Cet entretien est également disponible en anglais sur le site du Groupe d’études géopolitiques.
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Une dizaine de jours après, alors qu’au niveau européen commence le processus de nomination des Top Jobs et qu’au niveau français la dissolution bouleverse l’espace politique, que retenez-vous de cette grande élection européenne ?
Les Européennes sont des élections hybrides. Les interpréter implique de considérer une trajectoire en deux phases, un peu comme un avion qui décolle et qui monte en altitude. Vous traversez une zone de turbulences nationales puis vous continuez à monter, et à ce moment-là, vous êtes dans une zone où la navigation est plus calme, les lignes plus claires.
À l’échelle des États il y a des cas particuliers — en France on est bien placé pour s’en rendre compte — en fonction du rapport des forces politiques, du moment du cycle politique national, ce qui rend difficile de tirer des conclusions d’ensemble à partir de cette échelle-là. Il en va différemment au niveau européen. Puisque la scène européenne est la résultante d’une agrégation, les évolutions sont inévitablement plus lentes, plus amorties avec des plus et des moins nationaux qui se compensent en partie.
L’épicentre de Paris n’a pas provoqué de tremblement à Bruxelles ?
L’approche continentale montre qu’il n’y a pas eu d’à-coup, mais une lente dérive continue. Quand vous regardez les chiffres depuis 1979 sur 50 ans, il y a toujours eu un léger déport à droite.
Cette fois-ci, c’est un peu plus que d’habitude, puisque le PPE et les deux groupes d’extrême-droite ont obtenu plus de sièges. Mais on n’est pas dans les prévisions extrêmes où chacun de ces groupes aurait réussi à rafler 30 députés de plus.
Dans ce contexte, l’option du deuxième mandat von der Leyen vous semble-t-elle s’imposer ?
La gouvernance européenne est fondée sur un système parlementaire bicaméral, avec une chambre haute, celle des États, et une chambre basse, celle du Parlement. Pour ce qui est de la chambre basse, il est probable, bien qu’incertain, que la coalition entre chrétien-démocrates, socio-démocrates et centristes qui a soutenu la Commission de la législature précédente sera reconduite.
On en saura plus dans les prochains jours, mais cette configuration donne à Ursula von der Leyen de bonnes chances de devenir la prochaine présidente de la Commission, c’est-à-dire de se succéder à elle-même. Une continuité bienvenue, je crois, en ces temps terriblement chahutés.
Avec la dissolution, ou la disparition apparente du Frexit comme option revendiquée par la droite historiquement eurosceptique, les Européennes 2024 marquent-elles une accélération vers l’européanisation de la politique nationale ?
Oui, c’est une interprétation intéressante que je partage. L’hybridation des élections nationales et européennes a débouché sur des conséquences intérieures particulièrement frappantes du moins dans le cas français et peut-être, après l’été — avec l’effet domino des élections dans les Länder — dans le cas allemand. J’interprète ce processus qui a une dimension à la fois politique et anthropologique comme une étape dans la construction de l’espace unique européen.
L’imbrication des deux échelles devient trop intense pour être ignorée. Il ne sert à rien de dire que les élections européennes ne sont pas nationales si en pratique Emmanuel Macron dissout l’Assemblée et Alexander De Croo démissionne après leurs échecs respectifs.
De midterms maudites — en France le gagnant perdait systématiquement la présidentielle et les législatives qui suivaient — les Européennes changent-elles de rôle ?
Cette hybridation est aussi dynamique. Les élections européennes, bien qu’elles soient à un tour, vont avoir un deuxième tour qui sera purement national, — et puis peut-être un troisième tour, si le résultat de ces élections nationales amène à une position différente du gouvernement français au Conseil des ministres.
