Présidente du Conseil des ministres italien depuis le 22 octobre 2022, Giorgia Meloni a déjà marqué de son empreinte la politique européenne. Première figure de la droite nationaliste à diriger un gouvernement incluant le centre-droit, alliée d’une Présidente de la Commission pourtant appuyée par une coalition centriste, mais aussi elle-même présidente d’un parti européen ― les Conservateurs et Réformistes européens (CRE) ―, Meloni jouit aujourd’hui malgré les controverses d’une image de femme d’État, et a su normaliser très rapidement son image au niveau national comme européen. Quant au centre-droit organisé au sein du Parti populaire européen, il semble de plus en plus disposé à l’intégrer au sein d’une future coalition informelle au niveau européen.
Dans un Parlement européen qui devrait glisser vers la droite lors de l’élection du 9 mai, la position de Giorgia Meloni et de son parti, les Frères d’Italie, sera essentielle, constituant de fait une charnière entre la droite conservatrice et l’extrême droite identitaire. Si les équilibres qui prévalent au niveau européen sont différents de ceux qui se manifestent en Italie, un « scénario Meloni », celui d’une alliance de la droite conservatrice et de l’extrême droite favorisée par une normalisation accélérée de cette dernière, semble envisageable sur certaines thématiques.
Pour explorer ce scénario, François Hublet, rédacteur-en-chef du Bulletin des élections de l’Union européenne, s’entretient aujourd’hui avec Catherine Fieschi, visiting fellow à l’Institut universitaire européen de Florence et Mathieu Gallard, directeur d’études à l’Ipsos. Bienvenue dans le septième épisode de notre podcast électoral « Décoder 2024 ».
Pour suivre toute la série, abonnez-vous au Grand Continent
Si les racines idéologiques de l’Alliance nationale et du MSI, entités ayant précédé les Frères d’Italie, sont bien connues, la qualification de « post-fasciste » tend à être de moins en moins employée pour désigner Giorgia Meloni, particulièrement en Italie. Conserve-t-elle encore un sens aujourd’hui ?
Catherine Fieschi
Je crois qu’elle a un sens pour saisir la filiation de Giorgia Meloni, comprendre d’où elle vient et de qui elle se méfie. L’un des principales caractéristiques de la pratique politique de Meloni est qu’elle repose sur une alliance complexe qui inclut à la fois la droite mainstream, c’est-à-dire le parti Forza Italia anciennement présidé par Silvio Berlusconi, et l’extrême droite de Matteo Salvini.
Giorgia Meloni, qui a été socialisée très tôt à la droite de la droite italienne, a appris un certain nombre de leçons au cours du temps, et notamment qu’il fallait mettre de l’eau dans son vin ― du moins dans son discours public. Il est important de rappeler cette filiation néo-fasciste, parce que Meloni s’est vraiment adaptée à un contexte dans lequel elle savait qu’elle allait être ramenée à ce passé. Mais à ce stade ― et ce constat n’implique aucunement de jouer le jeu de la normalisation en cours ― il me semble que le qualificatif qui convient le mieux pour désigner les Frères d’Italie est celui de parti ultra-conservateur.
Mathieu Gallard
Cette appellation me semble intéressante, dans le sens où dire simplement que Frères d’Italie serait un parti de droite radicale ou un parti national-conservateur évacue une dimension importante de son identité, qui a trait précisément à son rapport extrêmement complexe au fascisme. On ne peut pas dire que le parti ait évacué clairement cette filiation sous Giorgia Meloni, ce qui est un peu différent d’ailleurs de ce qui s’était passé avec l’Alliance nationale sous Gianfranco Fini.
Avant l’arrivée au pouvoir de Meloni en 2022, on avait assisté à de nombreuses polémiques au niveau local avec des maires, des conseillers régionaux, des présidents de région qui avaient eu des discours extrêmement choquants vis-à-vis de leur rapport au fascisme. Pour ces raisons, il me semble que l’appellation de « post-fasciste » est utile pour rappeler un rapport au passé extrêmement spécifique, qui ne permet pas de le considérer comme un parti conservateur classique au sein de la famille des droites européennes.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Quel contraste observe-t-on entre le programme électoral de Giorgia Meloni, ses racines idéologiques et la réalité de son action politique ? Les mesures les plus radicales de son programme de 2022, par exemple l’idée d’un blocus naval de la Libye, ont certes été fréquemment reprises depuis par une partie importante de l’extrême-droite européenne, mais elles n’ont pas été concrétisées.
