Professeur de théorie politique à l’université de Notre Dame, Patrick Deneen est aujourd’hui l’une des voix les plus écoutées chez les conservateurs américains. Selon lui, le libéralisme occidental aurait fragmenté la société ; il serait désormais à un stade terminal et devrait être dépassé.
Dans Why Liberalism Failed (2018) et Regime Change : Toward a Postliberal Future (2023), il élabore ce qu’il qualifie de vision post-libérale nourrie de références chrétiennes centrée sur la notion de bien commun. Son premier livre avait connu une diffusion considérable : tout en en contestant la thèse, Barack Obama l’avait recommandé comme un ouvrage essentiel, qui ne pouvait laisser ses lecteurs indifférents.
Aujourd’hui, le vice-président des États-Unis J. D. Vance revendique Deneen comme une influence centrale.
Pour essayer de comprendre sur quoi repose la vision de ce penseur qui veut transformer l’Amérique en puisant dans le répertoire de la pensée européenne, nous l’avons rencontré.
D’un point de vue européen, vos écrits semblent différents de ceux des autres auteurs conservateurs américains. Pouvez-vous revenir sur vos influences et expliciter votre conception du conservatisme ?
Je suis souvent décrit comme — ou accusé d’être — un conservateur de style plus européen.
Cela s’explique par le fait que j’ai été influencé par des penseurs probablement plus continentaux, car la tradition conservatrice américaine tend à être une itération du libéralisme classique. Ses racines se trouvent notamment dans la pensée des Lumières britanniques, qui est une tradition révolutionnaire.
Les principaux penseurs sont John Locke ou John Stuart Mill, qui sont à juste titre qualifiés de libéraux. En d’autres termes, ils critiquent une certaine forme d’Ancien régime, c’est-à-dire la longue tradition européenne qui s’étend de la tradition classique au Moyen-Âge jusqu’à l’ère de l’aristocratie.
Dans les faits, je finis par être assez critique à l’égard de la tradition libérale, bien que je sois de droite, et je fais appel à des traditions intellectuelles tant européennes qu’américaines, qui se distinguent du canon libéral américain typique.
C’est pourquoi vous vous tournez vers l’Europe.
La tradition européenne a en effet été une source d’inspiration profonde pour ma propre pensée. Cela inclut des penseurs prémodernes comme Aristote, Thomas d’Aquin, Augustin, mais aussi des penseurs de la Renaissance — Giambattista Vico, Augusto del Noce, pour vous citer quelques références obscures…
…pas si obscures que cela d’un point de vue européen : Vico est toujours enseigné dans les cours de philosophie au lycée en Europe.
Je suis heureux de l’entendre ! J’ajouterais également Alexis de Tocqueville — certes, un libéral, mais qui se décrivait lui-même comme un « libéral atypique » —, et bien sûr, la vaste tradition intellectuelle catholique dans laquelle il s’inscrivait.
Le postlibéralisme cherche à regarder vers l’avenir. Il rejette un conservatisme qui se réduit à une simple tentative de récupération et de recréation d’un mode de vie prémoderne.
Patrick J. Deneen
Utiliseriez-vous le terme « conservatisme postlibéral » pour décrire votre philosophie politique ?
Ce terme pose un réel problème, car la plupart des penseurs que je viens de citer ne se qualifiaient évidemment pas eux-mêmes de conservateurs.
D’une manière générale, les auteurs de la tradition occidentale classique, souvent chrétienne, se considéraient comme les héritiers d’une longue tradition, jusqu’à ce qu’une rupture radicale se produise au siècle des Lumières. Cette tradition a ensuite été redéfinie post hoc comme « conservatrice », par opposition à ce qui est maintenant considéré comme la norme — diverses formes de progressisme.
Le premier terme de cette appellation est donc déjà problématique, car il s’appuie sur un qualificatif qui prend sa source dans l’opposition.
Il en va de même pour le terme « postlibéral », qui prend à nouveau position par rapport à ce qu’il rejette. Mais l’avantage du terme « postlibéral » est qu’il indique une volonté de dépasser le libéralisme — ainsi, il ne fait pas référence à quelque chose de simplement « conservateur », qui tend à être tourné vers le passé.
Le postlibéralisme cherche à regarder vers l’avenir. Il rejette un conservatisme qui se réduit à une simple tentative de récupération et de recréation d’un mode de vie prémoderne. Il est également conscient du fait que le libéralisme a été une réalité, et qu’il ne peut pas simplement prétendre que cela n’a jamais existé.
