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Géopolitique des cellules

Ce qui, à l’échelle géopolitique donne « si vis pacem para bellum » 1 pourrait donner à l’échelle moléculaire : « qui veut un organisme sain accumule les anticorps ».

Dans les deux cas, le risque est le même : plus on prépare la guerre en accumulant des armes, plus on court le risque de voir l’une d’elles se déclencher accidentellement — ou bien quelqu’un d’autre démarrer le conflit en prétextant la légitime défense.

C’est là tout le paradoxe : il faut pouvoir se défendre contre des armes que l’on avait accumulées pour prévenir tout conflit. Pour avoir la paix, il faudrait donc préparer la guerre, sans dépasser un certain point ; en d’autres termes, il faudrait dissuader une attaque sans trop en faire, pour ne pas la provoquer soi-même.

Cette maxime est valable tant lorsqu’il s’agit de géopolitique que du système immunitaire humain. En effet, ce dernier est le fruit d’un équilibre extrêmement délicat entre signaux « bellicistes » visant à déclencher une réponse immunitaire, et signaux « tolérants », visant au contraire à bloquer la réponse immunitaire.

Sur la même cellule, au même moment, de très nombreux signaux différents s’activent : certains visent à déclencher « l’arsenal » immunitaire qu’elle contient, d’autres au contraire à le désarmer. C’est l’intégration de tous ces signaux qui conduit à la « décision finale » — le choix fait par la cellule de déclencher ou non son arsenal.

La procédure est complexe : il existe des dizaines de signaux et de molécules différentes jouant le rôle d’activateur ou désamorceur de « l’arsenal », certaines pouvant potentiellement jouer les deux rôles en fonction des circonstances. Et c’est parce que le système immunitaire est immensément complexe qu’il a mis tant de temps à livrer peu à peu ses secrets. Pour mieux le comprendre, l’IA porte une révolution en permettant de traiter très rapidement de vastes jeux de données.

La compréhension et la maîtrise de l’immunologie par l’humanité s’est faite par « vagues » successives.

De façon assez paradoxale, l’être humain a d’abord appris à utiliser et à « sculpter » le système immunitaire avant de comprendre le détail des rouages de son fonctionnement.

Sur la même cellule, au même moment, de très nombreux signaux différents s’activent : certains visent à déclencher « l’arsenal » immunitaire qu’elle contient, d’autres au contraire à le désarmer.

Xavier Olessa-Daragon

Au XVIIIe siècle, le médecin anglais Edward Jenner étudie de près une observation intéressante faite par certains de ses contemporains : les personnes vivant près d’animaux bovins à la ferme attrapent beaucoup moins la variole. À y regarder de près, il semble que les bovins soient parfois porteurs du virus de la vaccine ; l’exposition à ce dernier pourrait protéger du virus de la variole.

Jenner teste alors cette hypothèse en exposant des hommes au virus de la vaccine ; il observe que ceux-ci sont protégés du virus de la variole s’ils le rencontrent quelques semaines plus tard. C’est ainsi que naît la vaccination, dans des circonstances pour le moins très peu déontologiques : un vaccin est mis au point sans qu’on ne sache décrire la structure moléculaire d’un seul anticorps. 

Plus de deux siècles après les travaux de Jenner, nous ne savons pas encore tout : on ne comprend pas complètement les détails complexes du fonctionnement du système immunitaire. 

Au début de notre XXIe siècle, plusieurs découvertes majeures ont cependant été faites. 

Deux en particulier furent récompensées par le prix Nobel de médecine, en 2018 et désormais en 2025 ; elles illustrent les deux aspects du dilemme « géopolitique » évoqué plus haut : un système immunitaire trop « tolérant » laissera se développer des maladies — infections, mais aussi cancers —, et un système immunitaire trop « belliciste » provoquera lui-même allergies, maladies auto-immunes et rejet de greffe.

La veille du système immunitaire

Des mécanismes très complexes permettent au système immunitaire d’apprendre à reconnaître et à ne pas attaquer les cellules appartenant au « soi » — de la même manière qu’on apprend à un soldat à ne pas tirer sur ses alliés en sachant se fier aux détails de l’uniforme.

Ces mécanismes lui permettent aussi de reconnaître des « signaux de danger », tels que des motifs moléculaires présents sur un grand nombre de pathogènes ; le plus célèbre d’entre eux est sans doute le lipopolysaccharide, un sucre présent sur la membrane de beaucoup de bactéries capable à lui seul de provoquer un choc septique chez l’être humain. Il peut également s’agir de « débris » cellulaires indiquant que des cellules ont été détruites — l’équivalent moléculaire du bruit de tirs, ou de fumée s’échappant d’un bâtiment. Ces débris sont le signe qu’il se passe quelque chose de dangereux.