Bien sûr en France le régime présidentiel se réserve la mainmise sur l’international, la diplomatie et l’Europe. Néanmoins, le rapport de force peut changer ces équilibres. On peut penser qu’un gouvernement Bardella — une hypothèse qui ne me paraît pas, hélas, de mon point de vue, improbable — voudra imprimer sa marque sur certains chantiers européens.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Cette fois-ci, l’imbrication ne serait pas statique, mais dynamique, en créant une situation qui se réverbère au niveau national, puis de nouveau sans doute au niveau européen. Quelles que soient les vicissitudes du moment ou les préférences politiques que l’on peut avoir, la construction d’un espace démocratique européen hybride, c’est-à-dire à la fois national et supranational, est bel et bien en cours.
Avant de revenir sur le cas français, concentrons-nous sur cette idée d’un glissement qui n’aurait toutefois pas d’effet majeur, en installant même une forme de continuité avec la réélection de la présidente de la Commission. Vous avez vous-même démontré dans l’un de nos entretiens que l’axe structurant de von der Leyen — mais peut-être même de l’inertie européenne qui l’a précédé — c’était le Pacte vert. Malgré les effets de surface et de continuité, ne faisons-nous pas face à un changement de cap ?
Je ne pense pas que ce glissement n’affecte pas tant la direction que la dérivée — au sens mathématique du terme. C’est-à-dire que la direction ne changera pas, mais pourra être ralentie dans sa mise en œuvre.
Pourquoi ?
Pour deux raisons. La première est d’ordre juridique : l’essentiel des blocs législatifs du Pacte vert sont en place, y compris la trajectoire de décarbonation d’ici 2050. Et avec l’adoption miracle, cette semaine, de la loi sur la restauration de la nature grâce à la courageuse indiscipline de Léonore Gewesler en Autriche, on est désormais plutôt dans la mise en œuvre. Elle peut certes être plus ou moins ralentie en fonction des vues du nouveau Parlement européen. Mais je pense que les changements s’exprimeront autrement. Par exemple dans la composition de la Commission.
Le Conseil des ministres est nettement plus à droite qu’il y a cinq ans : il n’y a plus que quatre gouvernements socio-démocrates en Europe, dont deux — l’Allemagne et l’Espagne — pèsent fortement, mais ils ne sont pas dans une position confortable. Les autres sont soit des libéraux, soit des chrétiens-démocrates, soit des forces qui sont plus à droite que les chrétiens démocrates, à commencer par Giorgia Meloni.
Quelle est la deuxième raison ?
Dans la structure des opinions européennes la question environnementale demeure déterminante comme l’a montré une étude récente du centre Jacques Delors à Berlin. Il est vrai qu’elle n’a pas fait l’objet de l’essentiel du débat au niveau de l’élection européenne. Mais les raisons tiennent à son caractère hybride. Le seul sujet qui est apparu, et contre lequel se sont prononcées les forces d’extrême droite, c’est l’interdiction de la vente de voitures thermiques neuves en 2035. J’y vois plus l’effet d’une cristallisation provoquée par une date butoir : on comprend qu’il y a des personnes qui ne veulent pas être obligés de changer leur voiture. Mais pour les autres mesures les sondages et les études d’opinion montrent que la population européenne, dans ses structures idéologiques profondes, reste pro-environnement, concernant la décarbonation et aussi sur les questions de biodiversité, même si on en parle moins.
Vous parlez d’un glissement vers la droite, progressif et de longue durée. Mais à bien regarder dans ces forces on observe un changement tectonique : les groupes qui étaient à la droite du Parti populaire européen présentaient une dimension eurosceptique évidente. Aujourd’hui le RN de Bardella obtient un score historique en ne soutenant plus explicitement le Frexit, alors que les seules forces qui sont pour le Frexit cumulent moins de 3 %. Comment expliquez-vous cette conversion à l’Europe ? Pensez-vous qu’elle soit uniquement tactique et rhétorique ? Est-ce qu’elle change les équilibres au sein du Parlement ?
C’est la confirmation d’un mouvement que le Grand Continent a d’ailleurs, tout à son honneur, identifié avant les autres, en faisant apparaître le rôle gramscien de Viktor Orbán dans ce glissement.
