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Après deux ans presque exclusivement consacrés à la conduite de la guerre au Proche-Orient, on reparle enfin de paix et c’est une très heureuse nouvelle. Les otages sont enfin libérés, certains prisonniers palestiniens reviennent chez eux et les bombardements israéliens devraient cesser sur Gaza.
Le plan Trump, qui succède au cessez-le-feu obtenu en janvier 2025, s’est imposé à l’agenda des décideurs régionaux, peu après l’initiative franco-saoudienne de reconnaissance de l’État de Palestine. À ce plan, il faut ajouter celui de Tony Blair pour Gaza, élaboré en étroite collaboration avec Trump, son gendre Jared Kushner, son envoyé au Moyen-Orient Steven Witkoff, et probablement les Émiriens et les Saoudiens.
Lors de son discours à la Knesset, Donald Trump a multiplié les déclarations tonitruantes : son accord était un « triomphe incroyable pour Israël et pour le monde », « la fin d’un long cauchemar », « l’aube historique d’un nouveau Moyen-Orient ».
Faut-il y croire ? Malheureusement non, et de hauts diplomates du Golfe que j’ai rencontrés très récemment n’y croient pas non plus.
Rien de tout cela n’aura lieu.
Le plan Trump/Blair n’a aucune chance d’installer la paix, ni à Gaza, ni en Palestine, ni en Israël. Il n’est qu’un cessez-le-feu — un de plus — dans cette « guerre de cent ans » israélo-palestinienne qui déchire les peuples et les âmes de la région.
De même que Galilée disait que « la nature est écrite en langage mathématique », de même on pourrait dire du plan Trump qu’il est écrit en langage israélien. Le président américain n’avait d’ailleurs pas vu un seul dirigeant palestinien depuis son retour à la Maison-Blanche jusqu’au sommet de Charm el Cheikh, le 13 octobre au soir, quand Emmanuel Macron a emmené à lui Mahmoud Abbas ; du reste, Donald Trump ne s’est bien sûr pas déplacé à Ramallah pour le rencontrer.
Pour faire la paix, il faut cependant être deux ; c’est tout le problème de la stratégie américaine et israélienne sur le sujet depuis l’assassinat d’Yitzhak Rabin : les Palestiniens ont disparu de leur horizon. Comme ces derniers existent pourtant bel et bien, la paix sans eux est impossible.
Le plan Trump/Blair : un protectorat sur Gaza
En quoi consiste ce plan de paix ?
Trump a proposé un cessez-le-feu qui correspond aux exigences du moment : le retour des otages et de certains prisonniers palestiniens (dont les 1700 emprisonnés par Israël après le 7 octobre pour servir de future monnaie d’échange), le démantèlement politique et militaire du Hamas, l’arrêt des bombardements et un horizon très vague « de voie crédible vers un État palestinien ».
Cet « État palestinien » n’est jamais défini, ni dans son principe, ni dans ses frontières — la Cisjordanie n’est même pas mentionnée —, ni dans ses fonctions. Il est présenté comme un horizon, et non pas comme un droit pour les Palestiniens. Rien non plus n’est dit sur la colonisation israélienne de la Cisjordanie. Les États-Unis ne reconnaissent pas la Palestine ; les Israéliens non plus et Benyamin Netanyahou a précisé qu’Israël ne se retirerait pas de Gaza. Le plan n’esquisse du reste aucun calendrier, si ce n’est pour le retour des otages, et jamais le droit international n’est mentionné.
Le plan Trump est complété par celui de Tony Blair, le plan « Gaza Riviera ». Élaboré par l’ancien Premier ministre britannique, la collaboration d’associés du Boston Consulting Group — licenciés depuis — et des investisseurs israéliens, il propose l’instauration d’un « conseil de paix » qui superviserait l’autorité technocratique palestinienne de Gaza.
Le plan prévoit la formation d’une autorité supra-politique légale suprême (l’Autorité internationale de transition de Gaza, AITG), des droits monétaires (via un token) pour les Palestiniens qui quitteraient Gaza et un grand plan de reconstruction, pensé avec les Israéliens et dirigé par une Autorité de Promotion des Investissements et du Développement Economique de Gaza (l’APIDEG). Celle-ci fonctionnera comme une autorité économique autonome relevant directement du conseil d’administration de l’AITG : c’est-à-dire qu’elle interviendra sans les Palestiniens.
