La politique étrangère italienne est structurée par une impasse

All politics is local, affirme un vieil adage anglo-saxon. Il est vrai qu’en temps normal, la relation hiérarchique entre politique intérieure et politique étrangère est assez claire : les responsables des gouvernements nationaux cherchent en général à maximiser les conséquences des opportunités et à minimiser celles des contraintes que l’environnement international impose à la poursuite de leurs objectifs politiques. Reconnaître cette hypothèse de départ implique de prendre acte du fait que la politique étrangère, dans une certaine mesure, se trouve également affectée par le jeu politique interne, c’est-à-dire un mouvement concurrentiel, dialectique entre la majorité et l’opposition. Dans les systèmes multipartites comme nous en connaissons un certain nombre en Europe, cela suppose également de composer avec la pluralité des partis qui forment des coalitions. Évidemment, cette dialectique et cette pluralité devraient toujours être contenues dans le cadre d’une prise en compte judicieuse de ce que l’on peut appeler les « intérêts nationaux » ou, si l’on préfère une définition moins emphatique et plus précise, les composantes permanentes et invariables des intérêts de la Nation.

Le Royaume-Uni a récemment donné la preuve de cette continuité lors des jours de bouleversement provoqués par les déclarations de Donald Trump concernant l’ouverture d’une négociation directe avec la Russie de Vladimir Poutine sur le sort de l’Ukraine — aux dépens des Ukrainiens, au nez et à la barbe des Européens — et par le discours arrogant, grossier et effronté du vice-président américain, J. D. Vance, à la Conférence sur la sécurité de Munich. En réaction, le Premier ministre travailliste britannique Keir Starmer a réaffirmé que Londres continuerait imperturbablement à soutenir Kiev. Il avait immédiatement été suivi par une déclaration de son prédécesseur, le conservateur Rishi Sunak, prêt à assurer le plein soutien de son parti à toute mesure visant à poursuivre la lutte contre les ambitions impérialistes du Kremlin.

Autrement dit, pour qu’une politique bipartisane sur les fondements de la sécurité nationale soit réalisable, il faut que les différents partis reconnaissent pleinement la légitimité de chacun sur ces sujets. 

Une politique étrangère et de sécurité commune, du moins sur le fond, ne peut être que le résultat de la sortie du climat de guerre civile permanente entre les forces qui composent des majorités et des oppositions parlementaires qui sont par définition en constante évolution. Dans l’histoire de la République italienne, cette condition a parfois été expérimentée — mais jamais complètement.

La politique étrangère se retrouve structurée par un impératif contradictoire stérile : avoir raison contre son adversaire.

Vittorio Emanuele Parsi

Cela n’a pas été le cas pendant toute la Guerre froide, par exemple, lorsque le plus important parti communiste d’Occident, bien que très éloigné du communisme réel, s’est régulièrement opposé à tout programme nécessaire d’adaptation de l’outil militaire national et occidental aux menaces de l’Union soviétique. Il suffit de penser à l’affaire du déploiement des euromissiles dans les années 1970, qui finit par s’avérer décisive pour affaiblir les ambitions hégémoniques de Moscou. À l’époque, le refrain était toujours celui de la « paix » — le même que celui invoqué aujourd’hui par certains tenants du pacifisme face à l’impérialisme de la Russie de Poutine.

Mais même après la fin de la Guerre froide, la légitimité mutuelle entre les prétendants au pouvoir en Italie a continué d’être incomplète même si, paradoxalement, le domaine de la politique étrangère était celui qui faisait l’objet du moins de controverses. Les forces les plus « radicales » qui ont émergé au fil des années dans l’arène politique italienne, telles que la Ligue, le Mouvement 5 Étoiles ou les diverses formations post- ou néo-communistes n’étaient pas aussi alignées. Pendant longtemps, elles semblaient bien loin de pouvoir influencer la politique étrangère des majorités dont elles faisaient partie ou de conquérir le pouvoir.

