Alors qu’on manque aujourd’hui de visions positives du futur, vous portez à la tête du Fonds mondial un discours optimiste qui peut paraître a priori étonnant : en se donnant des objectifs précis, nous pourrions avoir un avenir meilleur, où les grandes maladies infectieuses n’existeraient plus ou seraient contrôlées à l’échelle mondiale. Pourriez-vous nous décrire votre vision du futur et les conditions pour l’atteindre ?

Nous vivons dans un monde encore caractérisé par d’immenses inégalités en matière de santé, où les populations des communautés les plus pauvres meurent de maladies dont personne ne meurt dans les communautés les plus riches. Ce problème peut être résolu. Il ne faut pas des sommes colossales pour améliorer de manière spectaculaire la santé des plus pauvres et des plus marginalisés à l’échelle mondiale. Compte tenu du rythme constant de l’innovation, notre capacité à y parvenir ne cesse de se renforcer. 

Nous sommes en effet à l’aube de la période la plus passionnante dans la lutte contre le VIH depuis l’invention des antirétroviraux.

Un nouvel outil de prévention, une PrEP injectable à longue durée d’action appelée Lenacapavir, sera mis sur le marché à la fin de cette année. 

Qu’a-t-il de nouveau ?

Tout d’abord, il ne nécessite qu’une injection tous les six mois au lieu d’un comprimé quotidien. Ensuite, les résultats des essais cliniques ont montré une efficacité de près de 100 %, ce qui est extrêmement rare dans la recherche médicale.

De plus, la vitesse à laquelle nous déployons cette innovation, même dans les régions les plus pauvres du monde, accélère sans cesse.

Nous le rendons disponible à grande échelle dans les régions les plus pauvres, en même temps que dans les pays à revenu élevé. Il sera davantage disponible dans les pays à faible revenu que dans les pays à revenu élevé. Cela contraste avec l’histoire de la lutte contre le VIH, où il a fallu huit à dix ans avant que les traitements antirétroviraux disponibles en Europe et en Amérique du Nord n’atteignent l’Afrique. Au cours de cette période, 10 à 12 millions de personnes qui auraient pu être sauvées sont décédées. Plus récemment encore, avec la bédaquiline, le principal traitement contre la tuberculose pharmacorésistante, il a fallu huit ans pour obtenir l’autorisation réglementaire aux États-Unis et pour déployer le médicament dans les pays pauvres.

Si nous parvenons à réduire ce délai et à rendre les traitements disponibles simultanément dans les pays riches et les plus pauvres, cela constituera un changement positif considérable. Les gens sous-estiment l’impact du fardeau des maladies sur le développement social et économique au sens large. 

Les données montrent que lorsque la prévalence du paludisme diminue, le niveau d’éducation s’améliore et la productivité du travail augmente : les gens ne sont plus malades tout le temps.

Peter Sands

Y a-t-il des pays où ce fardeau est plus lourd qu’ailleurs ? 

Je prendrais un exemple frappant : celui de l’espérance de vie en Zambie. Entre 2002 et 2022, elle a augmenté de 15 ans. Près des deux tiers de cette amélioration est due à la réduction de la mortalité liée au VIH. La Zambie n’est pas un cas isolé ; elle se situe en effet dans la moyenne des pays d’Afrique subsaharienne en termes de progrès. Le Malawi, par exemple, a vu son espérance de vie augmenter de 19 ans au cours de la même période.

Or faire passer l’espérance de vie de 45 ans à 60 ans ne fait pas que sauver des vies mais transforme fondamentalement les sociétés. 

À quelles modifications globales des sociétés pensez-vous ?

Les familles ont à nouveau des grands-parents ; il devient logique d’investir dans l’éducation, car les gens peuvent espérer vivre assez longtemps pour en bénéficier. Dans l’histoire de l’humanité, à ma connaissance, aucune période n’a vu une population aussi vaste connaître une augmentation aussi rapide de son espérance de vie.