Le seul rôle des Palestiniens dans ce plan sera la gestion des questions locales : santé, éducation, infrastructures, police civile, justice, réglementation économique et de la gouvernance municipale. Ces activités seront placées sous la supervision du Secrétariat exécutif qui supervisera l’Autorité palestinienne ; un seul Palestinien siégera au conseil d’administration de la GITA.
L’Autorité palestinienne aura donc un rôle de supplétif de la police israélienne, comme en Cisjordanie : elle sera chargée de mettre en œuvre la politique définie par la GITA. Le vrai pouvoir sécuritaire sera entre les mains de la Force internationale de sécurité qui sera composée d’unités fournies par les États participants ; celle-ci sera indépendante de la police palestinienne.
Tout se passe comme si, quatre-vingts ans après la fin du mandat britannique sur la Palestine, un nouveau protectorat voyait le jour 1.
Le Hamas veut garder son emprise sur les Palestiniens
Le mouvement islamiste Hamas — pressé de toute part — a accueilli la proposition de paix américaine avec une prudence calculée : ni rejet frontal, ni adhésion pleine et entière, mais une ouverture partielle assortie de conditions précises. Cette position vise à préserver sa légitimité politique tout en évitant d’apparaître comme un obstacle à un éventuel arrêt de la guerre à Gaza. Le mouvement a aussi favorablement accueilli la cessation des hostilités et la mise en place d’un cessez-le-feu durable garanti par des acteurs internationaux.
Cette ouverture reste strictement encadrée par des lignes rouges que le Hamas dit non négociables. Il refuse ainsi de s’engager sur un désarmement complet, condition imposée par le plan Trump pour tout règlement définitif ; il a d’ailleurs dès l’annonce du cessez-le-feu commencé à régler des comptes avec des Gazaouis qui n’étaient visiblement pas sur sa ligne. Le groupe terroriste rejette également toute cession immédiate du pouvoir politique à Gaza, sans garanties sur son rôle futur dans le système palestinien et sans consensus interne incluant le Fatah et les autres factions.
Comment faire pour désarmer réellement le Hamas et le sortir du jeu à Gaza ? La Force internationale de sécurité évoquée est encore bien nébuleuse, d’autant que les Américains ont annoncé qu’ils n’enverraient pas de forces dans l’enclave. Du reste, si les pays qui hébergeaient certains des cadres du Hamas — souvent avec l’assentiment des Israéliens et des Américains — ont pris leurs distances avec lui, qui va garantir qu’il ne gardera pas la même influence auprès des Gazaouis, notamment par la violence et la contrainte ?
Pour faire la paix, il faut être deux. C’est tout le problème de la stratégie américaine et israélienne sur le sujet : les Palestiniens ont disparu de leur horizon.
Hakim el Karoui
Le Hamas exige par ailleurs des assurances claires sur le retrait israélien, la levée du blocus et la sécurité des populations.
Il se dit aussi favorable à la création d’une administration palestinienne neutre et technocratique, chargée de gérer la reconstruction de Gaza pendant une période transitoire, sous supervision des pays arabes et musulmans — mais pas de Donald Trump et Tony Blair.
Enfin, il dénonce l’absence de toute perspective sur les grandes questions nationales : Jérusalem, les réfugiés, les frontières de 1967 ou le droit à l’autodétermination. Sur ces points, il s’aligne sur les revendications traditionnelles des Palestiniens, notamment celles de l’Autorité palestinienne — probablement pour se présenter en seul interlocuteur légitime et seul représentant des Palestiniens.
La paix du plus fort
Trump et les Israéliens connaissent ces revendications ; ils parlent pourtant de paix. Ce serait leur faire injure de les croire incapables de comprendre ce que disent les Palestiniens ; il faut donc prendre au sérieux leur discours et comprendre les idées implicites.
Le plan Trump traduit une vision de la paix issue de la droite israélienne, qui considère que la paix n’adviendra que le jour où Israël sera suffisamment fort pour imposer ses conditions.
Cette proposition, comme le plan Blair, disent la même chose : Gaza sera un protectorat américano-israélien-golfiote, avec Tony Blair comme cheville exécutive et un gouvernement local transformé en conseil d’administration de Gaza Inc.
