La Pologne prend aujourd’hui pour un semestre la présidence du Conseil de l’Union européenne. Alors que Trump revient aux États-Unis, que Paris et Berlin sont embourbés dans l’impasse politique, Varsovie assume un nouveau rôle, en s’apprêtant à devenir la première puissance militaire du continent : prendra-t-elle la tête de la résistance européenne à la Russie de Poutine ? Parviendra-t-elle à trouver une nouvelle synthèse — ou redeviendra-t-elle l’État du PiS, le parti réactionnaire de l’actuel président ? Pour préparer l’édition polonaise du Grand Continent, nous lançons aujourd’hui une nouvelle série sur le laboratoire géopolitique polonais — abonnez-vous pour recevoir l’intégralité des articles dans votre boîte mail
Deux nations entre toutes, depuis quatre siècles, ont joué dans la civilisation européenne un rôle désintéressé ; ces deux nations sont la France et la Pologne (…) la France dissipait les ténèbres, la Pologne repoussait la barbarie ; la France répandait les idées, la Pologne couvrait la frontière. Le peuple français a été le missionnaire de la civilisation en Europe ; le peuple polonais en a été le chevalier. »
C’est en ces termes que, dans un discours mémorable prononcé en 1846 devant la Chambre des Pairs, Victor Hugo avait célébré ces « deux sœurs qui ont lutté ensemble pour la civilisation européenne » 1. La Pologne était alors partagée entre la Russie, la Prusse et l’Autriche. Celle-ci n’avait dû son salut, en 1683, qu’à l’intervention d’un roi polonais, Jean III Sobieski, qui avait mis en déroute les armées ottomanes assiégeant Vienne. Victor Hugo verra en lui le sauveur de la civilisation européenne : « Devant une invasion formidable de la barbarie, la Pologne a eu Sobieski comme la Grèce avait eu Léonidas ».
Ce rôle de rempart face aux assauts venus de l’est, la Pologne l’a endossé maintes fois dans son histoire, depuis les invasions mongoles du XIIIe siècle jusqu’au coup d’arrêt que le pays, indépendant depuis moins de deux ans, a mis en août 1920 à l’offensive de l’Armée rouge en direction de Berlin, alors en pleine ébullition révolutionnaire, pour déclencher l’« embrasement de l’Europe ». Elle retrouve une fois de plus cet instinct gravé dans la mémoire historique d’une nation qui estime aujourd’hui qu’avec l’agression de l’Ukraine par la Russie, la « barbarie » est à ses portes et menace à nouveau non seulement la Pologne, mais aussi l’ensemble de l’Europe.
C’est dans cet esprit qu’elle assume à compter d’aujourd’hui, 1er janvier 2025, la présidence du Conseil de l’Union européenne. Alors que s’ouvre un nouveau chapitre très délicat pour la relation transatlantique avec le retour de Donald Trump, alors que l’idée d’une négociation autour du sort de l’Ukraine se précise, alors que l’Allemagne et la France sont toutes deux absorbées par leurs difficultés politiques intérieures. Principal pays d’une Europe centrale longtemps considérée à l’ouest comme une simple périphérie, la Pologne, désormais dirigée par une équipe pro-européenne, pivot de l’aide à l’Ukraine et puissance militaire en pleine expansion, semble avoir trouvé le cap vers cette « Europe géopolitique » qui malgré de réels progrès continue de se chercher.
C’est le « moment polonais ».
Son programme se résume en deux mots, qui claquent comme un slogan : « Sécurité, Europe ! ». Le terme est ensuite décliné dans toutes ses dimensions, militaire bien sûr, mais aussi énergétique, informationnelle, sanitaire, alimentaire, etc. La présidence française avait, il y a trois ans, fait de même avec un autre concept, celui de souveraineté, appelé à être, là aussi, énergétique, numérique, sanitaire, alimentaire et financier. Le programme polonais ne fait pas la moindre référence à la souveraineté — pas davantage qu’à une « autonomie stratégique » qui figurait en majesté dans le document présenté par la France.
« Un contexte d’incertitude et d’inquiétude »
Il est vrai que la situation a changé, notamment du fait de la guerre d’agression déclenchée en février 2022 par la Russie contre l’Ukraine, qui justifie la note grave par laquelle s’ouvre le programme polonais : « La Pologne prend la présidence du Conseil de l’Union dans un contexte d’incertitude et d’inquiétude » 2. Outre la guerre qui fait rage à ses frontières, lit-on, les menaces qui pèsent sur l’Union sont multiformes et de nature hybride comme la désinformation, l’ingérence ou l’instrumentalisation de l’immigration.