Cela dit, tout comme le terme « conservateur », les imaginaires qui cherchent à dépasser le libéralisme sont extrêmement diversifiés et, à bien des égards, conflictuels. Mais je dirais de manière générale que la plupart des « postlibéralismes » s’inspirent d’une critique profonde et tenace des orthodoxies des Lumières et d’un désir de les dépasser.
Vous avez écrit Why Liberalism Failed en 2018 1, pendant le premier mandat de Donald Trump. Vous avez ensuite rédigé un ouvrage complémentaire, Regime Change, en 2023, avant sa réélection 2. Maintenant que Trump est de retour à la présidence et au pouvoir depuis bientôt six mois, pensez-vous que cette administration a conduit les États-Unis vers l’ère post-Lumières que vous aviez imaginée ?
Je pense que le post-libéralisme est moins un projet qu’une réalité.
Nous sommes bel et bien entrés dans l’ère post-libérale. Bon nombre des orthodoxies des Lumières ne sont plus acceptées (par exemple, l’aspiration à un monde sans frontières, ou l’idée que les humains doivent chercher à dominer la nature).
Désormais, il s’agit simplement de savoir à quoi ressemblera cette ère post-libérale. À cet égard, je ne peux pas affirmer avec certitude ou confiance qu’elle sera telle que je la souhaiterais. Selon moi, nous vivons actuellement une période de véritable contestation du régime, ce qui n’arrive pas souvent dans l’histoire de l’humanité.
Dans certains de ses aspects, le bouleversement politique que nous observons aux États-Unis — et qui se produit également en Europe — montre précisément que nous vivons une période postérieure à l’apogée du libéralisme.
La plupart des « postlibéralismes » s’inspirent d’une critique profonde et tenace des orthodoxies des Lumières, et d’un désir de les dépasser.
Patrick J. Deneen
Quand cette apogée aurait-elle eu lieu selon vous ?
L’apogée du libéralisme correspondrait à la période où la mondialisation économique et sociale était la plus avancée.
C’était l’époque d’une croyance bipartisane en l’idée que l’immigration sans frontières était l’avenir de l’humanité, où l’on avait confiance en les formes les plus extrêmes de l’idéologie sociale progressiste — qui inclut des choses comme l’idéologie transgenre et les conséquences ultimes de la révolution sexuelle qui seraient la négation totale de la différence sexuelle 3. Quelle que soit l’opinion que l’on en ait, nous sommes aujourd’hui dans un moment postlibéral.
Nous vivons un moment riche en possibilités, qui inclut des opportunités très positives mais aussi des menaces réellement inquiétantes.
Des possibilités pour les conservateurs comme vous, qui prônez que les États-Unis abandonnent leur ADN libéral ?
Il y a toujours eu un fossé entre le mode de vie américain et la philosophie politique américaine.
C’était le point central d’une partie de la critique de la philosophie libérale dans mon livre Why Liberalism Failed (2018). L’argument était que l’ordre politique, social et économique américain, dans la mesure où il s’est conformé à l’idéologie philosophique du libéralisme, a conduit à une contradiction interne et à la crise du libéralisme que nous connaissons aujourd’hui.
L’Amérique n’a pas toujours été libérale dans sa forme vécue.
Que voulez-vous dire par là ?
Le fait que les Américains aient quitté l’Europe et soient venus sur ce continent en plusieurs vagues a été une source constante de modes de vie non libéraux, souvent religieux, qui allaient à l’encontre de la philosophie libérale.
Je pense donc qu’aux États-Unis, nous disposons d’un riche réservoir de pratiques non libérales avec lesquelles nous pouvons renouer.
Aujourd’hui, il nous manque une philosophie qui nous permette d’imaginer à quoi cela pourrait ressembler. Le « laissez-faire » ne suffit pas : nous avons besoin d’une articulation philosophique qui explique pourquoi et comment les pratiques non libérales pourraient être renforcées.
Nous vivons un moment riche en possibilités, qui inclut des opportunités très positives mais aussi des menaces réellement inquiétantes.
Patrick J. Deneen
Vous écrivez dans Regime Change (2023) que « la réponse n’est pas l’élimination de l’élite, mais son remplacement par un ensemble d’élites meilleures ». Dans quelle mesure considérez-vous que ce qui se passe actuellement aux États-Unis est une traduction de cette idée ?
Il est certain que l’administration actuelle s’est donné pour priorité de commencer à renverser le régime de l’idéologie libérale progressiste au sens large.
Quand je parle de « renverser » ce régime, je ne parle pas simplement de changer certains aspects du gouvernement américain — aussi important que soit ce projet. Nous assistons plutôt au début d’un long processus de refonte de certaines de ses institutions constitutives et fondamentales qui « gouvernent » également, même indirectement.
