Avec l’arrivée des oligarques techno-césaristes de la Silicon Valley à Washington, le modèle de régulation numérique américain que vous décriviez dans Digital Empires a-t-il radicalement changé ?
À bien des égards, le retour au pouvoir de Trump renforce la compréhension des États-Unis comme un modèle numérique techno-libertarien axé sur le marché. C’est toujours le cadre pertinent pour comprendre comment la puissance américaine intègre la dimension technologique. Avec Trump, les Big Tech étendent désormais leur pouvoir aux institutions démocratiques et aux processus politiques — il n’y a qu’à penser au rôle d’Elon Musk dans l’élection, aux dons que ces entreprises ont faits pour l’investiture du 20 janvier et aux places que leurs dirigeants occupaient pendant la cérémonie.
Ces entreprises recherchent actuellement deux choses : affirmer leur centralité au cœur du processus décisionnel américain et s’assurer qu’elles ne seront pas contraintes par davantage de régulation. Jusque là, il s’agit plutôt d’une continuité. Mais il y a une dimension fondamentalement nouvelle : elles essaient désormais de convaincre et d’impliquer le gouvernement américain pour les aider à gagner leurs batailles réglementaires en Europe. Mark Zuckerberg a qualifié les amendes européennes dans les contentieux contre Meta de « tarifs ». J. D. Vance avait déclaré pendant la campagne que les États-Unis pourraient demander aux Européens d’abandonner certaines de ces enquêtes — notamment contre X (ex-Twitter) — s’ils voulaient voir Washington continuer à soutenir l’Ukraine.
Cette tentative de politiser l’agenda numérique de l’Europe et d’essayer d’exercer un effet de levier supplémentaire en s’appuyant sur le gouvernement — donc potentiellement en l’intégrant dans la guerre commerciale étendue pour forcer les Européens à négocier — est sans doute l’élément central à prendre en compte. Si cette tendance se confirme, que les entreprises s’alignent sur le gouvernement américain et que celui-ci se montre prêt à prendre des mesures plus fermes dans une logique d’escalade, la menace extérieure contre le modèle numérique européen axé sur les droits pourrait s’accroître.
Les entreprises de la Silicon Valley essaient désormais de convaincre et d’impliquer le gouvernement américain pour les aider à gagner leurs batailles réglementaires en Europe.
Anu Bradford
En parallèle, on assiste à une inflexion autoritaire, que Tim Wu a récemment qualifiée de « capitalisme dirigé » dans le New York Times. Dans l’alliance entre Washington et la Silicon Valley, le président choisit les gagnants et les perdants pour forger une nouvelle économie : cette dynamique pourrait impliquer de transformer les outils de régulation numérique en armes. Les États-Unis vont progressivement s’éloigner des politiques de l’administration Biden, qui les rapprochaient de l’Europe. Pas plus tard que l’année dernière, un tribunal américain a rendu un jugement confirmant que Google avait abusé de sa position de monopole, ouvrant même la voie à un démembrement de l’entreprise. La période récente avait auguré d’un véritable changement aux États-Unis en faveur de la régulation. Cet élan est aujourd’hui interrompu.
Au lieu de cela, le modèle fondé sur le marché s’affermit, teinté de certains éléments d’intervention étatique dans une guerre commerciale et technologique qui s’intensifie. Dans ce contexte, il est possible que nous assistions à une augmentation des contrôles à l’exportation et de contrôle des investissements étrangers, ainsi qu’à une série politiques peu compatibles avec un modèle fondé sur le libre marché.
Cela rapprocherait les État-Unis du modèle chinois — moins axé sur le marché, plus centralisé. Iriez-vous jusqu’à parler de convergence, comme l’a suggéré Giuliano da Empoli ?
Il est vrai que ces mesures font penser au modèle réglementaire chinois piloté par l’État.
Un ensemble d’éléments rappelle une conception autoritaire de la régulation et il n’est pas inconcevable que nous commencions à assister aux États-Unis à une arsenalisation du droit de la concurrence. Toutes ces réglementations qui constituaient des progrès peuvent désormais être utilisées pour protéger ses propres champions ou pour s’en prendre à des opposants politiques. Les États-Unis joueraient alors le même jeu que Pékin et s’inspireraient en quelque sorte du manuel du Parti communiste chinois. Néanmoins, il faut garder à l’esprit un autre élément de convergence paradoxale qui vient plutôt de l’autre côté : comme le montre l’exemple de DeepSeek, ce sont les investissements axés sur le marché qui génèrent les innovations les plus intéressantes en Chine, et non ceux qui sont contrôlés par l’État.