Repensez au Covid-19 : lorsque la pandémie était à son apogée, elle a tout perturbé : l’éducation, la vie sociale, l’économie. C’est ce qui se passe tout le temps dans les communautés touchées par le paludisme. Les données montrent que lorsque la prévalence du paludisme diminue, le niveau d’éducation s’améliore et la productivité du travail augmente : les gens ne sont plus malades tout le temps.

Quel est le rôle du Fonds mondial dans la résolution de ces crises ?

Les problèmes dont il est question peuvent être résolus, et ce dans des délais relativement courts : pas dans trente ou cinquante ans, mais dans cinq ou dix ans. Nous pouvons faire d’énormes progrès. 

La question est de savoir si nous ferons les choix politiques nécessaires pour y parvenir. 

Le Fonds mondial a été créé en 2002 avec le soutien d’une coalition de personnalités : Jacques Chirac, George W. Bush, Kofi Annan, Bill Gates. Ensemble, ils ont créé une nouvelle institution en dehors du système des Nations unies, avec un modèle distinct de partenariats inclusifs. Dès le début, elle a réuni la société civile, le secteur privé, des philanthropes, des donateurs et des gouvernements chargés de la mise en œuvre. Cette caractéristique déterminante est restée inchangée depuis lors et distingue le Fonds mondial de la plupart des autres institutions multilatérales. 

Ces personnalités de droite comme de gauche ont décidé que le monde pouvait mieux faire en matière de santé mondiale : le Fonds mondial a été l’un des résultats. 

La question est maintenant de savoir si les dirigeants d’aujourd’hui ont le courage politique de redécouvrir les raisons qui font que nous avons lutté contre ces maladies — et pourquoi nous devons continuer à le faire.

À quel point êtes-vous affecté, de ce point de vue, par la réduction drastique de l’aide américaine ?

Nous traversons une période très difficile. Les États-Unis, de loin le plus grand fournisseur d’aide extérieure dans le domaine de la santé, ont d’abord suspendu, puis considérablement réduit leur financement

Dans le même temps, tous les principaux pays du G7 sont le théâtre d’un débat intense sur l’avenir de l’aide publique au développement. Au Royaume-Uni, par exemple, on se demande s’il ne faudrait pas réorienter ces fonds vers les dépenses de défense. Ailleurs, le nationalisme est le moteur de ce débat : les politiciens affirment que l’argent doit être dépensé au niveau national et se demandent pourquoi il faudrait se soucier d’autres parties du monde.

Il est vrai que nous dépendons d’un flux d’innovations biomédicales : des produits, des outils comme la dernière génération de moustiquaires — mais aussi des applications possibles grâce à l’IA. Toute réduction du rythme ou du niveau des investissements dans la recherche dans ces domaines est préoccupante. Pour des maladies comme le cancer ou la démence, il existe une forte incitation du secteur privé, car de nombreuses personnes dans les pays riches sont touchées. Les entreprises pharmaceutiques peuvent donc en tirer des profits ; mais pour des maladies comme le paludisme, l’incitation économique est relativement faible.

Le VIH a franchi un seuil marquant en 2023 : pour la première fois, il y a eu plus de nouveaux cas en dehors de l’Afrique que sur ce continent.

Peter Sands

C’est la raison pour laquelle nous nous inquiétons aussi du ralentissement de l’innovation. L’impact ne serait pas immédiat : la recherche et le développement actuels portent sur des produits qui ne seront disponibles que dans cinq ou dix ans. L’effet d’une réduction des investissements sera donc différé. Pour l’instant, nous disposons d’un « pipeline » d’innovations très prometteuses. Nous ne savons pas en revanche s’il continuera à être alimenté dans les années à venir.

Outre l’exemple américain, constatez-vous dans le monde un recul de l’investissement sur les questions de sécurité sanitaire ? Est-il plus difficile pour le Fonds mondial d’obtenir des financements ? 

Notre cycle de financement est triennal et, malheureusement, cette année correspond à une période de renouvellement du financement : nous sommes à nouveau en train d’essayer de collecter des sommes importantes.

