistons à la fin de l’empire des fossiles. Ils jugent qu’un tel scénario est inéluctable, même si — et c’est ce qui a été tout à fait extraordinaire — l’invasion de l’Ukraine a profondément redistribué les cartes.
Poutine lui-même l’a exprimé très clairement : selon lui, les énergies renouvelables représentent une menace. Il s’en est d’ailleurs pris aux Européens sur ce terrain. On perçoit, dans cette conflagration — qui est aussi désormais une confrontation entre les États-Unis et l’Europe — une charge idéologique. Lorsque Peter Thiel dit que « l’Europe est l’Antéchrist » parce qu’elle incarne des valeurs environnementales, il exprime une hostilité fondamentale : l’Europe devient l’ennemie précisément parce qu’elle conteste la vision messianique du progrès portée par les États-Unis.
Ce rapport à l’environnement, à la nature et au collectif global est en train de devenir un axe structurant de la géopolitique. Il se dessine même une alliance tragique entre Poutine et Trump, tous deux à la tête d’empires fossiles.
L’Accord de Paris a joué le rôle d’un moment de cristallisation ; paradoxalement, le meilleur défenseur de cet accord est aujourd’hui la Chine, pour des raisons objectives, certes — des motivations économiques et stratégiques —, mais aussi parce que cette vision de la transformation correspond à sa propre trajectoire qu’elle regarde maintenant avec une forme d’inquiétude : pour elle, il n’est plus question de revenir en arrière.
On peut lire les premiers chapitres du livre comme une illustration de la rivalité entre les États-Unis et la Chine. Vous écrivez, pour raconter l’histoire de l’Accord de Paris, qu’il est impossible d’obtenir un accord global sur le climat sans un accord préalable entre ces deux pays. Cette affirmation est-elle toujours valable aujourd’hui ?
Laurence Tubiana Le couple États-Unis–Chine a cessé d’exister comme moteur structurant du multilatéralisme. Désormais, c’est plutôt des rapports entre pays émergents et, peut-être, de la survie du projet européen que dépend la dynamique mondiale.
Les États-Unis, eux, sont pris dans leur propre crise interne. Je ne vois pas à court terme de rupture dans la logique américaine : cette crise est trop profonde et s’attaque même aux fondements de sa puissance technologique et économique. Il n’y a pourtant pas de nouvelle puissance hégémonique pour remplacer les États-Unis : le discours chinois sur la gouvernance globale demeure extrêmement superficiel.
Ce qui me frappe, en écoutant et en lisant les Américains — et même en comparant avec l’Europe —, c’est à quel point les logiques de croissance restent maximalistes aux États-Unis.
Emmanuel Guérin
Sommes-nous alors entrés dans une longue phase de développement des nationalismes, dont nous ne connaissons pas encore la forme, ni les opportunismes qu’ils susciteront ? Cela rappelle la période des non-alignés : des pays hésitant entre deux blocs, générant, au cœur de la Guerre froide, un ensemble d’attitudes opportunistes et instables.
Nous sommes à nouveau dans une période de ce type — et, pour le climat, ce n’est pas une bonne nouvelle.
Emmanuel Guérin Il y a aujourd’hui une autre tendance de fond, qui, à mes yeux, est insatisfaisante — surtout lorsqu’on lui cède sans réserves : c’est l’idée des coalitions de volontaires. Celle-ci consiste à affirmer qu’il faut, d’une part, défendre un multilatéralisme essentiel et, d’autre part, être lucide sur le fait que dans les prochaines années — et sans doute au-delà —, l’action se jouera davantage dans des ensembles plus restreints : des groupes de pays, de collectivités, d’entreprises et d’investisseurs capables de créer ensemble les conditions — commerciales, industrielles et financières — pour aller plus vite que la moyenne.
Il y a là un intérêt réel, et cette logique correspond d’ailleurs à la période actuelle de mise en œuvre ; mais, pour être honnête, elle me laisse quelque peu sur ma faim. En effet, à mesure que le champ géopolitique se réorganise, ces coalitions se multiplient sur tous les fronts : énergie, agriculture, industrie, finance. À chaque COP, des dizaines de nouvelles déclarations sont publiées, si bien que même les meilleurs spécialistes peinent à s’y retrouver.
On finit par manquer d’un fil directeur, d’un récit d’ensemble.