Par ailleurs, Elon Musk est un fondamentaliste de la liberté d’expression. C’est une différence fondamentale par rapport au modèle chinois dirigé par l’État : Pékin ne montre aucun signe de relâchement des restrictions sur la liberté d’expression ou le contrôle du gouvernement.
Autre différence : le président Trump est en train de démanteler l’administration. En vidant l’État de sa substance, les États-Unis ne disposeront peut-être bientôt plus de la capacité du secteur public à contrôler ces géants technologiques. Les entreprises semblent compter sur cela et se préparent déjà à un environnement moins réglementé. Meta a par exemple annoncé des changements dans ses politiques de modération de contenu qui, elle le sait, conduiront à ce que davantage de contenus nuisibles restent sur la plateforme.
Cet élément ne correspond pas à un alignement total avec le modèle chinois, même si je suis d’accord pour dire que la figure d’un leader fort qui décide à qui reviennent les bénéfices de l’économie numérique éloigne les États-Unis du modèle de marché libre qu’ils avaient traditionnellement adopté. Mais je ne vois pas non plus le gouvernement chinois tolérer le pouvoir que les entreprises technologiques sont maintenant autorisées à avoir sous Trump.
Trump est en train de démanteler l’administration. En vidant l’État de sa substance, les États-Unis ne disposeront peut-être bientôt plus de la capacité du secteur public à contrôler ces géants technologiques.
Anu Bradford
Que change à cet égard le mode de gouvernement spectaculaire de Trump ?
Ce qui caractérise l’élaboration des politiques chinoises, y compris les politiques numériques, c’est l’imprévisibilité et la rapidité des changements.
Ils répriment les grandes entreprises technologiques — avant de revenir subitement sur leur décision. Or c’est exactement la façon dont Trump fonctionne. Il gouverne par l’imprévisibilité et la seule chose à laquelle nous pouvons nous attendre, ce sont des mouvements très soudains. C’est ce qui s’est passé avec la saga TikTok.
Il déclare vouloir interdire TikTok ; puis il affirme le contraire. TikTok est finalement interdit. La Cour suprême estime que l’interdiction est légale. Deux jours plus tard, TikTok est à nouveau disponible parce que Trump veut parvenir à un deal politique.
C’est exactement cette façon de faire qui permet à la Chine de gouverner de manière autoritaire.
Trump semble capable d’orchestrer un chaos d’imprévisibilité sous forme de mouvements de balancier. Mais l’affaire TikTok prouve aussi une autre chose : ses propres préférences ne sont pas très stables.
Cette instabilité représente-t-elle un risque interne ?
Absolument : le risque de voir émerger des divisions profondes. Trump est aujourd’hui le meilleur ami d’Elon Musk. Mais je pense que beaucoup parient sur le fait que cette romance ne durera pas quatre ans. L’imprévisibilité jette une ombre sur toutes les politiques à venir.
Des dissensions internes apparaissent déjà au sein de son administration. L’immigration en est un exemple : Elon Musk comprend qu’il est très important que des talents étrangers affluent vers les États-Unis et profitent à l’économie américaine de l’innovation, même si les partisans du mouvement MAGA sont sceptiques à l’égard de toute immigration, quelle qu’elle soit. J. D. Vance est plutôt favorable aux lois antitrust — il a tenu des propos élogieux à l’égard de l’ancienne présidente de la FTC, Lina Khan, connue pour être très critique à l’égard des géants technologiques. Mais beaucoup d’autres veulent démanteler toute l’infrastructure antitrust. Il est important que nous reconnaissions qu’il existe des forces internes qui ne tirent pas exactement la politique technologique dans la même direction.
À propos de Deep Seek, que vous avez mentionné, êtes-vous d’accord avec Gary Marcus pour dire que « la course à la suprématie de l’IA est pour l’instant terminée » ?
DeepSeek change la donne en matière d’IA.
La façon dont les choses avaient été présentées ces dernières années — et je pense qu’il s’agit en grande partie d’un narratif global — était que les « grands » gagneraient inévitablement.