Pour replacer les choses dans leur contexte, le dernier cycle de financement, organisé en 2022 par le président Biden à New York, avait permis de collecter 15,7 milliards de dollars. Le précédent cycle, organisé par le président Macron en 2019 à Lyon, avait permis de lever 14 milliards de dollars. Cette année, nous sommes accueillis de façon conjointe par l’Afrique du Sud et le Royaume-Uni, et le processus se terminera fin novembre, à la veille du sommet du G20.

Il existe un dicton bien connu au sein du Fonds mondial qui dit que chaque nouveau financement est le plus difficile que nous ayons jamais cherché à obtenir. S’il s’agit en règle générale d’une plaisanterie, ce n’est pas le cas cette année. 

Le défi n’est pas seulement de collecter des fonds, mais aussi de convaincre les responsables politiques et les contribuables des pays à revenu élevé, qui nous renvoient désormais l’argument suivant : « Pourquoi notre argent devrait-il être consacré à des problèmes de santé lointains alors qu’il existe des besoins urgents chez nous ? » 

En 2002, l’argument moral avait réuni des dirigeants aussi différents que Jacques Chirac, George W. Bush, Kofi Annan et Bill Gates pour créer le Fonds mondial. À l’époque, cet argument n’était pas présenté en termes d’intérêt personnel mais comme une question d’humanité commune : si nous avons les outils pour sauver des vies, pourquoi ne les utiliserions-nous pas ? 

Aujourd’hui, ce discours de solidarité est quelque peu passé de mode. 

La politique est devenue transactionnelle ; les gouvernements justifient leurs investissements en Afrique en invoquant l’accès à des minéraux stratégiques. 

Avec quels arguments peut-on convaincre les États que participer à l’architecture de santé mondiale est dans leur intérêt ?

La pandémie nous a rappelé avec force que la sécurité sanitaire est une question mondiale et non domestique. La plupart des menaces susceptibles de provoquer une pandémie ne sont pas entièrement nouvelles : il s’agit de variantes de maladies existantes. Le SARS-CoV-2, par exemple, était une variante de coronavirus antérieurs. 

Cela devrait nous inciter à la prudence en ce qui concerne le VIH, la tuberculose et le paludisme.

Le paludisme n’est pas encore réapparu en Europe — mais l’on aurait tort de se croire à l’abri.

Peter Sands

En quel sens ?

Par exemple, le VIH a franchi un seuil marquant en 2023 : pour la première fois, il y a eu plus de nouveaux cas en dehors de l’Afrique que sur ce continent. Le virus se propage rapidement dans des zones telles que la Russie, l’Asie centrale et le Moyen-Orient — des régions du monde où l’on ferme les yeux sur cette menace.

La tuberculose est un incendie mondial avec lequel nous jouons tous. Sa forme multirésistante est extrêmement dangereuse ; elle existe dans tous les pays. La seule raison pour laquelle elle n’est pas devenue plus préoccupante est son caractère peu contagieux.

Mais cette bactérie évolue : si sa transmissibilité augmentait, nous serions confrontés à une crise majeure. À l’heure actuelle, on ne traite dans le monde qu’autour de la moitié des personnes atteintes de tuberculose multirésistante ; l’autre moitié meurt.

On sait désormais que le réchauffement climatique accélère la propagation de certaines maladies. Quelles nouvelles épidémies doit-on craindre ? Jusqu’où s’étendraient-elles ? 

Les risques liés au paludisme — et plus généralement aux maladies à transmission vectorielle comme la dengue, le chikungunya ou le Zika — sont amplifiés par le changement climatique.

Le paludisme reste la cause la plus mortelle. Ce n’est peut-être pas toujours la première maladie à apparaître dans une région mais c’est celle que l’on craint le plus. On observe déjà des cas de dengue dans le sud de l’Europe, notamment dans le sud de la France. On y constate même des épidémies de chikungunya. 

Le paludisme n’est pas encore réapparu en Europe — mais l’on aurait tort de se croire à l’abri.

