Avec la publication du rapport Draghi, que le Grand Continent a accompagné dans les différentes langues de la revue, l’Union se prépare à entrer dans une nouvelle phase. Depuis plusieurs semaines, nous donnons la parole à des chercheurs, commissaires européens, économistes, ministres et industriels pour réagir à l’une des plus ambitieuses propositions de transformation de l’Union. Si vous appréciez nos travaux et que vous en avez les moyens, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent
Présenté en septembre par Mario Draghi, le rapport sur l’avenir de la compétitivité européenne, est un appel à l’action. Il invite à relever les défis auxquels l’Union européenne est confrontée au cours de cette décennie et a l’immense mérite d’oser quantifier le potentiel d’investissement nécessaire : 5 % du PIB par an sur la période 2025-30. Le message est clair : chaque année où l’Union tarde à agir, l’écart avec les États-Unis se creuse davantage. Il n’y a donc pas de temps à perdre.
Le rapport affirme que la principale faiblesse de l’Union est sa croissance plus faible que celle des États-Unis — due principalement à sa fragmentation. Cette faiblesse est aggravée par trois nouveaux défis : renforcer la résilience de l’économie face aux menaces géopolitiques et aux guerres commerciales ; faire face au changement climatique et en accompagnant la transition vers l’énergie verte ; et renforcer la sécurité et la défense nationales. La nature de ces nouveaux défis implique de les traiter essentiellement au niveau de l’Union plutôt qu’au niveau national.
Nous sommes d’accord avec une grande partie du rapport qui, selon nous, soulève toutes les bonnes questions. Si la fragmentation de l’Union est effectivement un obstacle majeur à la croissance, sa réduction peut en effet avoir de grands avantages et peu de coûts. Le rapport — en particulier dans sa partie B — est une mine d’informations granulaires et de mesures concrètes potentielles à prendre dans les principaux secteurs de l’économie. Il nous semble cependant que certaines questions nécessiteraient une discussion plus approfondie et c’est ce que nous tentons de faire dans cet article, en nous faisant souvent l’avocat du diable pour lancer le débat nécessaire sur le rapport.
Compétitivité ou productivité ?
Commençons par une affirmation forte : le titre du rapport — L’avenir de la compétitivité européenne — est trompeur. Le rapport devrait traiter — et traite de fait — de la productivité plutôt que de la compétitivité. C’est la productivité qui détermine le niveau de vie ; la compétitivité est une autre question : un pays peut ainsi avoir une faible productivité tout en étant compétitif — c’est ce qu’un taux de change flexible est censé pouvoir réaliser et c’est ce qu’il parvient à faire généralement. À cet égard, l’Union européenne n’a pas de problème de compétitivité — sa balance courante, de fait, est même excédentaire. Elle a plutôt un problème potentiel de productivité.
L’écart de productivité explose-t-il vraiment ?
Comparant l’Union aux États-Unis, Mario Draghi établit un diagnostic : un « défi existentiel » et, si rien n’est fait, une « lente agonie ». Cette affirmation nous semble exagérée.
Depuis 2000, la croissance du PIB de l’Union a en effet été en moyenne inférieure de 0,5 % par an à celle des États-Unis, mais l’essentiel de la différence est dû à la démographie, pas à la productivité. La croissance du revenu réel par habitant dans l’Union a été inférieure d’environ 0,1 % par an à celle des États-Unis, une différence minime mais suffisante pour creuser l’écart d’environ 2,5 % sur 25 ans. Ce n’est certes pas négligeable, mais pas assez pour que l’on puisse parler « d’agonie ».
Cela étant posé, même si cet écart de productivité par rapport aux États-Unis n’a pas augmenté de manière substantielle, il subsiste. L’époque où l’Europe rattrapait rapidement les États-Unis est révolue et la convergence n’est pas réalisée : l’Europe n’a pas été en mesure de franchir le dernier kilomètre — et il faut se demander pourquoi.
Le fait d’être un leader de l’innovation est-il essentiel pour la croissance ?
Le rapport souligne à juste titre les différences importantes entre les performances de l’Union et celles des États-Unis dans le secteur technologique.
Le constat est sans appel : l’Union ne compte aucune entreprise technologique de premier plan. Mais cela signifie-t-il pour autant que la « lente agonie », si elle n’a pas encore eu lieu, commencera bientôt ? La réponse est : pas nécessairement. De nombreux pays se développent à des rythmes similaires à ceux des États-Unis sans être à la pointe de l’innovation technologique. À l’instar d’un cycliste qui, dans une échappée, se met « dans la roue » du premier pour se protéger du vent et se contente d’être second, les pays n’ont pas nécessairement besoin d’innover pour prospérer ; ils peuvent copier et mettre en œuvre les innovations des autres. C’est d’ailleurs ce qui semble se passer pour l’Union : si on laisse de côté le secteur des technologies de l’information et de la communication, la croissance de la productivité en Europe est égale ou supérieure à celle des États-Unis.