La Pologne succède à une présidence hongroise émaillée de polémiques en raison des initiatives intempestives du Premier ministre Viktor Orbán, qui s’était rendu à Moscou, où il avait rencontré le président Poutine, et à Pékin, où il avait tressé des lauriers à un « plan de paix pour l’Ukraine » dénoncé par l’Union. Il avait également assisté à une réunion de l’Organisation des États turciques, avec la participation de la République de Chypre Nord, reconnue par la seule Turquie. Le président hongrois s’était ainsi attiré les foudres de la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen et du Haut Représentant Josep Borrell, qui avaient annoncé des mesures de représailles, ainsi que de nombreux eurodéputés.
Après cet intermède, la Pologne aborde sa présidence à un moment crucial, celui du début du second mandat de Donald Trump. La référence à l’« incertitude » est presque une litote tant les déclarations du candidat Trump durant sa campagne ont semé le trouble parmi les dirigeants européens. En paraissant subordonner la protection américaine au niveau de dépenses de défense de chaque État allié, et en menaçant de retirer les États-Unis de l’OTAN si les alliés ne payaient pas « leur dû », le président élu a en quelque sorte désacralisé l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord 3, dont le postulat d’automaticité est perçu comme le fondement de son effet dissuasif. Ses rodomontades sur sa prétendue capacité à mettre fin en 24 heures à la guerre que livre la Russie à l’Ukraine ont souvent été interprétées comme la perspective d’un cessez-le-feu suivi de négociations, qui consacreraient un rapport de force préjudiciable à l’Ukraine. Enfin, les annonces de mesures protectionnistes, notamment sous forme de tarifs douaniers — qui pénaliseraient de manière différentielle les alliés européens dans leurs exportations vers les États-Unis — ont paru constituer des facteurs de division des Européens et de bilatéralisation des relations avec Washington au détriment de la cohésion de l’Union.
C’est donc dans un contexte accidenté que la Pologne endosse cette présidence pour un semestre. Elle intervient un an après l’arrivée à la tête du gouvernement d’un Donald Tusk qui, en mettant sur pied une coalition de partis, a réussi à priver la formation national-populiste « Droit et Justice » (PiS) d’un troisième mandat, lequel lui aurait permis de renforcer encore son emprise sur l’État. Le PiS avait mis la Pologne en marge de l’Union, la privant des fonds européens, sanction de son entreprise de démontage délibéré de l’État de droit. Si les deux parties ne partagent pas les mêmes valeurs, elles ont en revanche la même appréhension du danger russe, héritée d’une expérience historique d’occupation et d’oppression, ainsi perçue du reste par la quasi-totalité de l’opinion publique 4. C’est dès 2008, en effet, que l’intervention russe en Géorgie en août 2008 avait poussé le président Lech Kaczyński à s’envoler pour Tbilissi, avec les chefs des États baltes et ukrainien, pour mettre en garde : « Aujourd’hui la Géorgie, demain l’Ukraine, après-demain les États baltes et peut-être plus tard viendra le tour de mon pays, la Pologne ! » 5.
Cet avertissement s’est avéré prophétique lorsqu’en 2014, la Russie a fait main basse sur la Crimée ukrainienne et a ouvert, par ses affidés, un front contre Kiev dans l’est du pays, et encore davantage en février 2022, avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Une puissance militaire en pleine ascension
La Pologne avait alors fait preuve d’une solidarité immédiate avec le pays agressé, sous forme d’accueil de réfugiés, de livraison d’armements et de mise à disposition de son territoire comme nœud de transit pour toute l’aide militaire destinée à l’Ukraine. Elle s’est également lancée dans un effort d’armement colossal, avec des achats massifs d’équipement, extra-européens pour la plupart 6. En l’espace de deux ans, les dépenses de défense ont quasiment doublé, passant de 2,2 à 4,1 % du PIB. Le gouvernement de Donald Tusk a encore voulu accroître cette proportion, en annonçant un niveau de 4,7 % du PIB pour les dépenses en 2025, loin devant tous les autres alliés de l’OTAN. La Pologne peut ainsi s’enorgueillir de l’effort de défense le plus élevé de l’OTAN, mais aussi du quatrième budget militaire, en valeur absolue, des alliés européens, dépassant de peu, depuis 2024, l’Italie. Elle est également en tête pour la proportion des acquisitions d’armement dans ses dépenses – plus de 50 %, alors que l’objectif retenu par l’Alliance est de 20 %. Quant aux effectifs de militaires d’active, ils dépassent 200 000 — soit autant que la France et plus que l’Allemagne — et sont destinés à augmenter.