Les choses ont changé avec le premier gouvernement Conte, puis avec le gouvernement Meloni, c’est-à-dire avec l’irruption sur la scène politique — dans le rôle de protagonistes au gouvernement et non plus de simples figurants — de forces politiques au populisme plus déclaré que le berlusconisme, à savoir la Ligue de Salvini, le Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo puis de Giuseppe Conte, et le parti Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni, aujourd’hui au pouvoir en coalition. 

Si l’on ajoute à cela que la gauche radicale connaît également un regain de popularité, on comprend mieux pourquoi, même lorsque les exécutifs s’efforcent de suivre des politiques étrangères plus ou moins cohérentes et pas trop différentes les unes des autres, il devient de plus en plus important pour eux de les enrober d’une prétendue singularité à des fins de pure politique interne.

Pourtant, il serait dangereusement illusoire de croire que ce comportement n’a pas d’effets négatifs notables. En réalité, il en a un particulièrement grave : il empêche le développement d’une culture de la politique étrangère suffisamment mature, rationnelle et responsable, à même de maintenir un juste équilibre entre la réalité, les intérêts, les principes et les idéaux, les institutions et les règles. On finit par revendiquer comme ligne politique — en termes de récit bien plus que d’actions effectives — le seul brevet de respectabilité ou d’efficacité, accusant les autres d’être tantôt immoraux, tantôt velléitaires. Étant donné le rôle central du récit dans la formation de l’opinion, il n’est pas surprenant que ce dernier soit souvent réduit à une arène où s’affrontent des formes de narcissisme plus ou moins pathologiques et où le prétendu « triomphe » sur l’interlocuteur soit la seule obsession de bon nombre de ses protagonistes. En résumé, la politique étrangère se retrouve structurée par un impératif contradictoire stérile : avoir raison contre son adversaire.

L’Amérique de Trump marque le triomphe de la guerre civile permanente et de la délégitimation totale des adversaires politiques et de leurs partisans (même présumés).

Vittorio Emanuele Parsi

À Washington, Trump veut transformer la République en Empire

Pendant longtemps, ce qui n’a pas fait imploser cet agrégat de contradictions et d’incohérences — entre ce qui est annoncé et ce qui est effectivement mis en œuvre et entre les positions et les lignes politiques des différentes parties qui composent les coalitions gouvernementales changeantes — et a empêché le caractère inadéquat du récit de la politique étrangère nationale de se manifester de manière explosive et annonciatrice de conséquences négatives immédiates, c’est la perception tenace et prolongée d’une immobilité substantielle du cadre dans lequel la politique étrangère s’inscrivait.

Cet immobilisme était en fait bien plus apparent que réel. Cette perception mettait l’accent sur certains aspects seulement de la réalité et sous-estimait, plus ou moins consciemment, ceux dont le changement pouvait s’avérer plus dérangeant : de l’impérialisme agressif de la Russie, annoncé lors de la conférence de Munich en 2007 et rapidement mis en œuvre l’année suivante en Géorgie (avant de se manifester à plusieurs reprises en Ukraine), au réarmement d’une Chine de plus en plus affirmée et nationaliste, en passant par les difficultés croissantes de l’Europe sur la voie de la définition et de la mise en œuvre d’une politique étrangère et de sécurité commune et partagée, jusqu’à la rupture de la continuité de quatre-vingts ans de politique atlantique par les États-Unis de Donald Trump.

C’est précisément ce dernier point qui doit arrêter nos réflexions. 

À l’issue d’un long parcours entamé dans les années 2000, partiellement interrompu par le 11 septembre, mais qui s’est poursuivi de manière souterraine et a repris avec la présidence Obama, l’Amérique de Trump marque le triomphe de la guerre civile permanente et de la délégitimation totale des adversaires politiques et de leurs partisans, même présumés. 

En ce sens, l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021 a été une sorte de performance : une représentation de la guerre civile permanente que l’on voulait déclarer pour « purifier » l’Amérique de ses « impuretés » et qui marquait l’ostracisme des adversaires transformés en ennemis — presque déshumanisés par l’obsession des « wokes de droite » pour les questions de genre et d’identité

De même, l’inclusion d’Elon Musk dans le rôle de grand conseiller du président — ou plutôt d’inspirateur ? d’éminence grise ? d’âme noire ? — ne constituait pas seulement la partie émergée de l’iceberg d’une transformation quasi totale de la république en oligarchie, mais reproduisait en réalité la dynamique de l’imperator avec son libertus (affranchi). Car si Musk, d’origine sud-africaine, peut être « romanisé » jusqu’à un certain point, il ne peut aller jusqu’à prétendre à la magistrature suprême, n’étant pas né sur le sol américain. 