La vraie question aujourd’hui c’est ce que l’Europe va faire. Son leadership international est aujourd’hui bien moins affirmé, bien plus contesté qu’il ne l’était il y a cinq, dix ou quinze ans.
L’Europe, qui avait fait de la transition énergétique un levier de souveraineté juste après l’invasion de l’Ukraine par la Russie — et qui considère depuis longtemps son engagement climatique comme une partie de sa force sur la scène mondiale — semble aujourd’hui tentée de revenir en arrière. Comment voyez-vous cette tendance ?
Laurence Tubiana Il n’y a effectivement plus aujourd’hui ce cercle vertueux qui, pendant longtemps, a soutenu le rôle d’avant-garde de l’Europe.
Depuis 1997, l’Europe s’est affirmée sur la scène internationale grâce à son leadership climatique. Ce succès extérieur nourrissait en retour la légitimité de ses choix en interne. Or, cette dynamique d’auto-renforcement est en train de s’effondrer, fragilisée à la fois par les doutes internes, par les poussées conservatrices au sein du continent et, surtout, par le choc de la guerre en Ukraine.
Il est d’ailleurs très surprenant de voir la France s’engouffrer si vite dans cette brèche.
La gouvernance, on le sait, repose toujours sur des niveaux d’action imbriqués : les acteurs nationaux s’appuient sur l’international pour réaffirmer leur position interne, et inversement. Ce jeu d’équilibre, cette chorégraphie, s’est brisée avec la guerre.
L’invasion russe de l’Ukraine a offert un champ d’action inédit au secteur du pétrole et du gaz ; elle a été le déclencheur d’une lutte titanesque, une confrontation entre modèles de ressources presque impériale au sens classique du terme.
Le problème, c’est qu’un des acteurs centraux — la Chine — dispose désormais de tous les éléments de puissance, sans encore savoir ce qu’elle veut en faire.
Après Copenhague, la Chine a pris un réel virage : elle transforme son positionnement en un leadership écologique qui s’incarne dans une stratégie industrielle. À partir de ce moment, la matrice écologique cesse d’être un simple objet de diplomatie ou de politique pour devenir un moteur de puissance. Pourquoi n’a-t-on pas réussi à faire la même chose en Europe ? Dan Wang a proposé une explication aussi brutale que suggestive : « Les Américains sont des avocats, les Chinois sont des ingénieurs. » On pourrait presque compléter la formule en ajoutant : « Les Européens sont des fonctionnaires — ou des hauts fonctionnaires. »
Emmanuel Guérin En lisant cela, je me suis demandé ce que seraient les Européens, si les Chinois étaient des ingénieurs et les Américains des avocats. Je me disais que, dans ce cas, les Européens seraient sans doute des juristes… mais des juristes de droit public. S’ils étaient ingénieurs, ils seraient plutôt des ingénieurs institutionnels.
Sans naïveté aucune quant à la nature du régime politique chinois, il faut reconnaître qu’il y a là quelque chose d’assez impressionnant : une capacité pratique à mettre en œuvre ce qui a été décidé. En somme, la Chine a réalisé un Green Deal et une Inflation Reduction Act avant l’heure — avec près de dix ans d’avance.
En Europe, à l’inverse, nous avons hérité depuis les négociations de Kyoto d’une approche largement inspirée des États-Unis : celle du marché carbone et de l’ajustement des prix relatifs. On pensait qu’en fixant un plafond d’émissions, le marché ferait par le jeu des prix tout ce qu’il restait à accomplir.
Aujourd’hui, la géopolitique du climat est devenue une géoéconomie des chaînes de valeur.
Emmanuel Guérin
Cette vision économique est un héritage du paradigme libéral ; elle est fondée sur l’idée qu’il faut internaliser une externalité négative. Ce modèle a été extraordinairement influent, et l’Europe l’a parfois appliqué avec plus de rigueur que les Américains eux-mêmes.
En Chine, la politique climatique repose depuis longtemps sur un tout autre triptyque : une politique industrielle, une politique d’innovation technologique et une politique de sécurisation des approvisionnements en minerais et ressources critiques. Ces trois dimensions sont pensées de manière intégrée, cohérente et accélérée depuis 2010 — ce qui explique largement les résultats observés aujourd’hui.
L’Europe, de son côté, commence seulement à parvenir au niveau de cette compréhension plus systémique des faits : il ne s’agit pas uniquement de mener une politique d’ajustement des prix, mais aussi, et peut-être surtout, une politique d’investissement.