À ces mécanismes, certaines cellules sont résistantes, comme les cellules cancéreuses. L’accumulation de mutations peut modifier une cellule au point de lui permettre de proliférer de façon totalement incontrôlée, de résister à l’ensemble des « digues moléculaires » prévues pour éviter cela, et d’envahir des tissus et des zones où elle n’est normalement pas censée être.

Cette accumulation de mutations peut avoir une autre conséquence : empêcher la cellule cancéreuse d’être reconnue par le système immunitaire comme « faisant partie du soi ».

Les cellules cancéreuses, générant un certain nombre de dégâts, occasionnent l’émission de nombreux signaux de danger ; le système immunitaire peut ainsi être appelé en urgence pour enquêter sur la situation. Mais ce n’est pas toujours le cas.

Alors qu’est-ce qui empêche le système immunitaire d’agir ?

La sous-activation immunitaire

Cette question avait trouvé une réponse partielle avec les travaux de James P. Allison 2 et Tasuku Honjo 3 ; leurs recherches leur valurent le prix Nobel de médecine 2018, pour leur « découverte d’une thérapie contre le cancer par inhibition d’une régulation immunitaire négative ».

Allison et Honjo ont découvert que le système immunitaire possède naturellement la capacité d’éliminer un nombre bien plus important de cellules cancéreuses que ce que l’on pensait ; s’il les laisse proliférer, c’est par « naïveté moléculaire » — en étant dérouté par les cellules tumorales elles-mêmes.

Les deux chercheurs ont ainsi remarqué que la tumeur détourne des signaux moléculaires de tolérance et s’en sert pour bloquer l’activation du système immunitaire et ne pas être attaquée. Les plus célèbres de ces signaux moléculaires, appelés « checkpoints immunitaires », sont CTLA-4 et PD-L1.

La biotechnologie moderne sait faire de ces molécules des cibles thérapeutiques et développer tout un contre-arsenal pour les bloquer.

C’est ainsi qu’ont été rapidement développés des anticorps bloquant ces molécules, surnommés « immunothérapies ». Ceux-ci ont révolutionné le traitement de certains cancers et augmenté significativement l’espérance de vie de très nombreux malades 4.

La compréhension par Allison et Honjo du blocage du système immunitaire par les cellules tumorales a complètement changé la prise en charge du cancer, mais cette approche présentait une limite : si une sous-activation et une « naïveté moléculaire » du système immunitaire peut contribuer à la prolifération des cancers, une suractivation et une forme de « bellicisme moléculaire » peut quant à elle conduire à un rejet de greffe potentiellement fatal — ainsi qu’à de très nombreuses allergies ou maladies auto-immunes.

Pendant la pandémie, l’on a progressivement constaté un syndrome au cours duquel le Covid évolue d’une maladie aiguë à une maladie chronique.

Xavier Olessa-Daragon

Le revers de la médaille : la suractivation immunitaire

De nombreux pathogènes induisent ainsi une surréaction du système immunitaire, plus néfaste que le pathogène lui-même. Dans ces cas, il ne s’agit pas de bloquer totalement la réaction immunitaire — car il y a bien une menace — mais d’empêcher une forme d’emballement. Pour filer la métaphore de la guerre, c’est un peu comme éviter l’utilisation d’une bombe nucléaire pour appréhender un braqueur de banque armé.

Dans d’autres cas encore, il n’y a pas de menace du tout et le système immunitaire non seulement s’active pour rien, mais se suractive. Tout se passe comme si l’on envoyait une bombe nucléaire sur une menace totalement fictive : c’est le cas pour les maladies auto-immunes comme la sclérose en plaques ou la polyarthrite rhumatoïde, pour des troubles moins graves comme les allergies, mais aussi lors du rejet de greffes d’organes. Dans cette situation, le système immunitaire n’ayant pas été entraîné à reconnaître les cellules du nouvel organe comme appartenant au « soi », il lui arrive de les attaquer.

De nombreux pathogènes, comme la grippe, créent une telle suractivation immunitaire. On soupçonne également que les complications du Covid relèvent du même mécanisme.