L’histoire romaine nous le rappelle : les esclaves affranchis pouvaient accumuler des richesses extraordinaires et une quantité démesurée de pouvoir précisément en raison de leur proximité avec leur ancien maître. Toutefois, leur fortune dépendait de leur capacité à conserver les faveurs impériales — ou, dans les cas les plus sordides, à se risquer au complot pour une succession sanglante.

Aujourd’hui, la quantité de contrats, de subventions, de faveurs et de pressions pour ouvrir ou déréguler les nouveaux marchés technologiques et s’accaparer les terres rares donne la mesure de l’opportunité que la proximité du pouvoir politique offre à Musk pour consolider ses aspirations monopolistiques globales.

C’est donc à un véritable changement de régime à Washington que nous sommes confrontés — et non à un simple passage de témoin entre deux présidents de couleur politique différente.

Les aspirations impériales de Trump — appuyées par ses acolytes Elon Musk et J.D. Vance — ne relèvent pas uniquement d’imaginaires folkloriques qui auraient appris l’histoire en lisant « l’Empire pour les nuls ». Elles reflètent une volonté : achever, en Amérique, la transition d’une respublica au drapeau étoilé vieille de plus de deux cents ans en imperium placé sous le signe de l’aigle. 

Si ce charme impérial a certainement une composante de projection internationale, il répond essentiellement à des ambitions et des défis nationaux. D’une part, comme l’a déjà documenté il y a plusieurs années le groupe de travail mené par Thomas Piketty, la différence dans la répartition des richesses aux États-Unis a atteint les niveaux d’inégalité observés au sein de l’Empire romain. D’autre part, ce qui intéresse Trump dans la figure impériale, c’est la dimension de puissance absolue qu’elle peut lui conférer, le libérant personnellement de toute contrainte normative et institutionnelle. Le thème du dépassement des limites et de la dissolution de toute obligation sous-tend à la fois la dévalorisation continue du rôle et du sens des institutions et la réforme du marché par la pleine légitimation de ses dérives oligopolistiques et monopolistiques. La valorisation du pouvoir, entendu comme un atout qui implique la menace et l’usage de la force pour dépasser même les limites temporelles de son exercice et disloquer les formes ancestrales du marché et du contrat — et ainsi la société et les règles — en une caricature mafieuse faite d’extorsion et de menaces dans laquelle le domaine de l’obligation politique et celui du contrat d’échange — le deal trumpiste — se confondent et se superposent. Les résultats d’un tel mélange sont résolument aussi dangereux pour la liberté politique que pour la liberté économique. 

Le brouillage croissant entre les sphères de pouvoir — de la sphère strictement politico-institutionnelle à la sphère économico-financière en passant par la sphère technologique — ne coïncide en rien avec une dilution ou une plus grande contestabilité de ce pouvoir. Il permet au contraire une connivence entre ceux qui le détiennent dans tous les domaines en s’accaparant de toutes les ressources à partir desquelles et avec lesquelles une forme de résistance ou même simplement d’altérité pourrait se développer.

C’est en observant à quel point ces tentations récurrentes sont poursuivies par des moyens révolutionnaires dépourvus des outils institutionnels que le libéralisme politique avait mis au point au cours du XXe siècle, qu’on saisit toute la dangerosité du moment historique que nous vivons.

Nous sommes confrontés à un véritable changement de régime et non à un simple passage de témoin entre deux présidents de couleur politique différente.

Vittorio Emanuele Parsi

La méthode de Trump en matière de politique étrangère n’est qu’un épiphénomène de ce qu’il entend faire en politique intérieure, en réduisant le rôle du Congrès, en affaiblissant les ministères et les agences fédérales au profit d’autorités non indépendantes, créées de manière ad hoc et responsables uniquement devant lui — révocables ad nutum, en somme, selon l’humeur de l’Empereur. 