J’ai eu à ce sujet une discussion intéressante avec le ministère espagnol de la Santé, qui a étudié la propagation d’une nouvelle espèce de moustique Anopheles à travers l’Afrique. Cette souche se développe dans les environnements urbains, tolère des températures plus élevées et pique pendant la journée, ce qui la rend plus dangereuse. L’analyse du ministère suggère que, si elle était introduite en Europe, elle pourrait se développer facilement dans des endroits comme Séville. C’est une perspective très inquiétante.

Au-delà des maladies, n’oublions pas les infrastructures. Le Fonds mondial est le plus grand investisseur en Afrique dans les laboratoires, la surveillance des maladies et les chaînes d’approvisionnement. Lorsque des épidémies d’Ebola, de Marburg ou de Mpox se déclarent, les personnes et les systèmes qui interviennent sont souvent soutenus par le Fonds mondial. Ces investissements protègent les populations locales, mais également le reste du monde.

Notre prochain cycle de financement sera un test de l’engagement de l’Europe à jouer un rôle de premier plan dans la santé mondiale.

Peter Sands

Comment convaincre les pays développés que lutter contre les épidémies répond à un problème de sécurité mondiale ?

La lutte pour la sécurité sanitaire a un effet très concret sur la stabilité sociopolitique. 

Prenons l’exemple du Sahel : il s’agit aujourd’hui de la zone de conflits et d’instabilité la plus étendue au monde. C’est également une région fortement touchée par le paludisme, où d’innombrables enfants meurent chaque année. La fin du paludisme ne suffira pas à résoudre la crise sécuritaire, mais j’ai du mal à imaginer comment la paix et la stabilité pourront s’installer durablement si cette épidémie subsiste.

Derrière tous ces arguments d’intérêt « personnel » propres à convaincre les pays développés, l’argument moral reste cependant incontournable.

Lorsque des enfants de moins de cinq ans meurent parce que nous ne leur avons pas fourni une moustiquaire à 2 dollars et 70 centimes, qu’est-ce que cela dit de nous-mêmes et du monde dans lequel nous sommes prêts à vivre ? Il serait facile d’éviter ces décès à moindre coût.

Avec ces maladies, il n’y aura pas de compromis : si nous ne les vainquons pas, elles nous vaincront. Nous risquons de renoncer aux progrès durement acquis au cours des deux dernières décennies, ou de nous maintenir dans une situation sanitaire médiocre. Or trop de vies sont en jeu.

Après les coupes drastiques dans le budget d’USAID, les pays européens pourraient être contraints de remplacer les États-Unis en tant que premier donateur mondial. Pourtant, l’Europe a actuellement d’autres priorités, comme le financement de la défense. Quel regard portez-vous sur la réponse des dirigeants européens ? 

L’Europe doit aujourd’hui réfléchir à son rôle dans la santé et le développement mondiaux, et notamment dans la santé mondiale.

En ce qui concerne le Fonds mondial, 33 % de nos financements proviennent des États-Unis et un pourcentage similaire de l’Union. Si l’on inclut le Royaume-Uni, l’Europe dans son ensemble représente environ 40 % de nos ressources. Notre prochain cycle de financement sera donc un test de l’engagement de l’Europe à jouer un rôle de premier plan dans la santé mondiale.

À bien des égards, l’Europe a encore plus à perdre que les États-Unis. 

Pourquoi ?

Les trois quarts de notre financement vont à l’Afrique, où l’on trouve les plus forts taux de morbidité et la plus grande pauvreté. L’Europe est géographiquement plus proche de l’Afrique que les États-Unis : elle n’a aucune raison de suivre ces derniers dans leur réduction des dépenses. C’est plutôt l’occasion de redoubler d’efforts.

L’Europe dispose par ailleurs d’atouts considérables dans le domaine biomédical — produits pharmaceutiques, dispositifs médicaux. Nous avons déjà conclu de nombreux partenariats avec des entreprises européennes qui produisent des innovations susceptibles de transformer la vie des communautés pauvres et marginalisées.

Vous évoquez la proximité géographique de l’Europe et de l’Afrique : c’est un point important lorsque l’on examine les flux de population, qui devraient augmenter dans un avenir proche. N’y a-t-il pas là une matrice stratégique pour pousser les gouvernements européens à bouger sur la santé mondiale ?