Pendant la pandémie, l’on a en effet progressivement constaté un syndrome au cours duquel le Covid évolue d’une maladie aiguë à une maladie chronique. Il s’agit du « Covid long », une combinaison de symptômes décrits par les patients eux-mêmes ; tous n’ont pas l’ensemble des symptômes, et la liste totale de ceux-ci, tels que compilés d’après l’ensemble des témoignages, est très longue 5.

Les recherches laissent à penser que ce faisceau de symptômes serait en grande partie dû à une suractivation du système immunitaire, parfois appelée « tempête cytokinique ». Les cytokines sont des petites molécules de signalisation jouant un rôle majeur dans la coordination du système immunitaire ; suite à certaines infections par le SARS-CoV-2, le système immunitaire s’emballe et commence à sécréter un très grand nombre de ces molécules, conduisant à un emballement et une suractivation immunitaire.

Vers un diagnostic du Covid long

Dans un premier temps, il est très complexe de trouver des marqueurs biologiques pour ce syndrome ; il émerge lentement après des témoignages toujours plus nombreux et convergents des patients. Ceux-ci forcent le corps médical à se rendre à l’évidence : il semble bien y avoir une réalité biologique derrière ce faisceau de symptômes. 

Après ce premier constat, un certain nombre d’études sur des patients souffrant du Covid long ont été conduites, pour caractériser les différences immunologiques entre ces patients et d’autres « sains », ne souffrant ni du Covid long, ni d’autres pathologies connues pouvant modifier leur profil immunologique 6. Les résultats préliminaires, conclus après examen d’une petite cohorte, devront être confirmés par la suite.

L’une de ces études, publiée dans Nature en 2023 7, fait trois observations sur le phénomène. 

Tout d’abord, les populations de cellules immunitaires circulant dans le sang semblent significativement différentes chez les patients atteints de Covid long ; ensuite, il semble y avoir dans le sang des patients atteints significativement plus d’anticorps dirigés contre le virus du Sars-Cov-2, le virus varicelle-zona (VZV, ou Human Herpes Virus 3) et le virus Epstein-Barr (EBV, ou Human Herpes Virus 4). Enfin, le sang de ces patients atteints semble présenter des différences significatives en termes de cytokines et d’hormones, notamment de cortisol.

Les auteurs formulent plusieurs hypothèses, dont deux sont particulièrement intéressantes.

Ils estiment tout d’abord que leur étude a permis d’identifier de possibles biomarqueurs précoces, permettant potentiellement, à terme, de diagnostiquer le Covid long. D’autre part, selon eux, les résultats de leur étude appuient l’hypothèse que le Covid long serait causé par une combinaison de plusieurs facteurs : persistance de motifs moléculaires « immunogènes » (c’est-à-dire déclenchant une réponse immunitaire) du SARS-Cov-2, inflammation chronique et réactivation de virus latents appartenant à la famille des herpèsvirus humains.

La tolérance immunitaire périphérique correspondrait quant à elle aux mécanismes de « patrouille » permettant de moduler — sur le terrain — l’activation du système immunitaire.

Xavier Olessa-Daragon

Un certain nombre d’autres études 8 et protocoles de recherche soulignent la convergence qui semble exister entre le Covid long et l’encéphalomyélite myalgique/syndrome de fatigue chronique — une maladie chronique présentant des symptômes similaires, et dont un faisceau d’hypothèses amène à penser qu’elle est, elle aussi, liée à l’EBV et au VZV 9.

Pour lutter contre l’emballement immunitaire à l’œuvre dans ces maladies, il faut ainsi développer un moyen parallèle à la stimulation du système immunitaire ; les mécanismes permettant de lutter contre sa suractivation constituent ce qu’on appelle la tolérance immunitaire.

Éviter l’emballement immunitaire

En simplifiant beaucoup, on peut considérer que le système immunitaire humain comporte deux types de tolérance aux molécules : la tolérance dite « centrale » et la tolérance dite « périphérique ».

La tolérance centrale correspond à « l’éducation » du système immunitaire aux signaux de danger. Il s’agirait en quelque sorte d’un camp d’entraînement où l’on apprendrait aux cellules immunitaires à ne pas tirer sur les cellules du « soi », c’est-à-dire les cellules non cancéreuses de l’organisme.

La tolérance immunitaire périphérique correspondrait quant à elle aux mécanismes de « patrouille » permettant de moduler — sur le terrain — l’activation du système immunitaire. On pourrait comparer ces mécanismes à des officiers de police patrouillant pour vérifier que les policiers sous leurs ordres ne font pas un usage excessif de la force, et n’arrêtent pas le premier passant venu sans raison. Pour filer cette métaphore, si ces policiers assistent à un abus de force ou à une arrestation non motivée, ils appellent alors les officiers sous leurs ordres à la désescalade, ou leur demandent de relâcher les passants arrêtés.