En d’autres termes, ceux qui ont le plus de données, le plus de puissance de calcul, ceux qui peuvent se permettre d’acheter les talents auraient nécessairement l’avantage. Les autres n’avaient qu’à rester sur la touche en les regardant récolter les fruits de la révolution de l’IA.
Ce récit dominant suggérait que les États-Unis auraient toujours un avantage parce que les entreprises américaines avaient plus de données — les Chinois en ont beaucoup aussi, mais elles sont plus nationales et moins diversifiées. C’est d’ailleurs pour cette raison que TikTok a posé problème. L’application a permis aux Chinois d’accéder à des données mondiales : dans la course à l’IA, c’était un sujet central pour les Américains.
Deep Seek modifie cette dynamique en remettant en question les « lois d’échelle », et donc l’idée que la scalabilité est le moteur fondamental de la réussite.
L’affaire DeepSeek prouve aussi une autre règle : si les Américains sont à la pointe de la recherche fondamentale, les Chinois excellent dans les applications commerciales. Ils sont innovants et parviennent à appliquer l’IA de manière productive. Ils ont donc démontré qu’il existait une voie de développement de l’IA plus économe en capital et en énergie — et donc plus durable — que beaucoup d’entre nous ne le pensaient.
Cela pourrait contribuer à démocratiser l’IA. Le succès de DeepSeek remet en question la nécessité de poursuivre des projets comme Stargate pour réussir. Cet exemple pourrait être bénéfique pour l’Europe également.
Certes, on peut regretter que la percée soit venue de DeepSeek plutôt que de Mistral, mais il faut reconnaître que l’Europe peut encore être compétitive en matière d’IA au niveau de l’application. Autrement dit : nous ne construirons probablement pas ces modèles d’IA fondamentaux mais nous pourrons trouver des moyens de créer de nouvelles applications en nous appuyant sur des modèles open source grâce à une ingénierie innovante. À bien des égards, c’est une opportunité passionnante. Cela prouve également que plus de concurrence engendre plus d’innovation : il est plutôt excitant de voir des start-up réussir pendant que les Big Tech mobilisent des investissements colossaux ?
L’affaire DeepSeek prouve une règle importante : si les Américains sont à la pointe de la recherche fondamentale, les Chinois sont très avancés en ce qui concerne les applications commerciales.
Anu Bradford
Dans le contexte plus large de la guerre des capitalismes politiques entre les États-Unis et la Chine, s’agit-il d’un « moment Spoutnik » ?
Oui. À bien des égards, les restrictions américaines, la guerre technologique, les contrôles à l’exportation — y compris les contrôles à l’exportation de semi-conducteurs avancés — ont créé les conditions d’un moment Spoutnik pour la Chine.
Les États-Unis ont incité Pékin à innover en contournant ces contraintes — c’est une situation qui oblige souvent à être plus créatifs. Cela montre également que ces grandes entreprises disposent parfois de tellement d’argent qu’au lieu d’innover de manière disruptive, elles se contentent d’injecter plus de fonds dans le problème et de se concentrer sur l’accès à une puissance de calcul de plus en plus grande, sans vraiment innover. DeepSeek est un bon signal d’alarme : la course à l’IA n’est pas inévitablement axée sur la taille. Je m’en réjouis. Mais il est évident que la domination de la Chine dans l’espace numérique suscite des réticences chez nombre d’entre nous — car elle s’accompagne d’un modèle de contrôle autoritaire.
Un autre point est à prendre en compte dans cette séquence : DeepSeek a été rendu possible grâce à un modèle de source ouverte (open source) conçu par Meta. L’open source peut-il être un risque ?
À bien des égards, cela suggère que Meta a délibérément positionné son modèle en tant que source ouverte, arguant que cela contribuerait à démocratiser l’IA en veillant à ce que le monde entier en bénéficie plutôt que de laisser le contrôle entre les mains des grandes entreprises technologiques. Bien que Meta n’ait pas utilisé exactement ce terme, l’idée s’aligne sur sa position.