Son modèle est peut-être celui préconisé par Curtis Yarvin, un idéologue trumpiste ; il est à coup sûr inspiré par les acteurs du Golfe, qui mélangent allègrement la politique et les affaires. Les Émirats se pensent comme une grande entreprise dirigée par Mohamed Ben Zayed, et « Dubaï Inc. » est inspiré et dirigé par le cheikh Mohamed Ben Rachid Al Maktoum. Ce que proposent Trump et Blair, c’est de transformer Gaza en protectorat americano-israélo-golfiote, avec une présence sans doute longue de l’armée israélienne, qui ne fera que reculer un peu. Pendant ce temps, l’annexion rampante 2 de la Cisjordanie se poursuit.
Pourquoi le Hamas disparaîtrait-il, lui qui compte aujourd’hui plus de combattants qu’il y a deux ans ? Pourquoi les Palestiniens renonceraient-ils à leur État ? Comment d’autres groupes armés ne surgiraient-ils pas sur les ruines de Gaza, suivant un processus bien connu dans la région ?
Aucune de ces questions existentielles pour la paix n’est même effleurée. Netanyahou et Trump croient que « dire la paix à leurs conditions, c’est la faire ». Une telle manière de procéder ne conduira pas à la paix, mais à la poursuite de la guerre. Il faut que les Américains et les Israéliens voient la réalité telle qu’elle est, et non seulement telle qu’ils voudraient qu’elle soit.
Aux racines du problème
En 1942 et 1944 se tinrent les conférences de Biltmore et d’Atlantic City qui virent le rapprochement des sionistes de droite et de gauche. Durant ces mêmes années, Hannah Arendt écrivait : « La Palestine et l’existence d’un foyer national juif constituent aujourd’hui le grand espoir et la grande fierté des Juifs dans le monde entier. Il n’en reste pas moins que ‘la question arabe’ demeure, quoique inabordée, la seule question politique et morale de la politique israélienne » 3.
Quatre-vingts ans après, la « question arabe », devenue la « question palestinienne », n’est toujours pas résolue. Tant qu’elle ne le sera pas, aucun plan de paix ne sera crédible.
Les Palestiniens existent même si le gouvernement israélien ne veut pas le voir. Cette non-reconnaissance s’enracine dans une combinaison d’éléments historiques, idéologiques et politiques qui structurent depuis plus d’un siècle la logique du sionisme et du projet national israélien.
Dès les origines du mouvement sioniste à la fin du XIXe siècle, la Palestine est perçue comme une terre quasi vide, une terra nullius prête à accueillir le « foyer national juif ». Les habitants arabes — pourtant majoritaires — ne sont mentionnés que de manière périphérique.
Comme le rappelle Jean-Pierre Filiu, la population comptait en 1881 environ 465 000 personnes, dont 405 000 musulmans, 45 000 chrétiens et 15 000 juifs 4. Pourtant, les promoteurs du sionisme et les puissances occidentales traitèrent la Palestine comme un espace « sans nation » avec l’idée que de simples « Arabes » y habitaient, que le monde arabe était grand alors qu’Eretz Israël 5 était petit.
Plus tard, cette vision s’est nourrie d’une double matrice : d’une part, la dimension religieuse du sionisme qui s’appuie sur la promesse biblique du « retour » à Sion, un thème qui prit une importance considérable ; d’autre part, la lecture politique occidentale qui, après la Shoah, vit dans la création d’Israël un impératif moral et historique. Dans ce contexte, la souffrance juive effaça symboliquement celle des Arabes de Palestine : la question de leur présence ne se posait toujours pas.
Cette cécité s’est traduite par des discours politiques explicites. En 1969, Golda Meir affirmait : « Il n’y a jamais eu rien de tel que les Palestiniens » ; en 1991, Yitzhak Shamir, lors de la conférence de Madrid, n’évoquait les Palestiniens qu’à travers le prisme du « terrorisme » et des « Arabes palestiniens » auxquels on concédait une autonomie. L’État israélien refusa d’ailleurs longtemps tout contact officiel avec l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), préférant confier la représentation palestinienne à la Jordanie, jusqu’à la conférence de Madrid en 1991.
Cette négation se renforce encore dans les décennies récentes. La politique de colonisation et la Loi fondamentale de 2018, qui définit Israël comme « l’État-nation du peuple juif » et réserve le droit à l’autodétermination nationale au seul peuple juif, institutionnalisent une hiérarchie identitaire : 20 % de la population — musulmane, chrétienne ou druze — se voit reléguée en marge du projet national.