Ce dernier élément rend particulièrement structurel le changement de politique et d’attitude de l’Amérique de Trump, de Vance et de Musk sur la scène internationale. Compte tenu de l’âge de Trump, J. D. Vance doit d’ailleurs être considéré comme son successeur potentiel — et non comme un simple vice-président. Si Trump rêve d’accomplir l’œuvre de César, Vance voudrait être Auguste. 

Depuis que le contexte international a commencé à se transformer radicalement à partir du discours de rupture de Poutine à Munich en 2007 puis de l’élection de Xi Jinping au poste de secrétaire du Parti communiste chinois en 2012 — soumettant le régime chinois à une torsion personnaliste, nationaliste et néo-autoritaire — le tournant impérial des États-Unis d’Amérique est l’événement géopolitique le plus significatif et le plus porteur de conséquences dramatiques pour l’Europe et l’Italie.

Les souverainistes européens et leurs patrons américains : du clientélisme romain de Donald Trump

Pour l’Italie, la question centrale devient donc de savoir si Giorgia Meloni a compris la nature du changement de régime à l’œuvre de l’autre côté de l’Atlantique et si elle en a tiré les conséquences.

À l’heure actuelle, la réponse semble négative.

Depuis qu’elle est arrivée aux responsabilités, la ligne politique de la présidente du Conseil semble jusqu’ici avoir été orientée vers le maintien d’une relation solide avec les États-Unis. 

Ce choix s’est manifesté de manière concrète dans le soutien apporté à la résistance ukrainienne à l’agression russe, qui s’est traduit par un soutien militaire — en termes de fourniture d’équipements — et financier modéré et par un soutien politique assurément solide. Cela lui a permis de tracer une ligne de continuité avec la politique étrangère et de sécurité du gouvernement Draghi — fondamentale dans la première partie de son mandat pour s’accréditer au niveau international et atténuer les inquiétudes suscitées par le premier gouvernement de droite de l’histoire de la République italienne avec la Ligue de Salvini de plus en plus ouvertement pro-Poutine. Pendant la présidence Biden, cette approche a consisté à s’aligner sur celle du président démocrate, en soutenant toujours les choix les plus prudents, hésitants et dilatoires parmi ceux dont disposait l’administration américaine — s’alignant d’ailleurs, en ce sens, sur les positions de plusieurs États membres de l’Union.

Mais les choses ont radicalement changé avec l’arrivée de Trump.

L’alignement sur les États-Unis et la recherche d’une relation forte avec Washington risquent d’impliquer un changement de cap substantiel tant en ce qui concerne le soutien à la résistance de Kiev que la recherche d’une ligne commune par les membres européens de l’Alliance atlantique. Ce tournant a été très clairement démontré lors du sommet convoqué à l’Élysée par le président Macron le 17 février dernier dans le but de réagir au coup porté aux Européens par le couple Trump-Vance. Le mantra de Meloni selon lequel il n’y aurait pas de sécurité européenne sans l’Amérique pouvait sembler une considération de bon sens, relevant presque du constat ou d’un simple état de l’art. En réalité, il masquait une donnée qu’il fallait regarder à l’échelle macroscopique : en acceptant la logique poutinienne des sphères d’influence, en se montrant prête à mettre en péril la sécurité des Européens dans l’illusion d’une réédition de la Conférence de Yalta — dans laquelle le continent deviendrait l’objet d’un nouveau partage —, en se préparant à faire pression sur l’Europe pour qu’elle révoque les paquets de sanctions adoptés à l’encontre de Moscou sans que la Russie n’accorde quoi que ce soit en retour, c’est bien l’Amérique de Trump qui a brisé le continuum de la sécurité européenne.

Comme nous le rappelle l’histoire romaine, les affranchis (les esclaves libérés) pouvaient accumuler des richesses extraordinaires et une puissance démesurée précisément en raison de leur proximité avec leur ancien maître — mais toute leur fortune dépendait de leur capacité à conserver les faveurs impériales.