Mathieu Gallard
Le rapport entre les annonces et la mise en œuvre concrète de ce programme est assez complexe. On peut en avoir deux lectures différentes, qui en réalité étaient déjà présentes au moment de son élection en septembre 2022 : on peut percevoir les dynamiques en cours comme procédant d’une logique de normalisation, avec un parti, Frères d’Italie, qui agit comme un parti de gouvernement classique, faisant des compromis et des concessions à ses partenaires. On l’a vu ces derniers mois, par exemple, avec l’annonce de la régularisation de 450 000 migrants au cours des trois prochaines années, ce qui est évidemment une différence relativement notable par rapport à ce qui avait été annoncé par Giorgia Meloni et son parti pendant la campagne. De ce point de vue, on peut interpréter la première année et demie de pouvoir de Meloni comme celle d’une normalisation d’un parti qui, issu d’une tradition post-fasciste, devient ce qui s’apparente à une droite très conservatrice. Une droite qui occuperait quand même une place spécifique dans l’univers des droites européennes, mais qui ne serait plus aussi extrémiste que ce qu’elle a pu être dans le passé.
Dans le même temps, on relève aussi un certain nombre d’éléments sur lesquels Giorgia Meloni a pu avoir des positions qui conservent une certaine dimension de radicalité. C’est notamment le cas sur les questions sociétales. Giorgia Meloni et son parti sont par exemple extrêmement durs sur la question des droits LGBT, notamment la reconnaissance des familles homoparentales. On a aussi vu des mesures qui ont pu paraître un peu anecdotiques ― on peut penser à l’interdiction des rave parties ― mais qui ont inquiété quant à la protection des libertés publiques en Italie. Enfin, la question d’une censure potentielle des médias publics s’est posée de manière renouvelée ces derniers jours.
En raison de la présence de ces deux dimensions, il est difficile de déterminer de manière claire si ce gouvernement se normalise ou s’il conserve une certaine radicalité. Ce qui est clair, c’est que ce positionnement plus mesuré, et la stratégie électorale qui l’accompagne, vise à parler d’un côté à un électorat de centre-droit plutôt berlusconiste, et de l’autre à un électorat de droite qui avait voté pour la Lega lors des élections européennes de 2019, mais sans adhérer nécessairement à la ligne radicale que représente Matteo Salvini.
Catherine Fieschi
Meloni donne souvent l’impression de se radicaliser lorsqu’elle sent que sa base est en train de donner raison à Salvini. On l’a vu ces derniers jours avec les mesures prises vis-à-vis des cliniques pratiquant des IVG. Meloni a remis ce sujet en avant alors qu’elle était critiquée, sur sa droite, pour sa proximité apparente avec Ursula von der Leyen… Une mesure dure était nécessaire pour fournir une forme de contrepoids.
Comment caractériser les relations entre les trois partenaires de l’actuelle coalition gouvernementale ? Comment le gouvernement est-il perçu par l’opinion publique ?
Mathieu Gallard
Là encore, il me semble qu’on peut analyser la situation de deux manières. De manière générale, la coalition tient bon. La situation actuelle n’est clairement pas telle qu’à la moindre crise, on pourrait craindre que le gouvernement éclate. Mais il existe bien des tensions, à la fois au plan idéologique et au plan politique. Ces tensions concernent d’une part la mise en place des mesures les plus radicales, pour lesquelles on voit Matteo Salvini s’affirmer comme le défenseur plus assumé d’une droite nationaliste, populiste et anti-système. Mais elles concernent aussi des aspects plus proprement politiques : en février, les élections régionales en Sardaigne ont été perdues par la droite à la faveur d’une alliance entre le Mouvement Cinq-Étoiles et le centre-gauche.
Si la collaboration n’est pas toujours très fluide — ce qui est assez normal pour une coalition de partis dont les positionnements divergent en partie et qui ont à leur tête des leaders forts — nous ne sommes pas pour autant dans une situation de véritable instabilité, comme cela a pu être le cas notamment pendant le dernier gouvernement de Giuseppe Conte entre les Cinq-Étoiles et le PD. L’une des raisons de cette relative stabilité est la cote de popularité de Giorgia Meloni, qui peut compter sur environ 40 % d’opinions favorables. Cette popularité n’est pas particulièrement élevée, mais elle garantit une certaine base de soutien au gouvernement, tout en permettant aux Frères d’Italie d’asseoir leur domination sur leurs partenaires au sein de la coalition.