S’il devient difficile pour les gens de vivre là où ils ont grandi, en raison de la pauvreté, de la maladie ou de l’insécurité, ils sont plus enclins à déménager. Les gens savent comment vivent les autres ailleurs et comment se rendre d’un endroit à un autre. Il y a donc un argument en faveur d’une aide visant à rendre la vie plus tolérable et supportable dans les régions les plus défavorisées du monde.

Du point de vue de la sécurité sanitaire, l’idée que des revers majeurs dans la lutte contre les maladies infectieuses n’auraient aucun impact sur l’Europe est très naïve. 

Si ces maladies s’aggravent dans des pays qui ont des liens commerciaux, familiaux et historiques forts avec l’Europe, elles se propageront inévitablement en Europe, plus encore qu’elles ne le font aujourd’hui.

Par ailleurs, il est dans l’intérêt de l’Europe d’avoir des pays voisins stables, pacifiques et en pleine croissance économique. Cela réduit les risques en matière de sécurité et crée davantage d’opportunités pour le commerce et l’investissement. Vous pouvez certes avancer des arguments très solides fondés sur l’intérêt personnel, pour expliquer pourquoi cela est important ; mais je pense également que cette lutte correspond aux valeurs européennes, à savoir le type de société dans lequel nous voulons vivre et les valeurs que nous défendons.

Grâce à des partenariats tels que le Fonds mondial, les Européens peuvent sauver un très grand nombre de vies. Dans le cadre de nos levées de fonds, nous avons estimé qu’atteindre la totalité de nos objectifs de financement nous permettrait de sauver 23 millions de vies en trois ans. Cela a un impact considérable, non seulement sur la santé des individus et des communautés, mais aussi sur la stabilité mondiale. Cet objectif correspond aussi aux valeurs et à la philosophie politique de ce continent.

Lorsque des enfants de moins de cinq ans meurent parce que nous ne leur avons pas fourni une moustiquaire à 2 dollars et 70 centimes, qu’est-ce que cela dit de nous-mêmes et du monde dans lequel nous sommes prêts à vivre ?

Peter Sands

Les histoires que vous racontez et les résultats que vous obtenez sont naturellement susceptibles de créer de l’empathie avec des personnes d’autres cultures et d’autres pays. Comment les transmettez-vous au public le plus large possible à l’heure où la logique algorithmique va précisément à l’opposé ? Comment forger des alliances dans la lutte pour l’empathie ?

Steven Pinker, dans The Better Angels of Our Nature (2011), parle du rôle de la littérature dans le renforcement de l’empathie : la littérature permet de voir le monde à travers les yeux d’autres personnes et d’imaginer ce que ce serait d’être quelqu’un d’autre. Il existe des travaux fascinants sur la manière dont les attitudes à l’égard de la discrimination sexuelle, par exemple, ont évolué grâce à des livres écrits par et du point de vue des femmes, qui ont permis aux hommes de découvrir indirectement leur réalité.

L’empathie est donc une force positive et extrêmement puissante dans la société humaine.

Se mettre à la place d’une autre personne constitue le fondement de tout sentiment d’humanité commune et de solidarité.

C’est pourquoi il faut allier les données — 70 millions de vies sauvées, 63 % de réduction des infections et de la mortalité — aux histoires personnelles. Ce qui touche vraiment les différents médias, ce sont les récits de personnes qui ont directement vécu ces maladies, qui parlent avec authenticité de ce que cela signifie pour elles et du parcours qu’elles ont suivi.

D’après notre expérience, ces histoires personnelles peuvent parfois être encore plus puissantes que les chiffres. Par exemple, en 2019, lors de notre campagne de levée de fonds à Lyon, Amanda, une jeune Burundaise de 18 ans séropositive, s’est tenue sur scène aux côtés du président Macron. Elle a expliqué qu’elle était en vie uniquement grâce au Fonds mondial, puis elle lui a lancé un défi direct en forme de question : « allez-vous m’aider à rester en vie ? » Ce type d’interaction humaine a un impact incroyable.