C’est pour des recherches sur cette deuxième forme de tolérance immunitaire périphérique que le prix Nobel de médecine 2025 a été attribué à Mary E. Brunkow, Fred Ramsdell et Shimon Sakaguchi 10.

Ces trois chercheurs ont montré que ces « officiers en patrouille » constituent une nouvelle classe de cellules du système immunitaire, appelées lymphocytes T régulateurs. Celles-ci sont caractérisées par le marqueur moléculaire FOXP3, une signature unique qui permet de les identifier par des méthodes de tri cellulaire comme la cytométrie en flux.

Cette méthode sépare les populations cellulaires en fonction des marqueurs qu’elles portent sur leur surface, contribuant ainsi à les identifier. Par exemple, les lymphocytes T cytotoxiques, ceux chargés de détruire les cellules infectées ou cancéreuses, sont appelés CD8+ car ils possèdent la molécule CD8 à leur surface ; les lymphocytes T coordinateurs de la réponse immunitaire sont appelés CD4+ en raison de la présence de la molécule CD4 à leur surface. Ce sont ces cellules qui sont principalement infectées par le virus du SIDA, et dont on surveille l’évolution pour suivre la progression de la maladie.

Les lymphocytes T responsables de la tolérance périphériques — ceux examinés par les lauréats du Nobel 2025 — portent quant à eux le nom de « FOX3+ ». Ils permettent deux choses : abaisser la réaction du système immunitaire lors de certaines infections, et bloquer spécifiquement toute réaction immunitaire contre certains motifs moléculaires particuliers. 

La découverte de telles cellules, de même que leur identification par tri cellulaire, ouvre donc la voie à de nombreuses possibilités.

On peut ainsi envisager divers traitements contre la surréaction immunitaire, tels des médicaments qui modifieraient l’activité des différentes cellules du système immunitaire ou, grâce aux progrès immenses de la biotechnologie, des lymphocytes T régulateurs développés en laboratoire à partir des cellules d’un patient et pour l’usage de celui-ci. Ces cellules permettraient de moduler sa réaction immunitaire vis-à-vis de certains motifs moléculaires précis, ceux-ci étant souvent les responsables d’une suractivation du système immunitaire 11.

En agissant sur la population de lymphocytes FOXP3+, il serait donc possible de réduire le rejet de greffe, de mieux traiter les maladies auto-immunes et d’empêcher une grande partie des complications entraînées par de nombreux pathogènes — comme les virus du Sars-Cov-2 ou de la grippe.

L’IA : un scalpel computationnel

L’immunologie est un champ extrêmement complexe et vaste, où doivent être considérées d’immenses quantités de cellules, de tissus, de molécules et de voies de signalisation.

Pour appréhender un tel ensemble, on voit se développer progressivement des techniques produisant à peu de frais des jeux de données qualitatifs et quantitatifs. Parmi les techniques disponibles, on se sert tant de la cytométrie en flux déjà évoquée que des techniques de séquençage de l’ADN et de l’ARN ; d’autres moyens sont aussi accessibles, permettant de caractériser le contenu précis de tout type d’échantillon que l’on possède — ces échantillons pouvant tout autant venir de cultures cellulaires utilisées pour modéliser diverses conditions pathologiques que de prélèvements issus de patients.

En effectuant plusieurs prises de sang chez un patient à différents stades de sa maladie, par exemple, on peut étudier l’évolution des différentes populations de cellules et de molécules de signalisation immunitaires — les deux ayant l’avantage de circuler par le sang et d’être donc aisément accessibles. 

L’étude de ces échantillons demande de naviguer au sein d’un océan de données, pour y détecter des patterns, des corrélations et des liens de causalité, afin d’interpréter ce qui se passe au sein du corps du patient et d’en déduire quelles approches médicales risquent d’échouer, et quelles autres ont le plus de chances de réussir. Un tel ensemble est bien trop vaste pour l’œil humain. On se retrouve alors comme un inspecteur de police seul face à des centaines d’heures de vidéosurveillance, sur lesquelles il sait qu’un ou plusieurs crimes ont été commis, sans en connaître le nombre, l’heure, le déroulement et les coupables.

C’est là que l’IA entre en jeu. Elle pourrait être assimilée à un « scalpel computationnel » permettant à l’œil et l’esprit humain d’aller précisément là où ils sont les plus utiles.