Après l’élection précédente en 2022, les Frères d’Italie ont vu leurs scores dans les sondages augmenter légèrement jusqu’à environ 30 % des voix, se sont maintenus à ce niveau, puis ont subi une légère baisse qui les voit aujourd’hui s’établir à environ 27 % des voix. Les scores du PD sont également assez stables sur la même période. Comment expliquer cette capacité des Frères d’Italie à se maintenir à des niveaux élevés malgré l’exercice du pouvoir ?
Catherine Fieschi
Je crois que cela tient d’abord à la capacité de Giorgia Meloni de tenir sa coalition. Ses deux partenaires sont bien conscients qu’en l’absence de coalition, ils seraient perdus. Cela maintient une sorte d’équilibre de la terreur…
D’un autre côté, les partis du centre-gauche se sont aussi en partie décrédibilisés. Au moment des élections qui ont porté cette coalition au pouvoir, l’alliance entre le centre-gauche et le Mouvement Cinq-Étoiles (M5S) n’a pas vu le jour. Ce dernier a été perçu comme la force politique qui avait fait tomber le gouvernement de Mario Draghi, ce dont Meloni a su tirer parti. Les difficultés qu’ont le Parti démocratique (PD) et le M5S à s’accorder explique en partie la stabilité de Meloni dans l’opinion.
Par ailleurs, Meloni, qui avait fait de nombreuses promesses économiques et financières lors de sa campagne électorale, a fait preuve d’un certain savoir-faire vis-à-vis de l’Union, qui lui a permis d’obtenir comme prévu les fonds issus du plan de relance Next Generation EU. Cette capacité de négociation a joué en sa faveur ces derniers mois.
Mathieu Gallard
Quelque chose a changé avec l’arrivée de Giorgia Meloni au pouvoir en 2022 : une partie des Italiens ont repris confiance en leur pays. On le voit dans un certain nombre d’enquêtes réalisées par Ipsos, et notamment dans un baromètre que nous réalisons tous les mois dans une vingtaine de pays et où nous demandons aux citoyens de ces pays s’ils pensent que les choses vont dans la bonne ou dans la mauvaise direction. En Italie, les réponses positives étaient très peu nombreuses, de l’ordre de 15 à 20 %, des niveaux souvent inférieurs à ceux de la France. Après l’élection, les réponses positives ont fortement progressé, atteignant de l’ordre de 40 %, avant de se stabiliser autour de 35 %. Cela ne signifie pas pour autant que les Italiens soient majoritairement confiants, mais une partie d’entre eux, principalement à droite, sont plus optimistes. Cela tient notamment à l’image de Giorgia Meloni, qui est perçue comme forte et comme capable de peser au niveau européen, cohérente sur les enjeux qui sont centraux aux yeux de l’électorat de la droite italienne, notamment le conservatisme moral et le rejet de l’immigration.
Tout cela motive la droite italienne, alors que la situation est exactement inverse à gauche. Le M5S et le PD sont, à eux deux, quasiment à égalité avec la droite. Mais ils sont incapables de faire alliance, alors même qu’au plan idéologique, si on met de côté quelques questions notamment sur le plan des relations internationales, les divergences entre les partis ne sont pas fondamentales.
Dans l’espace médiatique italien, la normalisation de la figure de Meloni a été extrêmement rapide. Le qualificatif de « post-fasciste » est de plus en plus rarement utilisé, sauf dans certains milieux militants qui cherchent, comme le faisait récemment l’écrivain Antonio Scurati, à proposer un véritable contre-discours à celui du gouvernement en place. Comment expliquer cette évolution ?
Catherine Fieschi
L’espace médiatique italien a, depuis assez longtemps, fait montre d’une certaine capacité au conformisme vis-à-vis du gouvernement en place. Les médias, particulièrement audiovisuels, n’ont jamais fait acte de résistance pour un gouvernement ou pour un autre ― même si la situation était un peu différente avec Berlusconi et Mediaset. Ces institutions sont assez facilement capturées par le politique, ce qui est moins le cas de la presse dont le degré d’indépendance est plus élevé.