L’exemple le plus évident est celui des universités, et la manière dont l’administration Trump a mis l’accent sur la réforme de certains de leurs aspects. Mais on peut aussi penser aux efforts visant plus largement à influencer la culture, et notamment à l’attention qui est portée à Hollywood.
Il y a une prise de conscience que, malgré diverses victoires électorales qui remontent jusqu’à Ronald Reagan, un mode de vie plus conservateur a été constamment affaibli, indépendamment des victoires politiques.
Certains ont également pris conscience de la nécessité d’utiliser le pouvoir politique de façon beaucoup plus frontale afin de déplacer et de démanteler différents aspects de cette sorte de léviathan culturel progressiste de la gauche.
Aux États-Unis, nous disposons d’un riche réservoir de pratiques non libérales avec lesquelles nous pouvons renouer.
Patrick J. Deneen
Ainsi, la suppression de l’USAID, la suppression du ministère de l’Éducation, les discussions sur le retrait du financement de la PBS [Service public de radiodiffusion] et de la NPR [National Public Radio], les efforts visant à éliminer les approches fondées sur la diversité, l’équité et l’inclusion des institutions éducatives et de diverses autres institutions culturelles : toutes ces mesures représentent des efforts pour remplacer l’idéologie dominante.
Vous admettez donc que Trump a été, jusqu’à présent, une force plus destructrice que constructive ?
Il reste à voir si des efforts correspondants seront faits pour construire une vision dominante alternative, qui renforcerait les forces culturelles conservatrices.
Cela impliquerait nécessairement de prêter attention aux institutions « non gouvernementales » et de se concentrer sur les forces déstabilisatrices de l’économie et de la technologie mondialisées modernes. Une telle approche serait beaucoup plus radicale — au sens étymologique du terme — que la simple suppression ou réorganisation de quelques éléments de bureaucratie gouvernementale.
Ce qui se passe jusqu’à présent, c’est une tentative de destitution des élites actuelles — pas encore de leur remplacement.
La déconstruction est la partie la plus facile du projet.
Le plus difficile est de savoir si un ensemble d’institutions et de pratiques plus conservatrices prendra la place des formes actuelles.
Une grande partie de votre travail vise à combler ce que vous considérez comme un fossé immuable entre les élites et le peuple. Pourquoi ?
Le postulat de départ est que toutes les sociétés sont essentiellement divisées entre ce que la tradition classique appelait la « minorité » face au « plus grand nombre ».
Le premier terme désigne généralement les quelques personnes qui sont riches, mais qui bénéficient aussi d’avantages de pouvoir et de statut — cela peut prendre la forme de l’éducation, de l’accès au pouvoir, ou d’une position et d’un statut hérités.
De l’autre côté, le « grand nombre » ne bénéficie pas de ces privilèges, mais a l’avantage d’être numériquement plus important, ce qui constitue une source de pouvoir potentiel considérable.
La tradition classique voyait cette fracture comme la source presque constante de la destruction de tout ordre politique. Elle considérait que la tension et, en fin de compte, le conflit entre ces deux classes était bien plus dangereux pour tout régime que n’importe quelle menace extérieure.
En Europe, par exemple, je pense que la fracture interne entre le « plus grand nombre » et la « minorité » au sein des sociétés européennes représente probablement une menace plus grande que celle que beaucoup, notamment dans les médias, attribuent à la Russie à l’extérieur 4. Je dirais même que les efforts déployés par l’élite pour affirmer que le plus grand danger pour l’Europe vient de la Russie visent à détourner l’attention des citoyens ordinaires du fait que le plus grand danger politique, en Europe, réside dans cette fracture interne entre l’élite et les « populistes », comme ils sont nommés.
La tradition ancienne soutient que la seule façon de résoudre véritablement cette division est de recourir à ce qu’on appellerait une « constitution mixte ».
Ce qui se passe jusqu’à présent, c’est une tentative de destitution des élites actuelles — pas encore de leur remplacement.
Patrick J. Deneen
Pouvez-vous expliquer ce que cette notion implique ?
Une constitution mixte est une tentative de combler cette fracture en contrebalançant les vices de chaque classe par les vertus potentielles de l’autre classe.
Pour vous donner un exemple simple : la classe élitaire bénéficie de loisirs, d’une éducation et de richesses. L’une des façons dont elle a profité à la majorité, dans la longue tradition européenne, a été de parrainer les arts, de grandes œuvres architecturales, notamment des églises et des cathédrales, et de créer les Altstadt, ou vieilles villes, que tout le monde veut visiter pour leur beauté et leur charme. Ces avantages, bien que souvent élevés à la gloire immédiate de la classe aristocratique, sont néanmoins devenus des formes permanentes de services publics accessibles à toutes et tous, quelle que soit leur classe sociale.