Vittorio Emanuele Parsi

La chose s’est trouvée reproduite, amplifiée et dramatisée, lors de l’attaque contre le président ukrainien Zelensky à l’occasion de la conférence de presse tenue dans le Bureau ovale le vendredi 28 février par le président et le vice-président américains.

Il s’agissait d’une agression brutale contre le peuple ukrainien — comme si celle de la Russie n’était pas déjà suffisante — et de l’humiliation la plus honteuse de la démocratie et de la présidence des États-Unis par « une bande de gangsters », pour reprendre les mots de l’éditorial du New York Times le lendemain. Mais cela a également constitué une énième démonstration de la conception de la puissance, personnelle et absolue qui guide la vision de cette administration et de la totale indifférence dans laquelle sont tenus les alliés européens, appelés à être de simples figurants du grand théâtre de la pax trumpiana — pendant que les oligarques du Kremlin et de la Maison-Blanche dépouillent les sols riches de l’Ukraine.

Une fois de plus, lors du sommet de Londres du 2 mars, une Europe élargie au Royaume-Uni, à la Turquie et au Canada a apporté sa réponse, cherchant à dialoguer avec la nouvelle réalité américaine et à concilier la nécessité de ne pas abandonner Kiev, de ne pas accorder à la Russie une victoire politique bien supérieure aux résultats obtenus sur le terrain et, en même temps, de se doter des moyens nécessaires pour renforcer ses capacités de défense — condition préalable à toute autonomie politique, quelle que soit la forme institutionnelle sous laquelle on souhaite la concevoir et l’exprimer. Il ne s’agit pas d’atteindre une parité stratégique illusoire — et inutile — avec la Russie, mais d’atteindre ce seuil qui empêche Moscou de nourrir l’illusion qu’un nouveau pacte Molotov-Ribbentrop pourrait avoir pour objet non seulement le partage de l’Ukraine, mais celui de l’ensemble du continent européen.

Il serait paradoxal qu’un gouvernement qui se proclame fièrement « souverainiste » et composé de « patriotes » accepte une relation de soumission envers la nouvelle administration américaine.

Vittorio Emanuele Parsi

Rechercher l’unité de l’Occident est un objectif compréhensible et souhaitable, mais s’y obstiner lorsque le partenaire transatlantique semble se désengager, en reniant les valeurs et les institutions qui l’ont fondé, risque d’être un exercice suicidaire plus qu’un simple vœu pieux. 

En Italie, la politique de la présidente du Conseil Giorgia Meloni semble buter contre ce possible renversement de perspective, notamment en ne reconnaissant pas pleinement que la recherche de la solidarité atlantique ne peut se faire qu’au détriment de la solidarité européenne.

Si l’on regarde l’histoire récente de la politique étrangère italienne, la ligne de conduite classique a toujours été de rechercher une orientation qui reste dans les limites tracées par l’appartenance à l’Union européenne et à l’Alliance atlantique : les deux grands choix « définitifs » de l’Italie démocratique. 

Mais lorsque cela n’a pas été possible, comment a-t-on procédé ?

Le cas le plus frappant est celui du gouvernement Berlusconi lors de l’invasion américaine de l’Irak en 2003. À l’époque, le choix du gouvernement italien a été clair : s’aligner sur les États-Unis, alors que la France et l’Allemagne s’opposaient à cette guerre — du moins au Conseil de sécurité de l’ONU, sans aller toutefois jusqu’à porter la confrontation au sein de l’OTAN. Cette décision n’avait pas été prise de manière isolée ni avec quelques petits pays d’Amérique centrale mais aux côtés du Royaume-Uni, de l’Espagne et de la Pologne, qui étaient alors tous membres de l’Union. Le cas de l’invasion de l’Irak donnait certes l’image d’une Europe divisée. Mais elle l’était au sein d’une relation transatlantique qui, elle, restait solide.

Les réactions américaines face au refus de solidarité de la France ne sont d’ailleurs guère allées au-delà du changement temporaire du nom des frites — de French fries à Liberty fries — sur le menu de la cafétéria du Congrès et des repas de la Maison-Blanche. Pour donner la mesure du changement en cours, le président Trump a interdit à l’Associated Press d’assister aux conférences de presse de la Maison-Blanche, l’agence de référence étant considérée « coupable » de s’obstiner à appeler le golfe du Mexique par son vrai nom plutôt que par le nom artificiel de Gulf of America : comment ne pas penser à l’obsession du Mare Nostrum dans les rêveries néo-impérialistes de Mussolini ?