Pouvez-vous aussi vous appuyer sur les réseaux sociaux — ou sont-ils désormais trop dangereux ?

Bien sûr, le monde des réseaux sociaux est complexe — avec ses algorithmes, la manière dont les informations sont présentées, les fausses nouvelles, etc. Aucun d’entre nous n’a la réponse parfaite à la question de savoir comment fonctionne ce paysage. Il est toutefois essentiel de faire entendre la voix des personnes directement touchées par ces maladies, même si ce n’est pas facile.

Prenons le Soudan : en termes de nombre de vies humaines en danger, la guerre qui y sévit est actuellement la plus grande crise humanitaire mondiale. Elle a des effets dévastateurs non seulement à l’intérieur du Soudan, mais aussi sur les pays voisins. Pourtant, la couverture médiatique et la prise de conscience de ce qui s’y passe, tant au niveau du grand public que des responsables politiques, est très limitée. Cela ne retient tout simplement pas notre attention ; c’est un problème, car plus nous donnons de visibilité à ces crises, plus les gens réagissent naturellement avec empathie.

Le fait d’organiser la levée de fonds en Afrique du Sud pour ce cycle de financement traduit-il un changement de paradigme ?

Dans le passé, le modèle d’aide au développement à l’étranger était parfois un peu paternaliste, avec une dynamique de donneur et de receveur.

Nous essayons de nous orienter davantage vers un concept de partenariat.

Notre conseil d’administration compte une forte représentation de toutes les régions auxquelles nous fournissons des fonds, y compris l’Amérique latine. Son fonctionnement repose sur un équilibre très subtil entre les donateurs, les exécutants, les gouvernements, la société civile, les communautés et le secteur privé. Contrairement à la plupart des organisations des Nations unies, qui ne sont que des conseils d’États membres, nous avons des acteurs non gouvernementaux qui ont un réel pouvoir. Cet équilibre entre donateurs et exécutants est au cœur de notre travail.

Le désengagement des États-Unis sur certaines questions — leur retrait de l’Organisation mondiale de la santé, les coupes budgétaires de l’USAID — a-t-il suscité ailleurs des vocations ? Voyez-vous de nouveaux pays se pencher sur les problèmes de santé mondiale, ou des pays depuis longtemps investis redoubler leur appui ? 

Je pense que nous assistons en effet à l’émergence de nouvelles formes de leadership. 

L’Espagne en est un bon exemple. À Séville, le Premier ministre Sánchez a annoncé augmenter l’engagement financier de l’Espagne envers le Fonds mondial. À l’heure où beaucoup d’autres pays réduisent leurs dépenses, l’Espagne réaffirme explicitement son engagement en faveur du multilatéralisme, de l’aide au développement et de la santé mondiale — et le soutient concrètement avec des montants importants.

Dans les cliniques aux toits en tôle ondulée, les températures atteignent désormais régulièrement 48 à 50°C pendant de longues périodes — c’est comme si l’on cuisait les médicaments.

Peter Sands

La semaine dernière, durant l’Assemblée générale des Nations unies, Pedro Sánchez a évoqué la fausse dichotomie entre l’augmentation des dépenses de défense et celle des dépenses mondiales en matière de développement et de santé. Il a fait valoir avec force que les deux sont des formes de sécurité. Pour assurer la sécurité des Espagnols, il est nécessaire de dépenser pour la défense, mais aussi d’investir dans la santé et le développement. Voir un dirigeant s’engager dans cette voie est encourageant.

En Asie, la Corée est un autre exemple fort. 

Lors de la dernière reconstitution des ressources, elle a été le donateur public qui a le plus augmenté ses contributions au Fonds mondial. Depuis lors, elle a démontré un engagement politique et financier fort en faveur de la santé mondiale. Les entreprises coréennes sont également de plus en plus à l’origine d’innovations impressionnantes, en particulier dans le domaine du diagnostic, où Séoul est désormais un leader mondial.