Il ne s’agit pas de diviser la terre, mais d’apprendre à l’habiter ensemble, autrement.
Hakim el Karoui
Les sources idéologiques de Netanyahou : la doctrine Jabotinsky
Pour comprendre Benyamin Netanyahou et la droite israélienne, il faut partir de Vladimir Jabotinsky, fondateur du sionisme révisionniste et figure tutélaire de la droite israélienne. Il fut sans doute le premier à penser avec lucidité — et une brutalité assumée — la question palestinienne telle qu’elle se posait au mouvement sioniste.
Contrairement à nombre de ses contemporains, Jabotinsky ne niait pas l’existence des Arabes de Palestine ; il refusait simplement de croire qu’ils puissent consentir volontairement à leur propre dépossession. Dans son texte fondateur « Le Mur de fer » (1923) 6, il écrivait : « Toute population indigène dans le monde résiste aux colonisateurs tant qu’elle garde l’espoir de se débarrasser d’eux. Voilà toute l’histoire de la colonisation. » Les Palestiniens, ajoutait-il, « ne sont pas des enfants, et ce n’est pas une race arriérée. Ils ont la même mentalité nationale que nous. »
De ce constat, Jabotinsky tire une conclusion sans appel : puisque la résistance palestinienne est rationnelle, il faut la briser par la force. « La colonisation sioniste, écrivait-il encore, ne peut se poursuivre et se développer que sous la protection d’un mur de fer que les Arabes ne pourront pas franchir. » Ce « mur » n’était pas, à l’origine, une barrière physique, mais une doctrine politique : juger que le projet sioniste ne pouvait s’imposer qu’en rendant toute opposition inutile, voire impensable. « Ce n’est qu’après qu’ils auront perdu tout espoir de nous vaincre, concluait Jabotinsky, que leurs dirigeants viendront négocier avec nous. Pas avant. »
Jabotinsky ne cherchait donc pas à effacer la présence arabe, mais à la neutraliser. Les Palestiniens, pour lui, ne constituaient pas un peuple porteur de droits concurrents : ils étaient un fait à gérer, une résistance à dompter. Dans une lettre écrite en 1937, il reconnaissait sans détour : « Je ne crois pas qu’il soit possible d’obtenir le consentement volontaire des Arabes de Palestine à transformer ce pays de majorité arabe en un pays de majorité juive. » La conclusion était claire : puisque l’accord était impossible, seule la contrainte garantirait la sécurité et la pérennité du foyer juif. « L’éthique du mur de fer est la seule éthique possible, écrivait-il encore. Si nous voulons vivre, il faut bâtir un mur de fer. Tout le reste est mensonge et faiblesse. »
Sous sa plume, la question palestinienne cesse d’être un problème moral pour devenir un problème de puissance. La justice ne pouvait, selon lui, être invoquée par deux peuples pour la même terre : « Nous ne pouvons rien leur donner, car leur revendication nationale est la même que la nôtre. Deux nations ne peuvent y régner. » Ce raisonnement, d’un cynisme glacé, a posé les bases de ce qui allait devenir la doctrine sécuritaire israélienne : une coexistence matérielle possible — mais sans reconnaissance politique de l’autre.
L’influence de Jabotinsky se fait sentir tout au long du XXe siècle israélien. Ses disciples directs — Begin, Shamir, puis Netanyahou — sont les héritiers de sa doctrine. Ils traduisirent le « mur de fer » en une stratégie d’État : la paix ne viendra, affirment-ils, qu’après la victoire totale, quand les Palestiniens comprendront que toute résistance est vaine. Il sera temps alors d’ancrer dans le marbre du droit des frontières intangibles. Mais pas avant. Quant au droit international, il a vocation à n’avoir aucune valeur tant qu’il ne reflète pas la volonté pleine et entière d’Israël.
Aujourd’hui, c’est exactement la doctrine Jabotinsky qu’appliquent Netanyahou et Trump.
Jabotinsky n’a pas inventé le déni de l’autre ; il l’a théorisé avec un réalisme implacable. Son « mur de fer » n’était pas seulement une métaphore : il est devenu, un siècle plus tard, un mur bien réel, qui sépare les deux peuples tout en incarnant la permanence d’une idée — celle que la sécurité du Juif ne peut se construire qu’au prix de l’invisibilité du Palestinien.