Devant une telle accumulation de facteurs, une question structurante se pose : l’Italie est-elle face à une incapacité à reconnaître la réalité ou à une volonté délibérée d’alignement avec Trump ? Il serait en effet paradoxal qu’un gouvernement qui se proclame fièrement « souverainiste » et composé de « patriotes » accepte une relation de soumission envers la nouvelle administration américaine.

Les alliés européens sont appelés à être de simples figurants du grand théâtre de la pax trumpiana — pendant que les oligarques du Kremlin et de la Maison-Blanche dépouillent les sols de l’Ukraine.

Vittorio Emanuele Parsi

Car c’est bien là le cœur du problème.

Dans la politique américaine sous Trump, il n’y a pas de place pour des alliances, encore moins pour des relations spéciales et hautement institutionnalisées comme celle qui s’est construite au fil de plus presque quatre-vingts ans d’Alliance atlantique. Qu’il en soit conscient ou non, en interagissant avec les Européens, Donald Trump reproduit le schéma de la relation patron-client propre à la Rome antique, par lequel l’Urbs établissait des relations inégales avec des entités politiques jugées inférieures afin de renforcer la sécurité de ses frontières.

Certes, les Américains ont toujours entretenu ce type de relations avec l’extérieur, d’abord sur le continent américain, puis dans le Pacifique et en Asie, au fur et à mesure que leur puissance et leurs ambitions grandissaient. Cependant, par rapport aux alliances militaires ou de coopération — et en particulier à une alliance aussi singulière que l’OTAN — les relations de clientélisme présentent une série de différences significatives. De manière troublante, on les retrouve toutes dans les discours et le comportement de Trump depuis son investiture.

La première différence est que la supériorité, y compris formelle, du patron sur le client est un élément constitutif de la relation. 

C’est le patron qui décide du comportement que le client doit adopter, sans qu’il y ait de place pour un quelconque dialogue interne. C’est également le patron qui détermine qui est l’ennemi contre lequel le client doit porter secours — tandis que la protection contre les ennemis extérieurs du client reste à la discrétion exclusive du patron. À l’inverse, ce dernier fait souvent preuve de davantage de bienveillance envers les ennemis internes de son propre client. À travers ce prisme, les déclarations de Musk et Vance à l’égard de la leader de l’AfD Alice Weidel apparaissent moins anecdotiques et peuvent être mieux comprises : l’ingérence du patron dans les affaires du client structure cette relation.

Ce clientélisme à la romaine ne repose ni sur des institutions collectives, ni sur la reconnaissance d’une communauté idéologique ou d’une véritable communauté de sécurité dans laquelle les différences entre les membres s’atténuent. Au contraire, la relation entre le patron et le client est personnelle : elle unit deux personnes sans s’étendre aux peuples. Dans cette logique, il n’est pas surprenant que Trump manifeste un mépris total et un rejet concret des institutions collectives de États clients européens. C’est aussi sous cet angle que l’on peut mieux comprendre la gravité de la rupture personnelle entre Trump et Zelensky, dans l’embuscade tendue sur les fauteuils du Bureau ovale.

Qu’il en soit conscient ou non, Donald Trump reproduit dans ses interactions avec les Européens le schéma de la relation patron-client propre à la Rome antique, par lequel l’Urbs établissait des relations inégales avec des entités politiques jugées inférieures afin de renforcer la sécurité de ses frontières.