Le tableau n’est donc pas si sombre…

En effet, on voit d’une part des dirigeants se mobiliser et prendre conscience de l’opportunité d’être à l’initiative de changements. On assiste également à des changements dans la manière de faire les choses : bon nombre des pays qui bénéficient du soutien du Fonds mondial sont eux-mêmes des donateurs. Même si, en termes nets, ils reçoivent plus qu’ils ne donnent, ils veulent contribuer pour exprimer leur solidarité et leur engagement envers un partenariat plus large.

Vous parliez précédemment des risques liés au changement climatique, qui pourraient entraîner un retour du paludisme dans certaines régions du monde. Les avez-vous déjà intégrés à votre travail ?

Le changement climatique et son impact sur la santé font partie des domaines dans lesquels nous devons agir immédiatement tout en continuant à apprendre, car il y a encore des choses que nous ne comprenons pas entièrement. Ce que nous savons, c’est que les phénomènes météorologiques extrêmes — cyclones, ouragans, inondations — sont de plus en plus fréquents ; que ces phénomènes entraînent souvent la formation d’eaux stagnantes, qui favorisent les maladies d’origine hydrique comme le choléra et qui provoquent aussi généralement des pics de paludisme.

Le paludisme est très réactif et se propage très rapidement.

Après les grandes inondations au Pakistan en 2023, les infections paludiques ont quintuplé en quelques semaines seulement. Nous avons observé des pics similaires après le cyclone Freddy au Malawi et au Mozambique, ainsi qu’après les fortes pluies et les tempêtes tropicales dans l’ouest du Kenya. En réponse, nous prenons des mesures concrètes : nous avons fourni des fonds d’urgence aux pays pour faire face à ces épidémies.

Nous nous efforçons également de renforcer la résilience des systèmes de santé, en particulier des chaînes d’approvisionnement. Par exemple, de nombreux pays ont construit des entrepôts médicaux dans des plaines inondables, des terrains plats propices à la construction, mais très vulnérables aux inondations. Dans certains cas, nous avons renforcé ou protégé les entrepôts ; dans d’autres, nous avons aidé à les déplacer vers des zones plus sûres.

Un autre défi lié au climat est l’effet de la chaleur sur les médicaments…

C’est-à-dire ?

La plupart des comprimés — antirétroviraux, traitements contre la tuberculose et autres — sont considérés comme stables à température ambiante jusqu’à 40°C. Il n’est pas nécessaire de les réfrigérer.

Mais dans les cliniques aux toits en tôle ondulée, les températures atteignent désormais régulièrement 48 à 50°C pendant de longues périodes. C’est comme si l’on cuisait les médicaments : cela les dégrade et les rend moins efficaces, ce qui est dangereux pour les traitements critiques comme les antirétroviraux. 

Pour remédier à ce problème, nous travaillons avec certains pays pour installer des systèmes de refroidissement à énergie solaire qui empêchent les salles de stockage de dépasser 35°C.

Comment la perspective du déplacement de populations entières sous l’effet du changement climatique affecte-t-elle votre travail ? 

Nous constatons en effet plusieurs processus obligeant les populations à migrer : la désertification, comme le déplacement du Sahara vers le sud, et la salinisation des zones côtières comme au Bangladesh, où la montée des eaux rend les terres agricoles infertiles. Ces phénomènes occasionnent de grands déplacements : au sud pour le Tchad, au nord pour le Bangladesh, des zones côtières vers les villes.

Ces mouvements à grande échelle créent les conditions idéales pour la tuberculose : des personnes sous contrainte vivent dans des conditions précaires et à l’étroit ; elles souffrent de malnutrition. Lorsque j’ai rendu visite à des patients atteints de tuberculose dans des bidonvilles autour de Dhaka, presque tous étaient des migrants venus de la côte et vivant dans des conditions extrêmement difficiles. 

Pour répondre à ces effets, nous avons créé un fonds pour le climat et la santé qui a permis de collecter 50 millions de dollars auprès du secteur privé afin de financer des interventions visant à lutter contre les effets du changement climatique sur la santé. 