En parallèle, le grand avantage pour le « plus grand nombre » a été ce que nous appelons généralement le « bon sens » — c’est-à-dire la capacité à être en contact avec les éléments fondamentaux de l’existence. C’est souvent une réalité pour ceux qui travaillent avec des matériaux proches de la terre, notamment les agriculteurs et les artisans.
On peut discerner un bon sens « institutionnalisé » dans des formes telles que le calendrier de base que la plupart des sociétés européennes et occidentales ont établi et suivi. Le passage du temps est marqué par la compréhension de certains repères essentiels : les grandes fêtes et le cycle des jours, des saisons et des années sont une reconnaissance profonde du fait que le déroulement de la vie et du temps sont en constante évolution et néanmoins reconnaissables comme identiques. Le calendrier cyclique, représenté par le son des cloches de l’horloge du village, est une sorte d’enseignant des valeurs conservatrices, de la répétition et de la mémoire. La structure fondamentale de notre expérience du temps provient de ce puits de bon sens.
Ainsi, si l’on prend les vertus des personnes en contact avec les éléments fondamentaux de « l’être » et du « temps » et celles des personnes qui jouissent d’un certain degré de loisirs, de richesse et de développement esthétique, on obtient une recette assez efficace pour une constitution mixte.
Aujourd’hui, nous sommes bien plus marqués par cette division entre le plus grand nombre et la minorité, elle nous définit davantage. Elle a été profondément renforcée et rendue pathologique, voire toxique, par certains éléments du régime libéral moderne.
L’une des promesses du libéralisme est toutefois de réguler le comportement de l’élite par des contre-pouvoirs (checks and balances), qui permettent de punir les dirigeants lorsqu’ils ne se conforment pas à la volonté du plus grand nombre. Dans votre vision, comment garantir que l’élite reste fidèle au plus grand nombre ?
Vous avez tout à fait raison de dire que la théorie des checks and balances est conçue pour empêcher certaines formes de tyrannie.
On pourrait dire que le libéralisme était tellement attentif à l’émergence possible d’une tyrannie politique qu’il avait tendance non seulement à minimiser, mais aussi, à inviter à une autre forme de tyrannie — prenant la forme de ce que nous pourrions appeler le « triomphe de la méritocratie ».
Le libéralisme est certes conçu pour empêcher les formes d’oppression politique, mais dans le but d’encourager le type de liberté qui permettrait à ceux qui ont des capacités et des talents innés de se différencier, et de mener une vie de plus en plus distincte, de ceux qui ne sont pas dotés de ces qualités qui mènent au succès dans une méritocratie.
L’ordre libéral a produit une sorte d’élite dont la caractéristique distinctive est de nier qu’elle est une élite.
Patrick J. Deneen
Au cours du siècle dernier, nous avons assisté à l’émergence de cette classe dirigeante qui a agi de manière tyrannique, mais principalement dans les domaines du social, de la culture et de l’éducation, ainsi que de la vie quotidienne. Au final, tout cela se répercute dans le domaine politique.
L’expérience du « wokisme », la manière dont même le régime libéral a commencé à agir de manière oppressive dans la poursuite d’une certaine vision de ce à quoi devrait ressembler un ordre libéral — allant même jusqu’à imposer une forme radicalisée de libéralisme — reflète la manière dont le succès même du projet libéral a fini par saper ce que les libéraux prétendaient vouloir empêcher.
L’ordre libéral a produit une sorte d’élite dont la caractéristique distinctive est de nier qu’elle est une élite. Cela la rend particulièrement imperméable à toute forme d’introspection sur son propre statut.
Mais Trump a été élu : qu’est-ce qui a changé ?
Je pense que nous sommes arrivés à la fin de cette période spécifique, et que nous subissons les conséquences de l’absence d’un régime mixte.
Dans la mesure où nous assistons à une montée du populisme, nous voyons que la puissance potentielle des masses est désormais dirigée contre les élites. C’est ainsi que la tyrannie est empêchée, du moins par un type particulier d’élite libérale.
La question qui se pose désormais est la suivante : les élites qui émergeront dans un monde postlibéral comprendront-elles qu’elles ont une certaine responsabilité et se doivent de d’apporter une réponse face à ces mécontentements ?
Un test nous attend.