L’identité dans l’exil des Palestiniens
Le paradoxe, c’est que les Israéliens ont contribué à créer les Palestiniens et leur identité blessée : la dispersion, l’occupation et l’exil ont transformé une simple volonté de survie en raison d’être. Et donc en identité.
Depuis plus d’un siècle, tout semblait conduire à la disparition de l’idée de Palestine — qui n’était que naissante au début du XXe siècle. À l’époque, les Syriens existaient du fait de l’histoire, mais à peine les Libanais et certainement pas les Jordaniens.
Face aux événements, les Palestiniens auraient pu disparaître, éparpillés dans la région, sans unité ni identité : ils connurent le mandat britannique, la création d’Israël en 1948 et la Nakba, l’exode de plus de 700 000 personnes ; puis les guerres de 1967 et 1973, l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza, la colonisation, le morcellement territorial, les blocus et les divisions internes ; ils connurent enfin la nouvelle guerre de Gaza.
Après la Nakba de 1948, le Liban, la Syrie, la Jordanie et l’Égypte accueillirent des centaines de milliers de réfugiés sans jamais leur ouvrir pleinement leurs sociétés. La solidarité proclamée au nom de la cause palestinienne s’accompagna d’une méfiance constante : les réfugiés furent tolérés, non intégrés. Dans les camps de Beyrouth, de Sabra et Chatila, dans ceux de Baqa’a en Jordanie ou de Yarmouk en Syrie, ils vécurent sous un régime d’exception, privés de droits politiques et économiques.
Cette marginalisation n’était pas accidentelle : elle traduisait la peur que les Palestiniens, porteurs d’une cause trop grande, déstabilisent les équilibres internes. Le Liban, déchiré entre ses communautés, leur interdit toute naturalisation, craignant une altération du fragile pacte confessionnel. La Jordanie, après avoir accueilli la majorité des réfugiés, se retourna brutalement contre eux lors du « Septembre noir » en 1970, quand l’OLP menaça l’autorité du roi Hussein. La Syrie instrumentalisa longtemps leur présence, tout en les maintenant sous contrôle, jusqu’à détruire en 2015 le camp de Yarmouk, symbole de leur enracinement provisoire. Quant à l’Égypte, elle administra Gaza entre 1948 et 1967 sans jamais y accorder de citoyenneté à ses habitants, considérés comme étrangers sur une terre déjà amputée.
C’est donc une double expulsion que les Palestiniens ont connue : d’abord par Israël, ensuite par le monde arabe. Chaque frontière fermée, chaque camp laissé à l’abandon les renvoyait vers la seule identité qui leur restait — celle de Palestiniens, sur une terre qui leur était interdite. Rejetés des capitales arabes comme des négociations internationales, ils devinrent paradoxalement plus palestiniens encore ; ils furent contraints de faire de leur exil une patrie. Leur retour impossible n’a pas effacé la Palestine : il l’a recréée, à la fois comme mémoire, comme horizon et comme nécessité.
Cette histoire a conduit les Palestiniens à construire un État, sans frontières mais avec de la mémoire. C’est cet État qui a été reconnu par l’Espagne, la Norvège, la Belgique, la France récemment et 150 autres membres de l’Organisation des Nations-Unies.
La Palestine n’a pas disparu ; elle est bien là. Hannah Arendt avait raison. Il faut qu’Israël traite la « question arabe » devenue la « question palestinienne ».
Tant qu’Israéliens et Palestiniens continueront à penser leur souveraineté comme exclusive, chaque compromis semblera une trahison, chaque geste d’ouverture une perte de soi.
Hakim el Karoui
Conclusion : au-delà de « la terre contre la paix »
Les Israéliens ont droit à leur terre : à part le Hamas et le Djihad islamique, les Palestiniens l’ont accepté, en 1988 par la mise à jour de la Charte de l’OLP à Alger, quand l’organisation palestinienne a reconnu la résolution 242 de l’ONU — et donc l’existence d’Israël —, en 1989 quand Yasser Arafat a déclaré la charte de l’OLP « caduque » et en 1993, aux yeux du monde, par la poignée de main de Yasser Arafat et Itzhak Rabin.
Ce droit n’est pas seulement juridique ou historique : il est existentiel.
Après des siècles d’errance, de persécution et de destruction, Israël est devenu, pour le peuple juif, l’espace où l’histoire doit cesser d’être tragédie. Ce retour n’est pas une conquête mais une réparation. C’est pourquoi la relation qu’Israël entretient avec sa terre n’est pas celle d’un État avec un territoire, mais d’un peuple avec sa survie. Israël est à la fois lieu, refuge et promesse.