Cependant, l’entreprise reconnaît également que le fait de permettre à d’autres de s’inspirer de son modèle lui est bénéfique : la décision d’opter pour l’open source n’est donc pas purement altruiste. Meta affirme que cela renforce la sécurité et la stabilité, car ses modèles intègrent des dispositifs de sécurité robustes. En d’autres termes, lorsque d’autres s’appuient sur ces modèles, Meta pourrait dans une certaine mesure superviser tout l’écosystème, lui permettant d’exercer un contrôle plus étroit sur ce qui en est fait. A contrario, les critiques de cette approche soutiennent que le fait de rendre ces modèles largement accessibles introduit des risques importants, car les mauvais acteurs peuvent plus facilement exploiter leurs capacités. Une fois qu’un modèle est open source, ses développeurs d’origine ne peuvent plus superviser entièrement la manière dont il est utilisé. Je n’ai pas l’expertise nécessaire pour trancher ce débat ou déterminer où se situe le bon équilibre. Mais il faut reconnaître qu’à bien des égards, l’émergence de DeepSeek valide la ligne des partisans de l’IA open source. Avec toutefois une nuance importante : certains se demandent si R1 de DeepSeek est réellement un logiciel open source. Certains aspects du modèle ne sont pas divulgués et, pour autant que nous le sachions, le code complet n’a pas été publié.
Êtes-vous d’accord avec l’ancien PDG de Google Eric Schmidt lorsqu’il écrit dans le Washington Post qu’en matière d’IA, après DeepSeek, « l’équilibre des forces semble désormais se déplacer le long de deux axes clefs : l’un entre les États-Unis et la Chine, et l’autre entre les modèles à source fermée et les modèles à source ouverte » ?
Je suis d’accord et j’ajouterais même un troisième axe : les grands par rapport aux petits.
L’on n’est pas hors jeu si l’on continue à être innovant et si l’on peut trouver des applications. Cette opportunité érode l’hypothèse de l’inévitabilité des lois d’échelle.
Ce point est peut-être déjà intégré dans l’argumentation d’Eric Schmidt, mais il doit être souligné car c’est un enseignement important de l’affaire DeepSeek pour les Européens.
Dans la période récente, quelles sont les principales évolutions de la stratégie de la Chine en termes de structure et de modèle de sa puissance numérique ?
La Chine s’est préparée activement à une escalade dans la guerre commerciale et technologique.
Deep Seek n’est qu’un exemple parmi d’autres de la manière dont Pékin accélère ce qu’il considère comme une course existentielle vers la souveraineté technologique.
Le Parti communiste chinois a élaboré des réponses plus robustes aux contrôles américains des exportations, mais aussi — et je pense que c’est plus productif pour la Chine — elle a trouvé de nouveaux moyens d’innover.
Les Chinois ont clairement pris conscience qu’ils devraient être plus autosuffisants, car ils ne peuvent pas compter sur les chaînes d’approvisionnement — ces dépendances étant désormais arsenalisées par les États-Unis. C’est là que se situe le changement le plus important.
La Chine s’est préparée activement à une escalade dans la guerre commerciale et technologique.
Anu Bradford
La Chine a-t-elle aussi cessé de réguler ?
Elle continue à le faire — mais moins. Elle travaille à l’élaboration d’une loi générale sur l’IA mais surveille aussi de très près la façon dont elle peut réguler tout en facilitant l’innovation chinoise.
Une autre tendance doit être surveillée à cet égard : étant donné que les États-Unis sont de plus en plus hostiles à la Chine et qu’il existe une incertitude quant à leurs politiques d’immigration et de visa, nous pourrions assister dans un avenir proche au retour d’une partie des talents et des scientifiques vers la Chine. Pendant longtemps, les États-Unis ont pu bénéficier des talents européens et chinois. Mais avec l’hostilité du camp de Trump à l’égard de l’immigration, cette situation pourrait changer : Pékin en profitera, certes. Mais c’est aussi une occasion rêvée pour les Européens.
Le modèle numérique européen pourra-t-il survivre à Trump ?
Difficile de savoir par où commencer avec Trump… Mais il est certain que son administration est déterminée à diviser pour mieux régner — y compris en Europe.
Du Groenland aux tarifs, chaque sujet sera matière à négocier et les États-Unis tenteront d’exploiter les divisions européennes. Il n’y a plus d’engagement fondamental, fondé sur des valeurs, en faveur de la collaboration transatlantique entre les alliés historiques : tout est désormais transactionnel. D’un autre côté, cela signifie que, pour autant que les Européens sauront identifier des accords gagnant-gagnant, ces accords peuvent être conclus. Trump n’a pas de principes, pas de convictions : tout ce qui compte pour lui, c’est que les États-Unis « gagnent ». Si nous pouvons identifier les domaines dans lesquels l’Europe et les États-Unis peuvent gagner, alors il sera possible de collaborer avec lui.