Il a été celui qui a fait basculer l’extrême droite des positions anti-européennes du souverainisme à la papa : « sortie de l’Europe, à bas l’Europe, vive la nation », à : « notre objectif c’est de participer au pouvoir européen, d’exercer le pouvoir européen, et donc on fera ça de dedans, au lieu de prétendre qu’il faut être dehors ».
Une partie des eurosceptiques à la droite de l’échiquier sont ainsi passés du Brexit au Make Europe Great Again…
La mélonisation de l’extrême droite au plan européen a bien été provoquée par Orbán, il est le vrai penseur de cette évolution. Que le premier ministre hongrois ait choisi comme devise de la présidence tournante du Conseil « Make Europe Great Again » n’est pas une coïncidence. Une partie de l’extrême droite européenne va maintenant tenter d’influencer l’exercice du pouvoir européen en essayant d’y pénétrer via des alliances parlementaires ou des nominations à la Commission.
Y a-t-il une zone de rencontre entre le Parti populaire et sa droite ?
Oui. Elle prend des formes différentes selon les pays. Dans un certain nombre de cas, la droite du PPE — car il y a une droite, un centre et une gauche au sein du PPE — peut être tentée de voter avec ECR. Comme le montre l’examen détaillé des votes au parlement européen publié par l’Institut Delors à Paris, c’est beaucoup moins probable du côté d’ID et des autres groupuscules qui n’appartiennent ni à ECR ni à ID à l’extrême droite.
Il y a aussi des pays où cette continuité possible fait surface. Par exemple en Italie, et même désormais en France. En Allemagne, le fait d’avoir la CDU et la CSU dans le même groupe permet de mettre tout le monde chez les chrétiens-démocrates, alors qu’en Bavière ils pourraient peut-être avoir un positionnement différent si on mesurait correctement les préférences sur des axes politiques. Dans un système parlementaire, il faut des compromis ; il faut donc être forts, et pour peser et occuper un maximum de positions qui comptent dans la détermination de l’ordre du jour ou la conduite des travaux en commission ou en plénière, et cette force là est faite du nombre.
Comment qualifier ce mouvement ? Est-ce un renforcement de l’inertie européenne hors cadre communautaire ?
C’est un des ingrédients de la politisation progressive de l’espace supranational et de son articulation avec l’espace national. Il s’agit d’une confirmation de cette hybridation : on n’est pas dans l’exercice d’une forme de démocratie parlementaire au niveau national et d’une autre forme de démocratie parlementaire au niveau européen. L’imbrication de l’extrême droite sur cette scène est aussi un moment de progression de la constitution, de l’émergence lente de cet espace politique européen. Ces élections en sont une étape.
Un sujet qui n’a pas été au cœur de la campagne, mais qui anime l’agenda stratégique et l’inertie profonde des institutions, c’est la question de la défense. S’agit-il d’un ingrédient clef de cette hybridation ?
Oui, surtout pour des raisons qui tiennent à l’invasion russe en Ukraine. S’il y a un thème sur lequel les opinions européennes ont toujours été très concordantes — y compris en Hongrie — c’est le soutien à une armée européenne. La proportion d’Européens en faveur d’une armée européenne est énorme. Ce désir est complètement déconnecté des réalités de ce que cela impliquerait d’avoir une armée européenne sur le plan de la transmutation de cet espace politique — parce que si on avait une armée européenne, cela voudrait dire que l’espace démocratique supranational est devenu plus fort que l’espace démocratique national.
Comment expliquez vous ce paradoxe ?
Ce désir est une sorte d’utopie. Les opinions sont pour mais on bute sur l’extraordinaire difficulté à porter au niveau supranational la chose militaire qui implique une seule stratégie, des armes échangeables, des morts communs, des commandements unifiés, des ordres rapides, un seul chef. Mais les forces qui bloquent diminuent sous la pression du danger. L’Ukraine a changé la donne. S’il est réélu, Donald Trump peut agir comme un deuxième choc.