La sécurité plutôt que la croissance ?
C’est que la question principale n’est donc peut-être pas tant la croissance que la sécurité nationale.
En effet, le leadership technologique est surtout important lorsqu’il devient un facteur clef de la sécurité nationale : c’est ce que montrent les sanctions et les restrictions croissantes imposées par les États-Unis dans le secteur des semi-conducteurs. Il est donc essentiel de former des leaders technologiques véritablement européens pour renforcer la résilience et la sécurité nationale. Et l’approche européenne semble la bonne tant il est vrai que l’effet d’échelle nécessaire pour prospérer dans le secteur des nouvelles technologies implique qu’il sera presque impossible d’atteindre le leadership technologique à l’échelle seulement des États membres de l’Union. En d’autres termes, comme l’affirme le rapport, il serait bon que l’Union innove davantage dans tous les secteurs — mais cela est absolument crucial dans ceux où la sécurité est essentielle.
Transformation et croissance vertes ?
Toujours selon le rapport, la transition vers l’énergie renouvelable pourrait stimuler la croissance. Il s’agit d’une affirmation optimiste. Pour lutter contre le changement climatique, il faut donner un prix à une externalité — comme le CO2 ou un autre gaz à effet de serre — qui était auparavant gratuite. Dans le langage de la macroéconomie, il s’agit d’un choc négatif de l’offre comme peut l’être une augmentation du prix du pétrole. Dans le modèle de croissance standard, il entraîne une baisse de la production et une diminution de la croissance jusqu’à ce que la transition vers les énergies vertes soit achevée. Pourrait-il en être autrement en l’espèce ? On peut répondre par l’affirmative dans la mesure où, malgré un point de départ plus défavorable, les avancées sont beaucoup plus rapides dans les nouvelles technologies de la transition. La croissance pourrait donc finir par être plus élevée. Cependant, il faut reconnaître la difficulté de la transition pour éviter de créer des attentes irréalistes.
Défragmentation et meilleure réglementation : les clefs d’une croissance plus forte ?
Le rapport attribue une grande partie de l’écart de productivité à la fragmentation et à la réglementation. C’est la raison pour laquelle il met l’accent sur les mesures de défragmentation et de déréglementation partielle. Si tel est le cas, ces réformes semblent être souhaitables et faciles à mettre en œuvre et pourraient produire des bénéfices sans menacer l’architecture plus large de l’État-providence. Toutefois, on peut craindre que le rapport ne surestime les gains effectivement réalisables.
Il est certain qu’une grande partie de l’écart de productivité est due à des facteurs qui n’entrent pas dans le champ d’application du rapport — comme la protection sociale plus élevée, l’inadéquation des systèmes d’éducation et de formation professionnelle, les coûts de séparation plus élevés. La fragmentation est sans doute un facteur important dans la mesure où chaque pays continue d’insister pour avoir ses champions nationaux et craignant d’abandonner tout contrôle politique. Mais la question est de savoir dans quelle mesure cette fragmentation fait obstacle aux rendements d’échelle. Du point de vue de l’efficacité, est-il toujours préférable d’être plus grand ? La partie B du rapport présente des arguments solides sur le fait que ce serait le cas dans de nombreux secteurs. Mais la réalité peut être plus nuancée — après tout, il existe de nombreux exemples d’investisseurs qui achètent de grandes entreprises seulement pour les démanteler et débloquer de la productivité et de la valeur — et plus propre à certains secteurs qu’à d’autres — cette logique est plus pertinente, par exemple, pour les entreprises technologiques qui s’appuient sur des effets de réseau que pour les entreprises des télécoms.
Des questions similaires se posent en matière de réglementation et de politique de concurrence, tant au niveau national qu’au niveau de l’Union. La politique de concurrence pourrait à cet égard devoir évoluer pour aider à relever les défis identifiés. Aux États-Unis, les prix à la consommation constituent le critère décisif de la politique de concurrence : si les entreprises peuvent faire valoir avec succès qu’une fusion ou une acquisition entraînera des gains d’efficacité qui se traduiront à terme par une baisse des prix, l’opération sera probablement couronnée de succès et des mesures correctives ne seront appliquées, le cas échéant, qu’a posteriori.
Dans l’Union européenne, cependant, le test décisif est celui de la structure du marché : si une fusion ou une acquisition risque de créer une position dominante sur le marché — même si elle est nécessaire pour accroître l’efficacité — l’opération sera probablement rejetée. Or dans un monde où le développement de nouvelles technologies nécessite des effets de réseau et d’échelle, ces différences dans la politique de concurrence peuvent expliquer pourquoi les entreprises de réseau dominantes se trouvent toutes aux États-Unis — pour simplifier cette idée : Amazon aurait-elle pu croître et se développer dans l’Union ?