Une telle approche porte déjà ses fruits : l’étude publiée dans Nature mentionnée plus haut a ainsi eu recours au machine learning pour réaliser un tri au sein d’un set de données immense. On peut pourtant envisager avec l’IA d’aller bien plus loin, en aidant à la mise en place de stratégies thérapeutiques très complexes.

De nouvelles thérapies par IA

Trois thérapies méritent en particulier d’être évoquées : la thérapie cellulaire, celle dite « de signalisation », et le « ciblage cellulaire ».

Le principe de la thérapie cellulaire est relativement simple : prélever du sang à un patient malade, extraire de ce sang des cellules immunitaires, les cultiver et les modifier en laboratoire pour les programmer à remplir une fonction spéciale, puis les réinjecter au patient afin qu’elles remplissent cette fonction — détruire une cible moléculaire précise ou, au contraire d’empêcher le système immunitaire d’en attaquer une 12. Dans le premier cas, on obtient ainsi un lymphocyte « offensif » ; dans le second, un lymphocyte régulateur — comme ceux dont la découverte a été récompensée par le prix Nobel de médecine 2025. 

Dans les faits, la mise en place d’un tel protocole est extrêmement complexe, et l’IA peut aider à presque tous les niveaux en effectuant divers types de simulations et de contrôles, ou en aidant à choisir la cible moléculaire que reconnaîtra la cellule ainsi modifiée. Son rôle serait alors similaire à celui qu’elle joue dans l’outil Alpha Fold — une IA de Google qui a permis d’augmenter grandement nos capacités à extrapoler la structure tridimensionnelle d’une protéine à partir de sa séquence ADN.

Grâce à ce dernier outil, ce qui prenait il n’y a pas si longtemps plusieurs années peut maintenant être fait avec une précision relativement satisfaisante en plusieurs semaines. L’intérêt d’AlphaFold pour la biochimie est tel que sa conception valut le prix Nobel de chimie 2024 à deux de ses cofondateurs, Demis Hassabis et John M. Jumper 13, pour leurs « contributions à la prédiction des structures de protéines ».

Dans ce domaine, l’IA peut faciliter les calculs complexes de topologie moléculaire tridimensionnelle. Ceux-ci sont d’une importance fondamentale pour l’immunologie ; en effet, son principe de base repose sur la capacité d’une structure moléculaire à reconnaître avec une très grande précision une cible moléculaire. Quand une cellule immunitaire se trompe dans ses « calculs » de topologie moléculaire tridimensionnelle et reconnaît à tort la structure d’un pathogène, elle suscite au sein de l’organisme des allergies, ou pire, des maladies auto-immunes. 

D’autres utilisations de l’IA sont à envisager.

La thérapie par les « checkpoints immunologiques » qui valut à ses promoteurs le prix Nobel de médecine 2018 pourrait, elle aussi, bénéficier de l’IA — tout comme, plus généralement, les traitements où l’on cible certaines voies de signalisation immunitaires avec des médicaments. 

On peut envisager avec l’IA d’aller très loin, en aidant à la mise en place de stratégies thérapeutiques très complexes.

Xavier Olessa-Daragon

En effet, si certaines voies de signalisation sont relativement simples et peuvent être modulées en activant ou bloquant une ou deux molécules de signalisation, beaucoup d’entre elles sont incroyablement complexes ; elles ressemblent à un casse-tête géant composé de plusieurs dizaines d’interrupteurs. Là aussi, l’IA pourrait jouer un rôle majeur en proposant des « combinaisons d’interrupteurs » permettant d’arriver à un résultat souhaité 14.

Elle peut aussi aider à la conception d’un « ciblage cellulaire », où l’on utilise les nombreuses structures moléculaires immunitaires présentes sur presque toutes les cellules d’un organisme humain afin d’en cibler précisément certaines. Ce ciblage peut être opportun pour délivrer à une sous-population un médicament, via les nombreux mécanismes innovants de drug delivery qui sont en train d’être développés. L’IA peut aider à concevoir un tel traitement en fournissant les caractéristiques des seules cellules où l’on souhaite que le médicament arrive ; elle permettrait d’établir une combinaison particulière de marqueurs moléculaires pour cibler cette sous-population.

D’autres variantes du même procédé sont encore à envisager ; plutôt qu’un médicament, il serait possible de délivrer un outil thérapeutique plus complexe, comme un vecteur contenant des outils de thérapie génique par exemple. 