Nous pourrions nous engager dans une voie très positive : la formation d’un nouveau type de constitution mixte, d’un nouveau contrat social, non pas de nature libérale, mais fondé sur la capacité des élites et des citoyens ordinaires à se rendre mutuellement service.
Mais nous pourrions aussi prendre une direction assez mauvaise, celle que craignaient les anciens, à savoir une forme de despotisme, ou de dictature de la masse ignorante, ou encore l’affirmation d’un pouvoir politique brut des élites contre le peuple.
La coalition actuellement au pouvoir aux États-Unis combine des factions assez incompatibles.
Patrick J. Deneen
Dans quelle mesure êtes-vous préoccupé par le fait que les techno-césaristes de la Silicon Valley, qui croient en une méritocratie presque darwinienne, pensent désormais avoir le droit de gouverner les États-Unis ? Craignez-vous l’émergence d’une forme d’oligarchie ?
C’est tout à fait inquiétant et je suis profondément préoccupé par cette possibilité à l’heure actuelle.
Les gouvernements et les mouvements politiques sont toujours des combinaisons d’éléments, souvent contradictoires, qui forment une coalition. C’est souvent une question de négociation au sein de cette coalition pour déterminer comment ces éléments divergents seront fusionnés, d’une manière ou d’une autre.
Dans le système européen, ces compromis sont généralement conclus après les élections. Dans le système américain, ils sont conclus au milieu des élections, puis se résolvent sous la forme de troubles et de conflits internes après les élections.
La coalition actuellement au pouvoir aux États-Unis combine des factions assez incompatibles.
L’une d’elle est constituée par les éléments très techno-optimistes, méritocratiques et très individualistes de la Silicon Valley, que vous avez évoqué. Nous les avons vus à l’œuvre dans l’administration, combinés à des éléments issus de la base électorale de Trump, beaucoup moins libertaire et beaucoup moins encline à une vision technocratique et trans-globaliste de l’avenir de l’humanité.
Je suis donc particulièrement préoccupé, en tant que personne plus sensible à l’orientation nationaliste au sein de l’adminisration, qui est populiste au sens large, en faveur du « bien commun ».
Cela dit, je n’ai pas constaté jusqu’à présent que la partie Silicon Valley de la coalition prenne le dessus sur la partie MAGA, qui en constitue le noyau dur. Je dirais plutôt que, dans certains domaines clefs, il existe des signes assez encourageants qui montrent une volonté de relancer l’industrie manufacturière, de restreindre les flux migratoires, de revenir sur les idées de mondialisation et de réévaluer la présence militaire américaine dans le monde.
Je trouve ces développements plutôt encourageants.
Plus précisément : qui, dans la coalition actuelle, reflète la nouvelle « aristocratie » que vous souhaiteriez voir remplacer l’élite libérale ?
Je place beaucoup d’espoir dans le vice-président J. D. Vance.
C’est quelqu’un qui semble incarner une compréhension profonde de la situation difficile des citoyens ordinaires, et qui a su l’exprimer.
Compte tenu de son parcours, il est particulièrement sensible à la situation de ceux qui ne bénéficient pas des avantages des élites contemporaines, ni de l’éducation et des compétences informatiques nécessaires pour réussir dans une société sans repères — en d’autres termes, le genre de personnes qui ont été désignées comme « travailleurs essentiels », lorsque nous avons soudainement valorisé ce type de travail.
Avoir comme champion quelqu’un comme le vice-président Vance a finalement attiré de nombreuses personnes issues de milieux élitaires, qui éprouvaient néanmoins un profond mécontentement à l’égard de la nature des élites contemporaines. Il est un modèle de la nouvelle élite d’une « constitution mixte » qui doit remplacer l’ancienne élite libérale.
Je connais personnellement de nombreux jeunes, diplômés de mon établissement ou d’autres, qui étaient profondément sceptiques quant à l’essence de la trajectoire philosophique des institutions libérales d’élite. Ils ont volontiers rejoint l’administration en tant que fonctionnaires relativement subalternes pour le moment, attirés par cette administration où une vision plus focalisée sur les travailleurs et un idéal de constitution plus mixte, peuvent être promus.
Dans votre livre, vous suggérez des moyens surprenants de renforcer ce sentiment au sein des élites dirigeantes — comme la mise en place d’un service militaire national.
Oui, c’est l’une de mes nombreuses recommandations pour encourager la formation d’une nouvelle élite qui ne se contente pas de belles paroles pour prendre soin des opprimés.
Cela devrait se faire sur plusieurs fronts, dont le service militaire ne serait qu’un élément parmi d’autres.