Giorgia Meloni est présidente du parti des Conservateurs et réformistes européens (CRE), dont les deux plus grands contingents au sein du Parlement européen sont fournis par le parti polonais Droit et Justice (PiS) et les Frères d’Italie. Le PiS a perdu sa place au gouvernement en novembre 2023, et le seul autre membre des CRE siégeant au Conseil européen est aujourd’hui Petr Fiala, premier ministre tchèque issu du Parti démocratique civique (ODS). Dans la prochaine législature, faut-il s’attendre à ce que les CRE deviennent une caisse de résonance du discours mélonien ?
Mathieu Gallard
Il faut être extrêmement prudent sur l’analyse de ce qui se passera après les élections de juin. Beaucoup de scénarios ont pu être évoqués, de la formation d’un grand groupe de droite radicale jusqu’à l’entrée au PPE de Giorgia Meloni ― mais ce ne sont que des scénarios. Ce qui semble probable, c’est que le prochain parlement verra son centre de gravité se déplacer vers la droite, notamment du fait de la progression de l’extrême droite. Cette progression n’est une « vague » que dans certains pays, comme la France, mais elle est réelle dans la plupart des grands États-membres. En conséquence, les groupes centristes au parlement européen, et particulièrement le Parti populaire européen (PPE), risquent d’avoir besoin de plus de partenaires sur leur droite. Or, sur leur droite, on trouve principalement le groupe CRE de Giorgia Meloni.
Il se trouve qu’au sein de ce groupe, dans la législature qui s’achève, c’étaient déjà les eurodéputés Frères d’Italie qui étaient les plus enclins à voter pour un certain nombre de mesures qui étaient mises en place avec l’accord du PPE et des sociaux-démocrates. Avec un parlement qui se déportera vers la droite, le PPE tentera très probablement de faire contrepoids aux Verts et aux sociaux-démocrates en montrant qu’il dispose d’une alternative sur sa droite sur un certain nombre de sujets, notamment les migrations et l’environnement. Dans ce processus, Frères d’Italie sera probablement un acteur déterminant.
La montée en puissance de Meloni au sein des CRE devrait lui permettre de faire valoir plus efficacement son influence. Mais la perspective d’une telle domination pourrait aussi faire naître des tensions au sein du groupe, notamment avec Droit et Justice, particulièrement si Meloni joue pleinement la carte d’une alliance avec le PPE. Dans ce contexte, quelles stratégies est-elle susceptible d’adopter ?
Catherine Fieschi
Il est probable que Meloni tentera une fois de plus de trouver l’équilibre qui lui permettra de faire durer sa coalition au pouvoir et de continuer de bénéficier du soutien de Bruxelles ― et ce, malgré le fait qu’elle n’est pas tout à fait capable de mettre en place les réformes demandées pour avoir accès aux ressources financières européennes.
Le Parlement a longtemps été une institution extrêmement consensuelle, avec une majorité stable assez centriste. On va probablement observer un déplacement de son centre de gravité vers la droite, qui devrait favoriser la récurrence des alliances du PPE avec le CRE et la droite de la droite. Mais à l’heure où l’on s’interroge sur la compatibilité potentielle entre CRE et PPE, il ne faut pas oublier un fait important : pendant de longues années, Viktor Orbán a fait partie du PPE. De fait, le PPE a déjà été compatible avec des partis d’extrême droite dans le passé, et certains de ses membres, dont la CDU et Les Républicains, ont également entamé un mouvement vers la droite. Manfred Weber, pour sa part, a toujours été favorable à ce type de rapprochement.
Pour Giorgia Meloni, l’essentiel sera sans doute d’être capable de faire des alliances sur les deux plans, en continuant à faire partie des CRE tout en pactisant avec le PPE, mais aussi avec Orbán. Elle devrait continuer à essayer de se positionner comme une interlocutrice pour toutes les forces du centre, du centre-droit, et même parfois, à sa droite, du groupe ID.
Les résultats des élections américaines de novembre devraient également avoir un impact important sur son positionnement. Si Trump venait à être élu, se poserait la question de l’effet de cette victoire sur une Giorgia Meloni qui, jusque-là, a toujours été ouvertement pro-Ukraine. Une élection de Trump est susceptible de redistribuer les cartes, notamment au regard du parcours très différent d’une figure comme Matteo Salvini.
Giorgia Meloni et Ursula von der Leyen ont fréquemment mis en scène leur proximité dans l’espace médiatique. Récemment, sa proximité avec von der Leyen a valu à Meloni des critiques ouvertes de Marine Le Pen, qui l’a accusée de soutenir la reconduction de la présidente de la Commission sortante. Comment expliquer ce rapprochement qui n’apparaissait pas naturel a priori ?