Cette promesse a pour revers une conception absolue de la possession. La terre d’Israël n’est pas, pour les Israéliens, un bien à administrer, mais une part de soi — une géographie devenue identité. Elle ne peut se négocier ni se fragmenter sans que soit menacée la cohérence même du projet national. Israël ne défend pas seulement des frontières : il défend une intériorité collective. C’est ce qui fait que toute concession est comprise comme un renoncement à soi, toute restitution comme une blessure ontologique. Derrière chaque colonie, chaque mur, chaque ligne de sécurité, se loge la peur archaïque de redevenir sans terre, donc sans visage.
Pour les Palestiniens, la terre est tout autant une matrice identitaire. Elle n’est pas seulement l’espace d’un futur État mais la substance même de la mémoire. Perdre la Palestine, c’est perdre la continuité du monde, les oliviers de l’enfance, les pierres des villages détruits, la clef transmise de génération en génération.
L’exil des Palestiniens n’a pas seulement déchiré un peuple, il a brisé une géographie intérieure. Eux aussi ne parlent pas d’un territoire, mais d’une appartenance charnelle : la terre comme blessure, mais aussi comme preuve d’existence. Elle est ce qui reste quand il ne reste rien. Comme pour Israël, toute division de celle-ci apparaît comme une mutilation.
Les deux peuples se ressemblent plus qu’ils ne se l’avouent.
Chacun a bâti son identité sur une histoire de dépossession et de survie ; chacun voit dans la terre non un espace à partager, mais une totalité à sauver. L’un la perçoit comme un sanctuaire, l’autre comme une matrice ; l’un y voit la fin de l’exil, l’autre la preuve de sa continuité. Dans cette symétrie tragique, la justice du partage ne suffit pas. Même si la terre était équitablement divisée, l’injustice demeurerait pour chacun, car ce qu’ils réclament n’est pas une portion, mais l’indivisible : la reconnaissance d’une histoire et d’une légitimité.
C’est pourquoi la formule diplomatique promue dans les années 1990, issue de l’occupation commencée en 1967 — « la paix contre la terre » —, mène à une impasse. Elle suppose qu’il existe une équivalence entre territoire et réconciliation, qu’un tracé de frontière peut solder la mémoire. Or la terre, pour les deux peuples, n’est pas un objet d’échange, mais le lieu même où s’inscrit leur identité. Tant qu’Israéliens et Palestiniens continueront à penser leur souveraineté comme exclusive, chaque compromis semblera une trahison, chaque geste d’ouverture une perte de soi.
La solution ne peut donc pas venir d’un partage arithmétique, mais d’un déplacement du regard. Israël ne sera jamais en paix tant qu’il n’aura pas reconnu l’existence des Palestiniens.
Les deux peuples ont raison, et c’est ce qui rend le conflit si insoluble.
Les Israéliens ne peuvent renoncer à une partie de ce qu’ils considèrent être leur terre sans perdre le sens de leur histoire ; les Palestiniens ne peuvent cesser d’y revenir sans se perdre eux-mêmes.
Leur affrontement est celui de deux fidélités : l’une à la promesse, l’autre à la mémoire.
Il ne s’agit donc plus de diviser la terre, mais d’apprendre à l’habiter ensemble autrement — non pas dans la fusion, mais dans la conscience que, sur cette terre trop étroite pour deux États traditionnels, chacun ne peut survivre qu’en reconnaissant à l’autre le droit d’exister.
Ce jour-là, la terre cessera d’être une frontière pour redevenir un horizon.
Sources
- Après la déclaration Balfour de 1917, le traité de San Remo avait confié en 1920 la Palestine à la Grande-Bretagne, ce qui fut confirmé par la Société des nations en 1922 (l’actuelle Jordanie fut alors retranchée du territoire sous mandat).
- Voir l’excellent rapport « Sovereignty in All but Name : Israel’s Quickening Annexation of the West Bank », International Crisis Group, 9 octobre 2025.
- Hannah Arendt, Écrits juifs, Paris, Fayard, 2011.
- Jean-Pierre Filiu, Comment la Palestine fut perdue, Paris, Seuil, 2024.
- La « terre d’Israël ».
- Vladimir Jabotinsky, « Le Mur de fer », Rasswyet, 3 novembre 1923.