J. D. Vance est un modèle de la nouvelle élite d’une « constitution mixte » qui doit remplacer l’ancienne élite libérale.
Patrick J. Deneen
J’ai remarqué récemment que le président Trump a recommandé une idée que j’avais avancée : que davantage d’emplois situés à Washington soient délocalisés en dehors de la capitale fédérale, afin de briser son monopole et de redistribuer le travail ailleurs dans le pays.
Si l’on veut concrétiser l’existence d’une nouvelle élite, il ne suffit pas d’avoir une vision philosophique du monde ou de lire des livres différents de ceux que l’ancienne élite a pu lire. Il faut aussi que cela se traduise par une expérience vécue. Il peut s’agir d’incitations, de promouvoir ce que nous considérons comme louable en tant que société, ou encore de repenser les interactions entre ceux qui occupent des positions de pouvoir et de richesse et ceux qui ne bénéficient pas d’avantages particuliers.
Il existe aussi une sorte d’anti-élitisme parmi ceux qui se considèrent comme ayant été traités avec condescendance.
Il est inquiétant de constater que ceux qui s’identifient aujourd’hui comme conservateurs, Républicains ou populistes ont un degré élevé de méfiance, voire d’animosité, envers les universités — ce qui n’était pas le cas il y a une trentaine d’années. Cela me paraîtrait être une grande tragédie si l’une des conséquences était que nous perdions les avantages considérables que nous apportent les universités, non seulement dans le domaine scientifique et pratique, mais plus encore dans le domaine culturel, en tant que dépositaires de la tradition occidentale et, plus largement, en tant que lieux de réflexion philosophique, de loisirs intellectuels, qui ont toujours été bénéfiques à tous les éléments de notre société.
Vous suggérez également que la foi chrétienne peut jouer un rôle dans l’ennoblissement de l’élite. Quel rôle le catholicisme a-t-il joué dans l’élaboration de votre théorie politique ?
J’hésite toujours à répondre à cette question, car je n’ai écrit que très peu, voire rien, qui soit explicitement catholique.
Je ne veux pas limiter mes écrits aux catholiques qui s’identifient comme tels, mais je ne veux pas non plus nier que le catholicisme a joué un rôle profond dans la formation de ma vision du monde.
Cela est particulièrement vrai dans mon adhésion aux principes de solidarité et de subsidiarité : la conviction que toutes les sociétés humaines doivent être fondées sur la croyance en l’aspiration à quelque chose de commun, tout en reconnaissant que le bien commun s’incarne idéalement au niveau le plus local.
Ces principes appellent à la fois une vision ambitieuse de l’ordre social et politique, tout en reconnaissant le besoin fondamental que ces formes de bien humain se concrétisent au niveau local.

En tant qu’intellectuel et catholique américain, quelle a été votre réaction à l’élection du premier pape américain ?
Si nous sommes effectivement à la fin de l’ordre libéral — comme cela me semble être le cas — et que l’Amérique a été la grande nation qui nous a amenés jusqu’ici, alors il est essentiel de comprendre la signification de l’élection du premier pape nord-américain.
Je pense que nous vivons un moment extraordinaire.
En 1960, lorsque John F. Kennedy était candidat à la présidence, il a été contraint de se présenter devant un groupe de pasteurs baptistes à Houston. Il a publiquement promis de ne jamais gouverner selon les principes et les croyances catholiques, mais uniquement sur la base de ce qui était jugé acceptable par l’élite protestante américaine de l’époque.
Telle a été l’histoire du catholicisme américain : l’acceptabilité des catholiques au sein de l’ordre politique américain a toujours été subordonnée à un renoncement supplémentaire à toute revendication selon laquelle le catholicisme pourrait avoir une vision du monde qui façonnerait notre façon de penser les politiques publiques.
Il y a une ligne droite qui va de Kennedy à Mario Cuomo, qui, en 1984, a prononcé un discours à l’université Notre Dame dans lequel il a déclaré que son opinion personnelle était d’être opposé à l’avortement, mais qu’en tant que personnalité politique il n’avait d’autre choix que de gouverner au nom de sa légalité. Cette ligne se poursuit avec des personnalités telles que Joe Biden et Nancy Pelosi, qui, trente ans plus tard, ont soutenu sans réserve ce qu’ils ont fini par qualifier de « droit à l’avortement » et de « soins de santé pour les femmes », tout en voyant leur catholicisme célébré dans les cercles élitistes.
Moins les positions publiques reflétaient la plénitude de l’enseignement catholique, plus le catholicisme était accepté dans la société américaine.
Aujourd’hui, quelque chose de remarquable est en train de se produire.