Mathieu Gallard
Cette tendance rejoint en partie les dynamiques nationales dont nous avons parlé. Meloni a modéré son discours sous l’effet de diverses contraintes extérieures ― financières et migratoires notamment. Du côté d’Ursula von der Leyen, qui sait que sa reconduction va être plus difficile que prévu, notamment du fait de l’attitude de certains partis à la droite du PPE, il est utile de rechercher une potentielle alliance avec Frères d’Italie. Une telle entente lui permet de dissiper une partie des critiques sur sa modération supposée, tout en lui fournissant de nouveaux soutiens potentiels. Le principal risque est celui d’une perte de soutien du côté des sociaux-démocrates, dont dépend également sa reconduction. Un tel risque n’existe pas vraiment pour Giorgia Meloni, qui a peu à perdre d’une telle démarche.
Catherine Fieschi
Giorgia Meloni n’a effectivement pas grand-chose à perdre. Lorsqu’on lui reproche de se recentrer, elle trouve chaque fois la capacité de porter un discours qui parle à la droite de son parti.
Pour von der Leyen, cette amitié est en quelque sorte gage de dureté. Lorsqu’on les voit s’afficher ensemble autour du plan Mattei 1 sur l’immigration et l’énergie, ou bien autour du nouveau pacte migratoire, il s’agit d’une image utile pour un PPE qui craint de voir partir certains de ses électeurs vers des partis populistes ou vers l’extrême droite. Le PPE entend montrer qu’il peut faire affaire avec des forces politiques qui prennent au sérieux les mêmes thèmes que cette partie de son électorat, et notamment l’immigration.
Le principal obstacle à une telle collaboration au niveau européen est le « cordon sanitaire » qui persiste vis-à-vis de la droite nationaliste dans certains pays, notamment l’Allemagne. Mais ce cordon sanitaire est de plus en plus rare au niveau national, et, lorsqu’il se maintient, concerne quasi-exclusivement des partis du groupe ID. Le tabou d’une collaboration avec l’extrême droite est-il définitivement tombé ?
Mathieu Gallard
Il semble effectivement que cette dynamique de la frontière étanche entre la droite de gouvernement et la droite radicale a sauté dans la plupart des pays. De ce fait, des accords réguliers entre le PPE et les CRE, dont font partie les eurodéputés Frères d’Italie, paraissent tout à fait envisageables. Pour le PPE, le groupe CRE ne présente plus aucun caractère toxique ― contrairement au groupe ID, dont les membres (RN, AfD notamment) sont encore plus radicaux que ceux du groupe CRE. C’est pour cette raison que l’hypothèse, souvent évoquée dans les médias français, d’une sorte de grande alliance de la droite qui irait du PPE jusqu’au groupe ID semble très peu probable, même si elle était possible numériquement. Une telle alliance serait impraticable au plan politique tant les écarts idéologiques sont importants.
Sous la direction de Giuliano da Empoli.
Avec les contributions d’Anu Bradford, Josep Borrell, Julia Cagé, Javier Cercas, Dipesh Chakrabarty, Pierre Charbonnier, Aude Darnal, Jean-Yves Dormagen, Niall Ferguson, Timothy Garton Ash, Jean-Marc Jancovici, Paul Magnette, Hugo Micheron, Branko Milanovic, Nicholas Mulder, Vladislav Sourkov, Bruno Tertrais, Isabella Weber, Lea Ypi.
Catherine Fieschi
D’abord, force est de constater que si on analyse, par exemple, le discours de la tête de liste des Républicains en France pour les élections européennes, il est pour le moins difficile de constater un fossé idéologique entre lui et Giorgia Meloni.
Pour le reste, je pense qu’il est pertinent de raisonner plutôt en termes de thématiques plutôt qu’en termes de convergences ou de divergences idéologiques globales. Lors de la précédente législature, on a vu ici et là des alliances entre une partie du PPE et des CRE, mais aussi de Renew, par exemple sur le Green Deal, auxquels s’opposaient certains eurodéputés socialistes et démocrates (S&D).