Vittorio Emanuele Parsi

L’évolution du cadre international décrite au début de cet article a, dans une certaine mesure, été occultée par le processus d’élargissement de l’Union européenne et de l’OTAN, qui plonge ses racines dans les conséquences de la fin de la Guerre froide. Ce processus a probablement eu un effet supernova : il s’est accéléré précisément au moment où son énergie commençait à s’épuiser. C’est dans ce contexte que s’inscrit l’avertissement sévère lancé il y a quelques années par le président français Emmanuel Macron qui affirmait que « l’OTAN est en état de mort cérébrale. »

Par ailleurs, l’implication constante de l’Alliance atlantique dans les guerres du Moyen-Orient et des Balkans au cours des 25 dernières années a contribué à un double phénomène : d’une part, un manque de réflexion stratégique et de prospective sur l’OTAN et en son sein ; d’autre part, l’impression que l’Alliance avait su adapter avec succès sa mission aux nouvelles réalités. La nature hautement institutionnalisée de l’OTAN a également contribué à nourrir l’illusion que la transition entre la fin du XXe siècle et le début du XXIe serait plus harmonieuse et dans une continuité plus grande qu’elle ne l’a finalement été.

Cet aspect a également concerné l’Union, une institution qui, elle aussi, est née et s’est développée grâce à la pax atlantica américaine.

L’Union a joué un rôle décisif dans la stabilisation des territoires issus de l’ancien empire soviétique, mais son influence est restée limitée à l’espace post-soviétique et à la région méditerranéenne. Tant que la politique d’élargissement reste possible, elle s’avère globalement réussie, bien que marquée par certaines fissures, notamment en ce qui concerne l’irréversibilité du processus de libéralisation et de démocratisation dans certains nouveaux États membres — la Hongrie en tête, mais aussi, dans une certaine mesure, la Tchéquie, la Slovaquie, la Pologne et la Croatie.

En revanche, l’échec est manifeste vis-à-vis de son voisinage proche, tant à l’Est qu’au Sud, où l’objectif de bâtir un ring of friends au-delà de ses frontières n’a jamais été atteint. Bien au contraire. Le Bélarus et la Géorgie, et peut-être même l’Ukraine, en témoignent tragiquement à l’Est. Au Sud, la liste des échecs politiques européens pourrait quant à elle inclure tous les pays de la région.

C’est le patron qui décide du comportement que le client doit adopter. À travers ce prisme, les déclarations de Musk et Vance à l’égard de la leader de l’AfD Alice Weidel apparaissent moins anecdotiques et peuvent être mieux comprises : l’ingérence du patron dans les affaires du client structure leur relation.

Vittorio Emanuele Parsi

Sortir du piège tendu par la politique intérieure américaine

En lame de fond de ces phénomènes agissent souterrainement deux puissants facteurs de désagrégation de l’ordre international libéral.

Aux États-Unis, on assiste à une radicalisation et une polarisation rapides et progressives du paysage politique. Si les huit années de présidence Obama avaient en partie donné l’illusion de pouvoir contenir cette dynamique, ils l’ont aussi exacerbée — contribuant à susciter la réaction qui mènera à la première présidence Trump. Et le même mécanisme s’est répété, à une échelle réduite, avec les quatre années de Biden.

Au sein de l’Union européenne, on observe au contraire une montée des sentiments anti-européens, populistes et souverainistes, qui façonnent des acteurs anti-système devenus de plus en plus influents dans notre époque.

Ces deux dynamiques reflètent le sentiment de trahison — à la fois perçu et partiellement réel — de la promesse d’inclusion et de diffusion du bien-être portée par les régimes libéraux et démocratiques après la fin de la Guerre froide. Une promesse qui a été sacrifiée sur l’autel de la mondialisation par de nouvelles élites économiques voraces, de plus en plus éloignées des valeurs des élites politiques traditionnelles. L’élément idéologique dominant de ces nouvelles élites est une fureur iconoclaste anti-progressiste, marquée par une volonté absolue de rupture avec une culture considérée comme responsable d’avoir façonné l’ordre international d’après-guerre et profondément influencé les différentes élites politiques nationales.

L’ascension de ces élites économiques a fourni un terreau fertile pour l’élaboration idéologique de ces contre-élites politiques qui, jusque-là, restaient marginalisées dans le discours public ou du moins reléguées à une position plus périphérique par rapport au débat dominant. La plupart d’entre elles se situaient à la droite de l’échiquier politique, précisément parce que l’axe médian de la politique penchait vers le centre-gauche, notamment après la fin de la Guerre froide.