Un catholicisme public s’articule et se fait accepter de façon croissante. Ce n’est peut-être pas une coïncidence si nous assistons à un profond regain d’intérêt et à des conversions au catholicisme, et que dans le même temps, les catholiques américains peuvent littéralement se tourner vers un « potentat étranger » redouté par l’ordre libéral, qui est en même temps l’un des leurs.
Les développements actuels bouleversent ainsi le discours qui a dominé pendant toute la période de l’après-guerre, durant laquelle les catholiques américains ont acquis une influence croissante tout en renonçant à toute revendication publique en faveur d’un catholicisme plus public. Le vent semble désormais tourner.
Le jour de l’investiture du pape Léon XIV, deux éminents représentants d’une nouvelle génération d’hommes d’État catholiques ont assisté à la première messe dominicale du nouveau pape : le vice-président J.D. Vance et le secrétaire d’État Marco Rubio.
Aujourd’hui aux États-Unis, un catholicisme public s’articule et se fait accepter de façon croissante.
Patrick J. Deneen
Le vice-président Vance est le premier catholique converti à occuper un poste exécutif aux États-Unis, et certainement le premier catholique de la génération post-baby-boom qui n’ait pas été façonné par la conception des années 1960 selon laquelle les catholiques gagneraient en respectabilité en déclarant que tout ce qui touche au catholicisme relève de la sphère privée. La manière dont Marco Rubio exprime avec force cette nouvelle confiance en ce que signifie être un homme d’État catholique pourrait être un signe des temps.
L’ascension au pontificat du Chicagoan Robert Prevost est peut-être plus qu’une coïncidence, et pourrait être une marque providentielle de ce changement.
Le choix d’un nom est toujours le premier acte politique d’un nouveau pontife. Léon fait bien sûr référence à Léon Ier, le Grand, mais aussi à Léon III, qui a couronné Charlemagne, et peut-être plus explicitement à Léon XIII. Comment voyez-vous le sens de ce choix de nom ?
Ce qui frappe dans le choix du nom Léon, c’est que Léon XIII inaugure la grande tradition de l’enseignement social au début de l’ère moderne — qui s’est poursuivie avec une succession de papes comme saint Jean-Paul II, Benoît XVI et François dans son encyclique sur l’environnement, Laudato Si.
Toutefois, un aspect du choix de Léon sur lequel j’ai vu quelques commentaires, dans ces pages en particulier, mais peut-être pas suffisamment, est que Léon XIII est le pape le plus connu pour avoir critiqué le libéralisme à travers une critique de l’« américanisme » — condamnant le libéralisme américain comme une hérésie. Il était sans doute le grand traducteur moderne des critiques aristotéliciennes et thomistes de l’individualisme, de l’utilitarisme et de la conception moderne de la liberté comme licence.
Un autre aspect de la pensée de Léon qui mérite d’être souligné est celui des grands défis idéologiques auxquels le monde était confronté à la fin du XIXe et au début du XXe siècle.
L’Église catholique est aujourd’hui profondément infiltrée par l’idéologie libérale.
Patrick J. Deneen
À travers ses grandes encycliques sociales, telles que De Rerum Novarum, il s’est efforcé à aider non seulement l’Église, mais aussi le monde, à naviguer entre ces tentations que nous considérons aujourd’hui comme deux formes de manifestation de la gauche et de la droite — le socialisme à gauche ; la foi dans le capitalisme de libre marché, à droite. Léon XIII rejetait à la fois le collectivisme de la gauche et la liberté individuelle radicale de la droite libérale.
Le choix du nom Léon peut ainsi traduire une volonté de dépasser la perspective étroite qui emprisonne la plupart des libéraux, qui conduit beaucoup de gens à comprendre l’enseignement intemporel de l’Église soit comme une critique gauchiste du bon vieux capitalisme — et à dire que « l’Église est socialiste » —, soit comme une critique de droite des formes prétendument justes du socialisme.
Ce qui me frappe dans les premiers mois de ce pontificat, c’est l’expression d’une soif et d’un espoir d’articulation d’un ordre distinct, au-delà des dichotomies tronquées et finalement fausses que le libéralisme du monde moderne a imposées à tant de personnes.
Selon vous, quel rôle l’Église devrait-elle jouer au XXIe siècle ?
Si je devais répondre explicitement en tant que catholique, je dirais qu’il me suffirait que les catholiques soient plus catholiques. Autrement dit, que les catholiques soient moins divisés selon les lignes que l’ordre libéral leur enseigne à suivre, entre les formes de gauche et de droite du catholicisme libéral.