Les Européens doivent également se rappeler que les États-Unis sont une fédération : il existe de nombreux autres acteurs, dont les États fédérés, avec lesquels nous pouvons continuer à nous engager.
Concrètement, que devrait faire l’Union pour prolonger son agenda en matière de régulation numérique ?
La nouvelle Commission européenne doit relever un défi immense : mettre en œuvre et appliquer réellement l’ambitieux et massif ensemble de normes qui a été élaboré au cours de la dernière législature. Tous ces textes — DSA, DMA, AI Act — reflètent le modèle axé sur les droits qui, selon moi, exprime le mieux la manière dont les Européens veulent que la société numérique évolue.
Mais deux défis — l’un interne, l’autre externe — rendront particulièrement difficile cette mise en œuvre aujourd’hui.
J’ai déjà parlé du défi externe : avec Trump et Musk au pouvoir à Washington, les Big Tech s’affirment de plus en plus dans leurs efforts pour subvertir l’administration afin de politiser et de repousser l’application de la législation européenne à leur égard.
Le défi interne est plus paradoxal : c’est la tétanie de l’Europe elle-même face à son propre agenda réglementaire.
Les pressions géopolitiques ayant poussé la souveraineté technologique au centre du débat : il est largement admis aujourd’hui que les Européens doivent réellement renforcer leur compétitivité. Le rapport Draghi a joué en cela un rôle crucial et on peut s’en réjouir. Mais l’idée que l’Union serait confrontée à un choix binaire entre la réglementation numérique et l’innovation est stérile. Poser cette alternative serait pour moi une erreur irréparable.
Les Européens peuvent et doivent construire les autres piliers de l’écosystème technologique pour renforcer la compétitivité de l’Union : mais ce n’est pas en abrogeant l’AI Act ou en décidant de ne pas appliquer le RGPD que l’on y parviendra. Ce n’est pas leurs ambitions régulatrices qui freinent les Européens. L’absence d’un marché unique numérique intégré et d’une véritable union des marchés de capitaux me semblent être des explications beaucoup plus convaincantes de la perte de compétitivité et du retard en matière d’innovation — sans oublier notre incapacité à attirer suffisamment de talents du reste du monde.
L’Europe elle-même est tétanisée face à son propre agenda de régulation.
Anu Bradford
L’idée omniprésente selon laquelle la régulation freinerait les entreprises européennes est très dangereuse. Et la course aveugle à la simplification à outrance constitue un vrai défi pour les ambitions européennes en matière numérique.
Comment faire face à ces menaces ?
En ce qui concerne le défi externe, les Européens doivent refuser de politiser l’agenda numérique.
Face aux Américains, ils doivent avoir un mot d’ordre : « il ne s’agit pas de politique, mais de réglementations contraignantes ». Dans le monde de Trump, le droit n’existe pas. Mais ce n’est pas le monde de l’Union européenne. Il faut le lui dire fermement : « nous n’avons pas le choix, ces sujets sont, littéralement, non négociables ». En dernière instance, les cas litigieux seront finalement portés devant la Cour de justice de l’Union européenne. Et la Cour ne négocie pas.
Les États-Unis vont tenter de diviser pour mieux régner, en opposant certains États membres à d’autres. S’ils sont suffisamment habiles, ils pourraient également tenter de monter les directions générales de la Commission européenne les unes contre les autres en croisant les sujets. Ils pourraient articuler une proposition du type : « nous suspendrons les tarifs si vous laissez X tranquille ». La DG Trade apprécierait mais mais la DG Connect — chargée de l’application de la législation numérique — ne pourrait pas se permettre de céder. Sans compter que le Parlement se retournerait contre une Commission mise en difficulté puisqu’elle serait perçue comme faisant des compromis sur l’état de droit et les valeurs européennes.
Pour éviter ces guerres internes, le message doit être clair : nous ne tomberons pas dans ces pièges parce que nous avons une Cour. Si vous voulez vous battre, cela se fera devant la Cour. Les dirigeants européens devraient très rapidement rabattre cette question dans le domaine juridique, en refusant toute politisation.