Que peut-on attendre de l’union des marchés de capitaux ?
Le problème auquel est confrontée l’Union n’est pas l’insuffisance de l’épargne ou de l’investissement — la part de l’investissement dans le PIB de l’Union est à peu près la même qu’aux États-Unis, soit 22 %.
Le taux d’épargne est quant à lui un peu plus élevé, ce qui se traduit par un excédent de la balance courante. Dans le rapport, le mot d’ordre de « mobiliser l’épargne » est donc trompeur. Le taux d’épargne à l’échelle européenne est élevé et se traduit par des investissements importants.
Le rapport souligne à juste titre que le problème réside peut-être dans le fait que l’épargne n’est pas canalisée vers les bons investissements et qu’elle peut refléter une prise de risque insuffisante. Cette situation est le reflet d’une structure d’intermédiation essentiellement bancaire, segmentée selon les frontières nationales. Il est peu probable que l’union des marchés de capitaux fasse une différence majeure et opportune à ce niveau. Le rapport estime qu’il faudrait une baisse de 250 points de base du coût du capital pour inciter à de nouveaux investissements. Mais une telle baisse serait-elle suffisante pour générer le bon type d’investissement ? En tout état de cause, cela dépasserait largement les bénéfices d’une meilleure intégration financière.
Les investissements publics et les subventions de l’Union peuvent-ils être financés par la dette ?
Le rapport conclut qu’il faudrait augmenter le taux d’investissement de l’Union d’environ 5 % du PIB par an — avec une part d’investissement public représentant environ 1,5 % — et que des subventions publiques importantes seraient également nécessaires pour susciter l’augmentation souhaitée de l’investissement privé. Il plaide à juste titre pour que ces décisions soient prises à l’échelle de l’Union dans la mesure où c’est à cette échelle que la réduction de la fragmentation et la révision de la réglementation et de la politique de concurrence doivent être réalisées. Alors que la défense, la transition écologique et les autres domaines ciblés par le rapport peuvent être considérés comme des biens publics, une grande partie de l’investissement public et de la conception des subventions doit également être pensée et mise en œuvre au niveau de l’Union.
Cela n’implique toutefois pas nécessairement qu’il doive être financé par la dette de l’Union plutôt que par les impôts. Deux aspects sont à prendre en considération ici : la viabilité de la dette et ses effets macroéconomiques.
Même si — parce qu’elle est mutualisée — elle est généralement moins chère que la dette émise par les gouvernements nationaux, la dette de l’Union reste de la dette. Et compte tenu de ses niveaux élevés et, en particulier, des déficits primaires importants dans plusieurs États membres, la question de la viabilité de la dette globale ne peut pas être ignorée. Certaines des mesures proposées dans le rapport peuvent en effet augmenter la croissance future et donc les recettes publiques. D’autres, comme la défense, ne le peuvent pas — du moins pas directement. Celles qui concernent le mix énergétique pourraient, au contraire, diminuer la croissance pendant un certain temps et réduire les recettes futures. Il ne faut donc pas partir du principe que les recettes futures s’autofinanceront : un cadre budgétaire crédible sera indispensable pour soutenir cet effort. Concrètement, dans l’hypothèse raisonnable où les taux d’intérêt resteront proches des taux de croissance, une partie des dépenses supplémentaires peut être financée par la dette, mais un plan crédible exige qu’à moyen terme, le solde primaire — c’est-à-dire la différence entre les recettes et les dépenses — revienne à zéro.
L’autre aspect à prendre en compte est l’impact macroéconomique d’une augmentation aussi importante de l’investissement global dans une économie actuellement proche de son potentiel. La Banque centrale européenne devra gérer ce qui sera probablement un processus de croissance et d’inflation plus volatil, secoué par divers chocs d’offre. Les calculs du Fonds monétaire international cités dans le rapport pourraient sous-estimer le risque de surchauffe. L’expérience récente des déficits budgétaires américains, leur effet sur les pics de prix induits par la pénurie et les prix des matières premières, ainsi que leur contribution à l’explosion de l’inflation, est pertinente en l’occurrence en ce qui concerne le calendrier, la conception et la réalisation des investissements nécessaires. Pour ces deux raisons, il est essentiel de donner la priorité à l’investissement et aux subventions dans un nombre réduit de secteurs et de limiter l’effet sur la dette.
*
Ces nombreuses questions que nous soulèverons contribueront, nous l’espérons, à une discussion plus large et plus approfondie. Nous réaffirmons notre adhésion à une grande partie du rapport et notre espoir qu’il conduira à des mesures permettant d’augmenter la productivité et le niveau de vie au sein de l’Union, de traiter la question climatique et de renforcer la sécurité nationale.