Comment expliquer que l’on en soit arrivé à ce consensus plutôt qu’à un autre ? S’agit-il d’un phénomène relevant de la sociologie des élites ?
Laurence Tubiana Le marché carbone européen naît en 2005, avec l’idée que la régulation par le marché peut devenir un instrument central de politique climatique. Mais ce contexte s’inscrit dans une période de libéralisation profonde : celle de la domination intellectuelle des économistes — sans doute plus encore que des juristes — sur la pensée politique et de la fin de l’État-providence.
Lorsque Tony Blair commande le rapport Stern, il incarne parfaitement cette vision : une économie régulée par des agences indépendantes, où l’on fixe les règles et où les dynamiques de marché produisent d’elles-mêmes l’efficacité.
L’Europe est alors marquée par ce modèle de la troisième voie : des politiques de régulation sophistiquées, mais une confiance presque absolue dans la capacité des mécanismes économiques à intégrer les externalités environnementales.
Pendant des années, le débat public européen se résume à une opposition technique : faut-il instaurer une taxe ou un marché du carbone ? On en parle indéfiniment — sans jamais se demander comment ces dispositifs produiront concrètement la transformation. Les questions d’investissement n’émergent vraiment qu’en 2020 avec la pandémie de Covid, lorsque le paradigme commence à se fissurer.
Le Covid, d’une certaine manière, marque la première crise profonde du modèle libéral dominant : il oblige à repenser le rapport entre économie, politique et bien commun.
J’ai souvent expliqué à mes étudiants que les économistes ont été, paradoxalement, l’un des principaux freins à l’action climatique rapide. Avec leurs modèles de taux d’actualisation, ils repoussaient sans cesse l’urgence à demain. William Nordhaus, lauréat du prix Nobel d’économie, déclare que l’optimum économique se situe autour de quatre degrés.
L’Union européenne, fortement influencée par les traditions britannique, hollandaise et suédoise, s’inscrit dans cette logique : celle d’un système de régulation, de politiques antitrust, de la libre concurrence.
Emmanuel Guérin Il y a aussi des aspects de politique institutionnelle. En confiant à une direction de la Commission européenne la supervision du marché carbone, on a donné un levier d’influence considérable : plus le prix du carbone augmente, plus les acteurs viennent frapper à sa porte — pour se plaindre, négocier ou demander des ajustements.
Au-delà de cette mécanique institutionnelle, une question plus fondamentale se pose : pour que l’Europe, en tant qu’entité politique, puisse réellement agir, quels sont les instruments économiques dont elle dispose ? C’est pour cette raison que l’on a choisi un marché carbone.
L’Europe avance par tâtonnements, dans une configuration institutionnelle complexe sous-optimale, en essayant de comprendre sur quels leviers elle a réellement la main.
Vous citez dans votre livre Bush, déclarant que « le mode de vie américain n’est pas négociable ». Ce printemps, à l’annonce des nouveaux droits de douane, Donald Trump a eu une sortie assez surprenante. Il a déclaré que les enfants américains pourraient désormais recevoir « deux poupées au lieu de trente ». Faut-il y voir le signe inattendu d’une forme de sobriété qui émergerait d’un côté où on ne l’attendait pas du tout ?
Laurence Tubiana Trump agit comme un agrégateur : on ne sait jamais ce qu’il va rassembler, ni dans quel sens. Si l’on regarde pourtant la Silicon Valley, qui l’accompagne dans ce deuxième mandat, celle-ci reste animée par une foi absolue dans le progrès : il faut avancer, innover, croître — la croissance est un horizon indépassable.
Il faut aussi nuancer ce propos de Trump par cet autre de son secrétaire à l’Énergie, Chris Wright : « Le mode de vie américain nécessite en moyenne 13 barils de pétrole par personne et par an. Les sept autres milliards d’êtres humains consomment, eux, en moyenne seulement trois barils par personne et par an. Nous avons besoin de plus d’énergie. Beaucoup plus d’énergie. »
Emmanuel Guérin La coalition qui se fait autour de Trump est en effet très éclatée. Ce qui me frappe, en écoutant et lisant les Américains — et même en comparant avec l’Europe —, c’est à quel point les logiques de croissance restent maximalistes aux États-Unis.