Mais comme je le disais, il reste encore beaucoup à étudier et à comprendre concernant ses effets à long terme.

Il y a eu des avancées scientifiques importantes concernant le VIH. Vous attendez-vous à d’autres développements majeurs en matière de médicaments contre la tuberculose et le paludisme ?

Beaucoup d’innovations intéressantes vont voir le jour dans la lutte contre ces maladies. Si l’on se projette en 2026, le développement clef pour la tuberculose sera l’apparition de nouveaux diagnostics moléculaires moins coûteux. Pour comprendre l’importance de cette avancée, il faut rappeler que plus de 90 % des cas de tuberculose sont curables par médicaments. Le traitement est long — environ six mois — mais relativement peu coûteux et son taux de réussite est élevé. Le véritable défi réside dans le dépistage.

La tuberculose est souvent confondue avec d’autres maladies — les gens pensent qu’ils ont simplement une toux… De plus, environ 25 à 30 % de la population mondiale est atteinte de tuberculose latente : elle est porteuse de la bactérie sans être atteinte de la maladie active. D’autres maladies peuvent l’activer : le VIH est la principale, en raison de l’immunosuppression, et la tuberculose est en fait la principale cause de décès chez les personnes vivant avec le VIH. Le diabète peut également la déclencher.

La Corée a été le donateur public qui a le plus augmenté ses contributions au Fonds mondial.

Peter Sands

Traditionnellement, le diagnostic prenait plusieurs semaines, nécessitant un prélèvement de salive envoyé à un laboratoire. Plus récemment, des diagnostics moléculaires électroniques à cartouche ont été mis au point, offrant des résultats rapides, mais ils restent coûteux. 

Ce que l’on attend en 2026, ce sont des diagnostics moléculaires vraiment peu coûteux, qui donneront des résultats immédiats et pourront être largement déployés grâce à des instruments peu onéreux, améliorant considérablement la détection des cas.

À plus long terme, il existe de nouveaux traitements prometteurs — et même un vaccin contre la tuberculose actuellement en phase d’essai — mais ceux-ci sont encore loin d’être disponibles.

Concernant le paludisme, dispose-t-on de nouveaux outils pour enrayer l’épidémie ? 

Pour le paludisme, plusieurs innovations voient le jour. L’une d’entre elles — qui vient d’être approuvée par les autorités réglementaires — est un répulsif spatial : un dispositif que l’on accroche au mur et qui attire et tue les moustiques dans la pièce, ce qui pourrait être utile dans certains contextes. Le paludisme est complexe et il n’existe pas de solution miracle ; les progrès reposent sur la combinaison de plusieurs outils.

L’une des avancées les plus significatives de ces dernières années a été la moustiquaire à double principe actif. Les moustiquaires traditionnelles sont traitées avec un seul insecticide, mais la résistance à celui-ci a commencé à poser un sérieux problème. Il y a quelques années, nous avons travaillé avec des partenaires industriels — dont beaucoup sont européens — pour mettre au point des moustiquaires imprégnées de deux insecticides. 

Avez-vous déjà constaté les effets de cette optimisation ?

Oui. Ces moustiquaires se sont avérées 45 % plus efficaces contre les moustiques résistants. Grâce à des engagements préalables sur le marché, nous avons garanti aux fabricants un volume suffisant pour permettre une production à grande échelle, réduisant ainsi le coût à seulement 0,70 dollar par moustiquaire.

Ces moustiquaires ont été déployées à grande échelle ces dernières années, avec un impact positif évident. Il reste toutefois frustrant qu’une proportion importante de personnes qui pourraient en bénéficier n’en aient toujours pas. Cela n’est pas dû à un manque d’innovation ou de capacité de distribution, mais simplement à un financement insuffisant. L’année dernière, nous avons distribué 162 millions de moustiquaires. Ces chiffres sont cycliques — parfois plus élevés, parfois plus bas — mais chaque année, ils se situent entre 150 et 200 millions.

Nous pourrions faire plus. Si nous optimisions pleinement l’utilisation des innovations récentes, ce chiffre serait bien plus élevé.