Les catholiques se sont de plus en plus conformés à l’idéologie libérale, une idéologie politique et philosophique qui me semble fondamentalement contraire à la conception que les catholiques ont d’eux-mêmes. Il ne devrait pas y avoir de catholiques de droite et de gauche, selon un axe libéral-conservateur.
Aux États-Unis en particulier, mais aussi dans toute l’Europe, l’Église catholique est aujourd’hui profondément infiltrée par l’idéologie libérale, alors qu’elle aurait dû être la plus grande source de résistance à cette infiltration et qu’elle devrait être la plus grande source d’inspiration pour un projet alternatif au libéralisme.
Si l’Église était capable d’articuler une alternative à la vision libérale du monde, cela constituerait un contre-discours puissant et une source puissante d’une vision alternative du monde.
Je pense que ce serait un immense service rendu au monde d’aujourd’hui. Pour le dire simplement, mon espoir serait que les catholiques constituent le potentiel d’une contre-culture à notre anti-culture libérale.
Vous n’avez pas beaucoup parlé de l’IA.
Il s’agit peut-être d’un changement suffisamment fondamental pour que nous ayons besoin, moi y compris, d’une véritable remise en question.
D’une manière générale, je pense que les êtres humains sont des créatures technologiques : ils existent grâce à la technologie, au sens large (y compris l’agriculture, les outils, le logement et même le langage). Nous contredisons donc notre propre existence en pensant que nous pouvons être « anti-technologie ».
Dans le même temps, il faut reconnaître que toute forme de technologie existante peut être utilisée à des fins bonnes ou mauvaises : elle reflète la condition morale ambivalente des êtres humains eux-mêmes. L’une des technologies les plus importantes dont nous disposons est la capacité de réfléchir à la manière dont nous utilisons la technologie (et même à l’opportunité de l’utiliser).
Je ne confère donc pas à la technologie l’autonomie que les ordres libéraux et progressistes ont tendance à lui accorder. Accorder à la technologie une existence autonome, séparée de notre humanité, et la considérer comme autre chose qu’un outil va à l’encontre de la technologie ultime, qui est la culture dans laquelle s’incarne notre moralité.
En d’autres termes : il existe des technologies qui régissent notre technologie.
Que voulez-vous dire ?
Ces technologies régissantes sont ce que nous appelons l’éthique, la politique, le droit, la culture.
Ironiquement, dans l’ordre libéral actuel fondé sur l’idée de liberté, nous développons l’idée que la technologie a une existence autonome que nous ne contrôlons pas. Son utilisation et son déploiement sont basés uniquement sur les préférences individuelles, ce qui conduit inévitablement à une sorte de capitulation face à son développement autonome (bien sûr, cette vision tend à négliger le rôle des grandes institutions, par exemple les entreprises technologiques, dans la manipulation de notre utilisation des technologies contemporaines).
Mon espoir serait que les catholiques constituent le potentiel d’une contre-culture à notre anti-culture libérale.
Patrick J. Deneen
Nous assistons donc à la contradiction inhérente à une philosophie politique consacrée à l’idée que les êtres humains sont libres — radicalement libres — mais dans laquelle nous nous considérons de plus en plus comme soumis aux développements technologiques. Cela s’explique par le fait que le libéralisme lui-même repose sur un affaiblissement des systèmes éthiques, culturels, politiques et juridiques qui régissent des domaines tels que la technologie.
L’une des questions auxquelles nous devrons faire face est de savoir si, pour rester libres, nous devrions renforcer certains aspects des technologies régissantes — la culture, l’éthique, la politique, le droit — ou si, en nous abandonnant à ce que nous finirons par considérer comme une forme technologique évoluant de manière autonome, nous reconnaîtrons et accepterons essentiellement notre absence de liberté.
L’IA pourrait être le test ultime de cette question.
Sources
- Patrick J. Deneen, Why Liberalism Failed, Yale University Press, 2018.
- Patrick J. Deneen, Regime Change. Towards a Postliberal Future, Forum, 2023.
- Deneen lie ici les études sur genre et la révolution sexuelle tout en attaquant les personnes transgenres, qu’il présente comme porteuses d’une « idéologie ». La lutte contre les politiques d’inclusion à l’égard des personnes LGBTQ est l’une des matrices de l’administration Trump.
- Cet angle d’attaque visant à minimiser la menace russe est une idée sur l’Europe largement diffusée dans les élites trumpiennes : elle constituait la trame du discours de J. D. Vance à Munich. Le Département d’État américain en tire comme conséquence logique la nécessité d’imposer un changement de régime aux pays de l’Union.