Le Premier ministre a martelé le message durant l’été : « Il ne peut y avoir de place dans la stratégie de défense polonaise pour compter sur un miracle. Nous devons compter sur nous-mêmes, sur notre nation, sur des alliances fiables » 7, a-t-il déclaré en se référant à la victoire polonaise d’août 1920 contre la Russie bolchévique, restée dans l’histoire comme le « miracle de la Vistule ». Et, appelant à la conscience, largement partagée en Pologne, que les malheurs passés de la nation sont imputables à sa faiblesse militaire et à son isolement, il a appelé à conjurer cette double malédiction : « Plus jamais de solitude. Il ne peut plus arriver, dans l’histoire, que la Pologne doive faire face seule à l’agression de tel ou tel voisin. Et plus jamais de faiblesse. C’est pourquoi nous construisons l’armée la plus moderne d’Europe, l’une des plus fortes d’Europe, afin de ne plus jamais mettre en danger l’existence de notre patrie » 8.
Cet effort se traduit également par le déploiement d’un ensemble de systèmes défensifs dans le nord-est de la Pologne, face à l’exclave russe de Kaliningrad et à la Biélorussie, ainsi que par la militarisation de la frontière avec cette dernière, qui l’arsenalise pour acheminer des migrants vers l’espace Schengen. Après avoir annoncé en octobre qu’elle suspendait ses obligations au titre du pacte européen sur l’asile et la migration, la Pologne s’est vu accorder, deux mois plus tard, par la Commission européenne, une dérogation temporaire justifiée par le risque que font peser ces « menaces hybrides » sur la sécurité de l’Union. Cette décision confirme le positionnement favorable de Donald Tusk au sein du Parti populaire européen (PPE) — dont il a été président de 2019 à 2022 — et de l’écosystème européen, dont il connaît les arcanes. La relation de confiance ainsi retrouvée avec les institutions de l’Union a permis de débloquer les fonds — 82 milliards d’euros — que la Commission avait jusque-là retenus pour non-respect des injonctions adressées à la Pologne gouvernée par le PiS pour qu’elle se conforme à ses obligations en matière d’État de droit.
Première bénéficiaire de ces fonds parmi les dix États qui ont adhéré à l’Union en 2004, forte d’une main-d’œuvre qualifiée et d’une forte attractivité pour l’investissement étranger, la Pologne a pu, grâce à des taux de croissance supérieurs à la moyenne européenne, rattraper le peloton européen et se hisser du 9e au 6e rang des PIB de l’UE, désormais devant la Suède. Avec un taux d’endettement de l’ordre d’à peine 50 % du PIB, le pays, qui n’appartient pas à la zone euro, conserve une bonne marge dans le financement de ses déficits, notamment pour les dépenses de défense 9. Ces performances cachent cependant quelques faiblesses, comme la dépendance envers des technologies importées et le capital étranger, le manque d’investissement dans la recherche et développement et donc l’innovation, et un vieillissement démographique dû à une faible fécondité, autant de facteurs qui pourraient retenir la Pologne dans le « piège du revenu intermédiaire ».
Le front de la résistance
Pour autant, son poids démographique et économique, son esprit de défense, mais surtout sa place sur la carte de l’Europe font de la Pologne l’acteur désormais central, le plus à même de faire face à cette « menace existentielle pour l’Europe » que constitue l’« objectif stratégique de la Russie (qui) est de réviser l’ordre international et de restaurer les sphères d’influence du passé » 10. Alors que Donald Trump a indiqué qu’il réduirait l’aide à l’Ukraine 11 et appelé à un « cessez-le-feu immédiat (et à) l’ouverture de négociations » 12, des démarches qui pourraient placer l’Ukraine dans une position défavorable en risquant de geler une situation où un cinquième de son territoire est occupé, Donald Tusk se pose progressivement en chef de file d’un camp de la résistance face à une telle perspective, qui serait également une défaite de l’Europe.
D’où son initiative de bâtir un front entre États affinitaires — la France, le Royaume-Uni, les pays nordiques —, front dont le chancelier Scholz, que Tusk a critiqué vertement pour sa conversation téléphonique avec le président Poutine 13, est ostensiblement exclu. La Pologne a ainsi été invitée à participer pour la première fois, fin novembre, au Conseil de coopération entre Etats nordiques et baltiques (NB8) — une réunion à laquelle le président Macron a lui aussi pris part à distance. C’est dans ce contexte, également, qu’il faut comprendre la visite de travail de ce dernier à Varsovie le 12 décembre pour évoquer la situation de l’Ukraine sous la future présidence Trump. Ces formats ad hoc ont pour objet de mobiliser les pays européens enclins à apporter leur soutien à l’Ukraine, mais aussi de contourner des blocages possibles de toutes les décisions importantes au sein de l’Union, par des pays plus proches des vues de la Russie comme la Hongrie, la Slovaquie ou la Bulgarie. C’est d’ailleurs là une des raisons qui ont poussé la Pologne à prendre ses distances vis-à-vis du groupe de Visegrad dont les deux premiers font partie.