S’ils commencent à céder à ce genre de chantage et d’intimidation, ce sera sans fin. Mettons que l’Union renonce à enquêter sur l’algorithme de X pour s’éviter des tarifs. Le jour suivant, le gouvernement américain exigerait que l’Union se plie aux demandes d’Apple, qui ne veut pas obéir aux règles d’interopérabilité du DMA.
Cette dynamique entraînerait l’Union et les États membres sur la pente d’un échec total et colossal.
Bien entendu, de nombreux autres sujets de la relation avec Washington méritent pleinement d’être affrontés au plan politique. Mais je pense que le modèle numérique européen et toutes ses composantes devraient en être exclus.
Et en ce qui concerne le défi interne — la « peur de la régulation » ?
Les Européens doivent faire la distinction entre les coûts réels de la régulation sur l’innovation européenne et les blocages structurels de l’écosystème technologique qui freinent l’industrie sur le continent.
Le problème n’est pas l’AI Act ou le DSA.
Bien sûr, on peut toujours ajuster à la marge pour s’assurer que les réglementations existantes sont bien appliquées et révisées si nécessaire. Mais on ne peut pas laisser la logique de la simplification à outrance supplanter la nécessité de réformes politiques plus fondamentales.
Cela nous ramène au fond à la pertinence de l’effet Bruxelles : alors qu’une Union en perte de compétitivité doit faire face aux ambitions ouvertement impérialistes de Trump, votre thèse tient-elle toujours ?
La plus grande menace pour l’effet Bruxelles n’est pas Trump — ce sont les Européens eux-mêmes.
S’ils perdent la foi dans l’application de leurs lois, alors oui, ce concept n’aura plus aucun sens.
L’Union reste l’un des marchés de consommation les plus importants et les plus riches du monde. Cela n’a pas changé. Il est vrai que si l’Europe ne retrouve pas la voie de la compétitivité, son économie en souffrira et son marché se rétrécira d’année en année. L’effet Bruxelles s’en trouvera naturellement affaibli.
Pourtant, si l’on s’intéresse à l’impact de l’effet Bruxelles sur la dimension numérique, la taille du marché n’est pas le seul indicateur pertinent. Les modèles économiques de ces plateformes sont encore, dans une large mesure, très liés à la publicité. La raison pour laquelle elles ne peuvent pas se permettre de sortir du continent n’est pas tant la taille du marché que le PIB par habitant à l’intérieur de celui-ci. Si elles décidaient de tout miser sur l’Inde par exemple, elles n’y trouveraient pas leur compte — car les recettes publicitaires par utilisateur dans les marchés en développement comme l’Inde ne représentent qu’une fraction de ce qu’elles sont en Europe. Le pouvoir d’achat reste donc plus élevé au sein de l’Union et il n’existe à cet égard pas de substitut au marché européen ailleurs dans le monde.
Par ailleurs, nous avons d’autres alliés : l’ensemble du commerce mondial ne dépend pas que des États-Unis. Les Australiens, les Coréens, les Japonais et les Brésiliens souhaitent eux aussi réguler les géants technologiques. Les Européens peuvent et doivent collaborer avec eux en matière de commerce et de gouvernance numérique.
La plus grande menace pour l’effet Bruxelles n’est pas Trump — ce sont les Européens eux-mêmes.
Anu Bradford
Certains ont aussi montré qu’ils étaient capables de tenir bon.
Exactement. Il n’y a qu’à voir ce qui s’est passé lors du bras de fer au Brésil entre un juge et Elon Musk. Qui a capitulé ? Musk. C’est très révélateur : nous avons le pouvoir de nous opposer aux géants technologiques américains pour faire respecter nos lois. En Europe, on ne peut pas se permettre d’externaliser cette tâche et laisser la Silicon Valley commencer à écrire les règles à la place de l’Union européenne.
Une chose est sûre : Musk a été contraint de capituler parce qu’il ne pouvait pas se permettre de perdre le marché brésilien, de même qu’il ne peut pas se permettre de perdre le marché européen.
Quels seraient les avantages de se tourner vers ces autres partenaires ?