Des ponts existent entre celle-ci et l’immunologie : on doit d’ailleurs la mise au point de l’outil révolutionnaire de génie génétique à l’origine du système immunitaire bactérien à Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna — prix Nobel de chimie 2020.

Sources
  1. En latin, « qui veut la paix prépare la guerre ».
  2. Dana R. Leach, Matthew F. Krummel, « Enhancement of Antitumor Immunity by CTLA-4 Blockade | Science », Science, Vol. 271, 5256 (1996), pp. 1734-1736.
  3. Yasumasa Ishida, Yasutoshi Agata, Keiichi Shibahara and Tasuku Honjo, « Induced expression of PD-1, a novel member of the immunoglobulin gene superfamily, upon programmed cell death », The EMBO Journal, Vol. 11, n°11 (1992), pp. 3887-3895.
  4. Par exemple, l’ipilimumab, un anticorps utilisé dans l’une des premières immunothérapies lors des années 2010, s’est montré particulièrement efficace pour le traitement du cancer de la peau. Un tel succès a amené sa prescription, ainsi que celle d’autres médicaments appartenant aux immunothérapies, pour le traitement d’autres cancers. Cet anticorps est l’une des raisons de l’importance qu’on accorde désormais aux immunothérapies.
  5. Une liste non exhaustive inclut : des douleurs et palpitations dans la poitrine, de la toux et des problèmes respiratoires, des douleurs abdominales, des difficultés digestives, de la nausée, des diarrhées, une grande fatigue, des problèmes de sommeil, des problèmes de mémoires, des problèmes cognitifs, et un syndrome de « brouillard mental » similaire à un état d’ébriété.
  6. Une part significative de ces patients sains, comme une part significative de la population mondiale, a été infectée par le Covid sans développer ensuite de Covid long.
  7. Jon Klein, Jamie Wood et al., « Distinguishing features of long COVID identified through immune profiling », Nature, Vol. 623 (2023), pp. 139-148.
  8. Aristo Vojdani, Elroy Vojdani, Evan Saidara et Michael Maes, « Persistent SARS-CoV-2 Infection, EBV, HHV-6 and Other Factors May Contribute to Inflammation and Autoimmunity in Long COVID », Viruses, Vol. 15 (2) (2023). Carl Gunnar Gottschalk, Daniel Peterson, Jan Armstrong, Konstance Knox et Avik Roy, « Potential molecular mechanisms of chronic fatigue in long haul COVID and other viral diseases », Infectious Agents and Cancer, 18 (2023). Francesca Serapide, Marisa Talarico , Salvatore Rotundo, Vittorio Pascale , Riccardo Serraino, Enrico Maria Trecarichi et Alessandro Russo « Lights and Shadows of Long COVID : Are Latent Infections the Real Hidden Enemy ? » Journal of Clinical Medicine, Vol. 23 (2023)
  9. Sur un plan neurologique, un des principaux symptômes du Covid long impliquant des troubles cognitifs, on peut également citer une récente étude publiée en 2025 dans Brain Communications. Cette étude a recours au PET scan, une technique avancée d’imagerie, pour s’intéresser aux synapses du cerveau et observer la densité du récepteur synaptique AMPAR au sein de ces synapses. AMPAR est, comme d’autres, un canal ionique s’ouvrant lorsqu’il reçoit le neuro-transmetteur AMPA (AMPAR signifie AMPA receptor), laissant ainsi passer un influx d’ions créant un courant électrique à l’origine de l’influx nerveux. Les chercheurs observent une augmentation significative d’AMPAR au sein des synapses des patients atteints de Covid long, ouvrant là aussi des perspectives en termes de diagnostic, mais aussi de traitement.
  10. Fred Ramsdell, Steven F. Ziegler « FOXP3 and scurfy : how it all began », Nature Review Immunology, 14 (2014), pp. 343-349.
  11. Dans le cas de la sclérose en plaques, il s’agit ainsi de la myéline entourant les nerfs ; dans le cas de la polyarthrite rhumatoïde, des articulations.
  12. Les cellules ainsi modifiées en laboratoire pour remplir une tâche précise sont appelées « CAR-T cells » pour « Chimeric Antigen Receptor ».
  13. « Computational Protein Design and Protein Structure Prediction », The Nobel Committee for Chemistry, 9 octobre 2024.
  14. W. Joost Lesterhuis, Catherine Rinaldi et. al., « Network analysis of immunotherapy-induced regressing tumours identifies novel synergistic drug combinations », Scientific Reports, Vol. 5 (2015).