Dans un contexte où la France et l’Allemagne, les deux puissances qui ont traditionnellement imprimé sa dynamique à l’Union, ne sont plus non seulement au diapason, mais sont l’une et l’autre embourbées dans des crises politiques internes, la Pologne se pose en chef de file régional de la résistance à la Russie, d’une Russie dont elle perçoit mieux que d’autres les objectifs, la stratégie et la tactique. Cette posture est partagée par ces pays de la « ligne de front », amputés ou occupés pendant des décennies par la Russie, depuis la Finlande jusqu’à la Roumanie, où la hantise de la disparition ou de la perte d’indépendance reste gravée dans les mémoires collectives. Deux anciens chefs de gouvernement baltes, l’Estonienne Kaja Kallas et le Lituanien Andrius Kubilius viennent de prendre les postes, respectivement, de Haute Représentante pour les affaires étrangères et la politique de sécurité de l’Union européenne et de Commissaire chargé de la défense. Leur sensibilité à la menace russe ne fait guère de doute. La Pologne trouvera également un écho favorable à ces préoccupations auprès du secrétaire général de l’OTAN, Mark Rutte.
La centralité géographique de la Pologne dans ce paysage, sa vocation, façonnée par l’histoire, de « rempart » face aux invasions de l’Est, sa stature d’acteur désormais incontournable, la permanence certaine de ce voisinage tendu, le sort toujours incertain de l’Ukraine 14, la présence à Varsovie d’une équipe gouvernementale résolument pro-européenne sont autant d’atouts qui, conjointement, définissent ce « moment polonais » au sein de l’Europe.
Sources
- Discours à la Chambre des Pairs le 19 mars 1846, après la répression, par l’Autriche, d’un soulèvement à Cracovie et en Galicie.
- Program for the Polish presidency of the Council of the EU 2025.
- Article 5 du Traité de Washington (extrait) : « Les parties conviennent qu’une attaque armée contre l’une ou plusieurs d’entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence elles conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune d’elles, dans l’exercice du droit de légitime défense, individuelle ou collective, reconnu par l’article 51 de la Charte des Nations Unies, assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et d’accord avec les autres parties, telle action qu’elle jugera nécessaire, y compris l’emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité (…) ».
- La Russie et son président recueillent un taux de 98 % d’opinions défavorables dans l’opinion polonaise. Cf. Moira Fagan, Sneha Gubbalaand, Jacob Poushter, Views of Russia and Putin, Pew Research Center, 2 juillet 2024.
- Sylvie Kauffmann, Les aveuglés, Comment Paris et Berlin ont laissé la voie libre à la Russie, Stock, Paris, 2023, p. 138.
- En 2024, le carnet de commande de la Pologne comprenait notamment 32 chasseurs F-35, 48 batteries de missiles Patriot, 96 hélicoptères d’attaque Apache, 366 chars Abrams, auxquels s’ajoute un millier de chars coréens.
- Discours à l’occasion de la fête des forces armées polonaises, Varsovie, 15 août 2024.
- Allocution à l’occasion de la commémoration du 85e anniversaire du début de la Deuxième Guerre mondiale, Westerplatte, 1er septembre 2024.
- Le déficit pour 2024 devrait être de 5,7 % du PIB.
- Program for the Polish presidency of the Council of the EU 2025.
- Interview sur NBC, Meet the Press, 8 décembre 2024.
- Message sur le réseau social Truth, 8 décembre 2024.
- « Personne n’arrêtera Poutine avec des appels téléphoniques (…) la diplomatie téléphonique ne peut pas remplacer un véritable soutien de l’Occident entier à l’Ukraine », message sur X du 17 novembre 2024.
- Un conflit mémoriel vif oppose les deux nations, autour des massacres, en Volhynie en 1943, commis par des nationalistes ukrainiens, de civils polonais dont la Pologne demande l’exhumation, menaçant de s’opposer à l’adhésion de l’Ukraine à l’Union tant que cette question n’aura pas trouvé de solution satisfaisantes.