C’est un cercle vertueux : si l’effet Bruxelles fonctionne, les entreprises finissent par respecter un droit plus exigeant ; or le plus d’entreprises respectent le droit, le plus l’effet Bruxelles peut fonctionner pour le futur. Si les autres marchés que j’ai mentionnés adhèrent au même type de standard réglementaire que les législations européennes, il devient de plus en plus probable que ces grandes entreprises appliquent ces règles au niveau mondial.
Cela renforce l’effet Bruxelles à la fois de facto et de jure.
Il est donc clef que les Européens continuent à nouer des partenariats avec le reste du monde, à la fois sur le commerce et en matière de régulation numérique et qu’ils ne se laissent pas piéger par l’idée que nous vivrions dans un monde étroit, limité aux frontières américaines.
Washington bouleversera nos plans sur presque tous les sujets au cours des quatre prochaines années. Mais il n’est pas garanti que le reste du monde voudra imiter le modèle techno-libertarien américain ; d’autres pays, ailleurs qu’en Europe, sont et seront malmenés à la fois par l’administration Trump et par les Big Tech. Cela pourrait poser les bases d’une nouvelle alliance.
Êtes-vous optimiste sur la capacité réelle des Européens à faire face ?
La dimension la plus inquiétante dans la phase actuelle est la faiblesse politique du continent : l’industrie européenne stagne et la politique européenne est faible — en témoignent les positions de la France et de l’Allemagne. La faiblesse politique des pays européens les plus puissants ouvre le continent à davantage de divisions, ce qui, selon moi, affaiblit la détermination européenne.
Dans son rapport, Mario Draghi formulait un triple impératif : plus d’innovation, plus d’investissement et plus d’intégration. Même ceux qui, en temps normal, se seraient opposés à une intégration plus poussée de l’Europe doivent aujourd’hui considérer avec plus d’attention les propos de Draghi sur l’ampleur sans précédent des problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui.
Cela montre à quel point l’échelle des États membres est petite.
Je ne plaide pas en faveur d’une fédération européenne, mais nous devons être pragmatiques quant aux avantages de l’intégration, sans faire de la fédération européenne un engagement idéologique ou un objectif à atteindre. Si l’on considère des questions telles que l’acquisition commune d’équipements militaires, il existe des arguments convaincants en faveur d’une intégration beaucoup plus poussée : nous ne pouvons pas nous permettre de construire une défense européenne sur un marché fragmenté.
D’autres pays, ailleurs qu’en Europe, sont et seront malmenés à la fois par l’administration Trump et par les Big Tech. Cela pourrait poser les bases d’une nouvelle alliance.
Anu Bradford
Des géants du numérique aux dirigeants européens en passant par les start-up, le monde de l’IA est réuni depuis hier à Paris. Les réunions multilatérales comme ce Sommet sont-elles utiles ?
Oui — jusqu’à un certain point. Je ne suis ni naïve, ni trop optimiste, mais c’est tout de même important.
Une grande partie du monde bénéficie de l’échange d’informations et de perspectives entre décideurs politiques. Même certaines formes de coopération plus limitées peuvent être bénéfiques.
Je ne prendrai qu’un exemple en matière de gouvernance mondiale de l’IA.
Nous ne parviendrons peut-être jamais à un accord mondial sur des questions sensibles comme la possibilité pour les pays de déployer l’IA à des fins de surveillance de masse : la République populaire de Chine, par exemple, n’accepterait jamais de mettre fin à la reconnaissance faciale par IA. Mais il existe des préoccupations communes qui ne sont pas idéologiques. Tout comme la Chine, les États-Unis ne veulent pas voir l’IA tomber entre les mains d’acteurs nuisibles : ils pourraient collaborer à l’élaboration de normes visant compliquer l’obtention de modèles d’IA dotés de puissantes capacités pour ceux-ci.
Il en va de même pour l’utilisation de l’IA dans les conflits militaires. Même au plus fort de la guerre froide, il existait des traités de contrôle des armements entre les Soviétiques et les Américains. De la même manière, les pays pourraient aujourd’hui conclure des accords, y compris très restreints, sur la manière d’utiliser l’IA dans un contexte militaire.
Même au milieu d’un océan de conflits insolubles, les rendez-vous comme celui de Paris portent toujours la possibilité de faire émerger quelques « îlots d’accord » (islands of agreement), pour reprendre une belle expression de la juriste de Harvard Gabby Blum 1. Nous ne pouvons pas nous permettre de renoncer totalement à ces avancées.