Cette position dans l’espace politico-culturel de la droite apportait une garantie tangible : le nouveau discours politique ne remettrait pas en cause la propriété privée, la légitimité des profits et le caractère sacré de l’initiative individuelle. C’est précisément cette convergence avec un pan important de la culture des élites globalistes qui a déplacé vers la droite l’ensemble du débat public et du champ des idées acceptables.

Ce processus ne suit pas une trajectoire linéaire. Il n’est pas le fruit d’une orchestration initiale, ni d’un projet cohérent. Mais au fil de son développement, il offre des opportunités d’alliances tactiques et des occasions de s’emparer du pouvoir par une inflexion du discours politique — une capacité à remodeler le récit aussi bien à l’échelle nationale qu’internationale.

Dans ce contexte, la continuité d’une politique étrangère pro-américaine, alors que le cadre général évolue et que la politique américaine elle-même subit un renversement radical, ne serait pas une manifestation de cohérence, mais une preuve de faiblesse en matière de pensée stratégique.

Musk incarne à bien des égards le piège que tend à l’Europe l’accélération réactionnaire

Sa puissance est intimement liée à la dimension globale des marchés sur lesquels il a bâti les différentes étapes et les divers secteurs de sa fortune. Pourtant, il se présente comme le champion des forces populistes et souverainistes qui veulent venger les perdants de la mondialisation — précisément les laissés pour compte du processus qui lui a permis de devenir l’homme le plus riche de la planète. Il mène un mode de vie résolument non traditionnel, tout en soutenant des mouvements réactionnaires à travers le monde. Il est un fervent défenseur de l’impérialisme américain tout en prônant en parallèle une politique d’apaisement envers la Russie. Il se dit libertarien, mais il est l’ennemi déclaré d’une conception de l’Occident fondée sur le triangle libéral combinant démocratie représentative, économie de marché et société ouverte.

S’en remettre à l’espoir que les déclarations de Trump relèveraient uniquement ou principalement d’une tactique de négociation brutale, ou bien croire qu’en quatre ans les relations transatlantiques pourraient retrouver leur sérénité, serait un exercice non seulement périlleux — mais suicidaire.

Vittorio Emanuele Parsi

Ce sont donc avant tout des considérations de politique intérieure américaine — notamment la volonté de Trump d’imposer une suprématie sans limites du pouvoir exécutif, avec des tendances personnalistes dignes de l’Amérique du Sud — qui conduisent à penser que son administration poursuivra, au cours des quatre prochaines années, la ligne amorcée dès les trente premiers jours.

Si tel est le cas, l’Europe doit rapidement se préparer à assurer sa propre sécurité, même en l’absence du soutien des États-Unis. 

C’est une voie coûteuse, exigeante — et aussi très impopulaire. Mais c’est un passage obligé si nous voulons assurer la survie de l’Union, c’est-à-dire la protection de la liberté, de la démocratie, de la souveraineté et du bien-être des États membres. Ce renforcement devient d’autant plus crucial si la situation en Ukraine devait dégénérer.

Face aux orientations politico-idéologiques de Meloni et d’autres souverainistes européens, il est nécessaire d’opérer un véritable revirement dans l’attitude adoptée jusqu’à présent à l’égard de la constitution d’un « État européen » — un objectif que Mario Draghi a maintes fois réaffirmé. De manière plus immédiate, il faut comprendre que la poursuite d’une ligne de politique étrangère pro-américaine, alors que la conjoncture mondiale change et que la politique intérieure américaine elle-même se transforme profondément, ne relève pas de la cohérence mais d’un manque de réflexion stratégique.

L’émergence de discours inquiétants autour du « corridor de Kaliningrad » visant à assurer la liaison entre l’enclave russe et du Bélarus, évoque de manière sinistre un autre corridor — celui de Dantzig en 1939 — et nous rappelle la nécessité et l’urgence d’adapter notre posture aux réalités du moment.

S’en remettre à l’espoir que les déclarations de Trump relèveraient uniquement ou principalement d’une tactique de négociation brutale, ou bien croire qu’en quatre ans les relations transatlantiques pourraient retrouver leur sérénité, serait un exercice non seulement périlleux — mais suicidaire.