On observe tout de même, dans certains segments de cette coalition, une forme d’alignement partiel sur une partie de l’agenda climatique. Toute la mouvance autour des énergies renouvelables s’y intéresse, par exemple, non pas par désir de réduire les émissions, mais par désir d’autonomie ou de liberté.
En Europe, nous avons hérité depuis les négociations de Kyoto d’une approche largement inspirée des États-Unis : celle du marché carbone et de l’ajustement des prix relatifs.
Emmanuel Guérin
Je suis aussi frappé par la vigueur du discours contre Big Food et Big Pharma. Celui-ci est très virulent dans certains cercles : cela peut devenir une porte d’entrée pour parler d’environnement.
Aujourd’hui, il semble que l’espace pour agir se rétrécit. Bien sûr, il reste toujours des marges, des possibles, mais l’espace pour l’action politique, tel qu’on peut le percevoir depuis l’Europe, semble se refermer progressivement. Que peut-on faire pour le garder ouvert ?
Laurence Tubiana Il y a une affectio societatis européenne qui existe. Il faut reconstruire à partir de cela. Quand on regarde les deux grands chocs récents — la guerre en Ukraine d’abord, puis l’arrivée au pouvoir de Trump — ces événements révèlent à quel point les forces économiques sont profondément opportunistes. Il y a eu au sujet de l’environnement un effet d’aubaine : on disait être pour l’environnement, mais au fond, on s’en moquait — on suivait simplement le mouvement pour investir là où les conditions étaient les plus favorables. Il n’y a pas de problème pour changer de cap aujourd’hui et aller aux États-Unis si la Maison-Blanche le demande.
De ce côté-là, il n’y a pas d’espoir politique.
En parallèle, on assiste à une crise immense des partis progressistes européens qui sont aujourd’hui moribonds. Il y a pourtant en Europe une énergie encore vive, une volonté bien réelle d’agir ensemble. Cette volonté est cependant trahie — par les partis, par les manipulations, par une certaine lâcheté aussi face à la bataille culturelle que l’Europe refuse de livrer.
Peut-être faudrait-il justement reprendre cette bataille culturelle, à partir de cette affection-là : celle pour un ensemble de valeurs qui ne sont pas d’abord économiques. Il faudrait se demander comment reconstruire l’affectio societatis européenne avec les citoyens, là où ils sont, là où s’inventent leurs actions collectives, là où ils défendent ce qui compte pour eux.
La société européenne est d’une vitalité remarquable, j’en suis convaincue ; cette vitalité se trouve même en France, mais elle ne connaît pas de traduction politique — ou bien cette traduction est empêchée, voire récupérée. Je crois pourtant qu’il faut y revenir : il nous faut retrouver l’Europe comme espace de culture et de valeurs partagées.
C’est là que tout peut recommencer.
Emmanuel Guérin Je me laisse la possibilité d’être surpris. Je ne sais pas exactement quels seront les mécanismes par lesquels tout cela va passer — mais je crois qu’il faut faire plusieurs choses en même temps. Quand je vois, au quotidien, dans nos échanges avec les uns et les autres, quels sont les lieux où l’on puise de l’énergie, de l’espoir, je constate l’existence de réelles poches de dynamisme. On sent qu’il se passe quelque chose, qui demande à devenir plus important encore.
S’il existe une philosophie de l’action écologique, elle doit être à la fois une philosophie de la planification et de l’ouverture.
Emmanuel Guérin
Il faut vraiment investir l’espace de la démocratie délibérative et participative, et mener des actions concrètes à l’échelle locale ; il faut les hisser à l’échelon de la gouvernance mondiale, pour inventer en retour d’autres formes d’action sur le terrain.
Il y a aussi beaucoup à faire dans le champ géoéconomique. Il est essentiel de garder une perspective réaliste et parfois un peu brutale : l’espace ne peut pas se rouvrir uniquement par la politique locale. La géopolitique du climat est devenue une géoéconomie des chaînes de valeur.
Aujourd’hui, cela se traduit concrètement par des arbitrages difficiles pour les Européens, par exemple, sur les objectifs 2035 et 2040 : comment faire pour ne pas devenir un simple marché pour les produits chinois ?
Les autorités chinoises ont besoin que les marchés européens leur restent ouverts, mais il va se jouer là quelque chose de crucial. Au fond, il va falloir apprendre à faire avec la Chine ce qu’ils ont fait avec nous depuis une vingtaine d’années.