On ne peut pas dire que c’est un sujet qui a émergé pendant la campagne…
Oui, mais si la défense n’a pas fait l’objet de controverses ni de débats dans les élections européennes, ce n’est pas que les gens n’ont pas envie d’en parler, c’est qu’ils sont d’accord. Toute proportion gardée, la préférence des opinions pour une défense européenne ressemble au consensus en matière d’environnement. Quand je parle d’Europe avec des personnes qui ne sont pas des spécialistes, j’en entends beaucoup se plaindre de l’absence de défense européenne. Je respecte tout à fait cette opinion ; je constate simplement qu’elle néglige ou ignore les étapes qu’il faut franchir pour en arriver là, à la fois sur le plan technique comme politique. Si vous êtes pour une armée européenne, vous devez être d’accord avec le fait que le chef de cette armée ne sera probablement pas quelqu’un de votre pays.
Ne sommes-nous pas confrontés à un « consensus mou », comme le définit Jean-Yves Dormagen dans nos pages pour la transition écologique ? D’une façon abstraite, tout le monde paraît d’accord, mais dès qu’on arrive sur les conséquences concrètes et qu’on déroule le syllogisme, immédiatement on trouve des nouveaux clivages et des fractures.
L’invasion de l’Ukraine a créé une énergie politique qui n’était pas là auparavant. Les crises sont des moteurs d’énergie politique. Grâce à celle-ci, nous avancerons. Dans ce qu’on peut lire des signaux politiques qui ont été envoyés par les élections européennes et des conséquences au Parlement et au Conseil, je ne vois pas de raison pour que ce début de dynamique, qui sera lent, soit interrompu. Notamment parce qu’à ECR, il n’y a pas de résistance considérable sur ce sujet, et qu’Orbán, au fond, n’est pas contre.
Il serait difficile de ne pas vous demander de consacrer un développement à l’effet politique national le plus impressionnant de ces élections européennes : la dissolution de l’Assemblée nationale. Pensez-vous qu’un gouvernement Bardella marquerait une rupture vis-à-vis de la construction européenne ?
Je ne sais pas bien, parce que, en dehors d’une posture nationaliste de principe, le RN s’est bien gardé de préciser sa position pour rester dans la stratégie de l’attrape-tout. Je parle donc avec prudence, mais dans le système institutionnel et constitutionnel français, la question européenne est largement du domaine du président de la République. Emmanuel Macron, élu il y a 7 ans, a pu imprimer et continue à imprimer une dynamique à la construction européenne, avec Sorbonne 1 et maintenant Sorbonne 2, même si l’arbre de Noël est toujours un peu chargé.
Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas de changement, parce qu’il y a beaucoup de décisions quotidiennes, d’arbitrages, qui doivent être faits au niveau du gouvernement, notamment avec la machinerie du Secrétariat général des affaires européennes (SGAE) qui prépare, fait adopter puis transmet les instructions sur les positions françaises à la Représentation Permanente à Bruxelles qui les défend. Ces arbitrages seront différents avec un gouvernement Bardella ou avec un gouvernement Attal. Si la Commission, pour faire voter un texte au Conseil des ministres, a besoin d’une majorité et que la position de la France est déterminante dans l’obtention de cette majorité, cela peut changer les choses.
Sur quels sujets verriez-vous des possibles ruptures ?
Sur un sujet crucial, la défense de l’Ukraine, ou sur des sujets à venir comme la réforme de la politique agricole commune, le budget européen, le rythme de la transition écologique, un premier ministre RN pourrait produire des infléchissements.
Par contre sur l’immigration, il y a relativement peu de chances que le sujet soit relancé à court terme au niveau européen parce qu’on vient de changer assez substantiellement la politique de migration en durcissant les accords de Dublin.
Le mouvement de fond de ce basculement ne pourrait-il pas ouvrir une phase où le Frexit deviendrait de nouveau une hypothèse ?
Je ne le crois pas. Les circonstances et les contraintes extérieures — les affaires d’un monde perclus de crises multiples — poussent dans l’autre sens.