Les relations que Meloni entretient avec les autres figures de la droite nationaliste européenne sont parfois difficiles à interpréter. Vis-à-vis de Marine Le Pen, ces relations semblent s’être dégradées au cours du temps, notamment du fait de la volonté de Matteo Salvini de mettre en avant son alliance avec un RN très populaire. Giorgia Meloni a bénéficié d’une certaine visibilité au niveau européen depuis son élection. Que sait-on à la fois de la relation entre les deux femmes politiques de la façon dont Meloni est perçue en dehors d’Italie, et notamment en France ?
Mathieu Gallard
Pour répondre rapidement à la seconde partie de la question, je dirais que, sans grande surprise, la perception de Meloni par l’opinion publique française est extrêmement floue. Les Français ont bien compris qu’on avait affaire à une personnalité politique de droite. Mais cela ne va pas nécessairement beaucoup plus loin, et les sentiments suscités ne sont donc pas extrêmement forts. En fait, la seule personnalité politique européenne qui est vraiment assez bien connue dans la plupart des pays européens, et dont l’image est par ailleurs assez bonne, reste Emmanuel Macron. Giorgia Meloni n’a pas encore réussi à se faire une place aussi forte et aussi précise auprès des opinions publiques européennes.
Pour revenir à la relation entre Giorgia Meloni et Marine Le Pen, elle est effectivement complexe. Une partie des tensions qu’on a vu émerger ont trait au cadre politique national, avec la tentative de Matteo Salvini. Certes, vous l’avez dit, il y a la tentative avec Matteo Salvini ― pas très concluante à ce stade ― de surfer sur les très bons résultats qui s’annoncent pour le Rassemblement national. Mais une partie de la difficulté peut aussi s’expliquer par les différences idéologiques assez fortes entre les deux femmes. Giorgia Meloni appartient à une droite qui est avant tout conservatrice ; ce conservatisme, notamment sociétal, est un aspect fondamental de sa structure idéologique. À l’inverse, Marine Le Pen se préoccupe peu de ces sujets. Elle est plus proche d’une droite anti-système et populiste avec, sur certains aspects, une dimension sociale relativement absente chez Giorgia Meloni. Le rapprochement est à tous les niveaux plus fort avec Matteo Salvini, alors que Giorgia Meloni est plus proche idéologiquement d’un Éric Zemmour. Cela explique sans doute pourquoi Reconquête a annoncé qu’il entrerait au groupe CRE, ce qui a un peu surpris les observateurs pour qui la fracture entre CRE et ID portait surtout sur les questions internationales et notamment la question ukrainienne ― or Reconquête ne s’est pas distinguée par son soutien très fort à l’Ukraine.
La relation entre Giorgia Meloni et Viktor Orbán a récemment regagné en importance médiatique autour du cas d’Ilaria Salis, enseignante et activiste antifasciste originaire de Monza en prison depuis plus d’un an en Hongrie pour sa participation présumée à des violences contre des groupes d’extrême droite. Giorgia Meloni a assuré qu’elle faisait de son mieux pour permettre in fine le retour de l’enseignante en Italie, mais sa démarche ne semble pas non plus très volontariste. Comment expliquer cette réaction ?
Catherine Fieschi
La relation entre Orbán et Meloni est en quelque sorte guidée par le désir de Meloni de ne pas s’opposer frontalement à Orbán. Pour éviter l’affrontement, elle conserve une certaine distance. S’agissant d’Ilaria Salis, on sait que là où Meloni a essayé d’agir, c’est vraiment à un niveau personnel, afin précisément d’éviter une prise de position publique.
À quelques semaines des élections européennes, Meloni ne veut sans doute pas être associée à Orbán. Elle veut continuer à bénéficier de son image de femme d’État, de personnalité qui a pris ses responsabilités vis-à-vis de l’agression de la Russie contre l’Ukraine. Une relation trop proche avec Orbán contredirait cette intention. La situation pourrait éventuellement changer en fonction de ce qui se passera à l’automne aux États-Unis. Mais pour l’instant, la relation était assez discrète, sfumata. Autant Meloni s’est affichée publiquement, par exemple, avec les dirigeants de Vox, autant elle ne participe pas au CPAC de Budapest, et maintient ses distances avec Orbán et ses alliés.
À l’été 2023, nous avions publié une étude qui évoquait différents scénarios de coalition au niveau européen, et notamment la possibilité de matérialisation de scénarios proches de ceux observés en 2022 en Suède ou en Italie : soit d’une part une alliance des libéraux au CRE, et d’autre part une alliance similaire à celle bâtie par Giorgia Meloni, du PPE à ID. Certains partis, notamment la CDU/CSU, pourraient faire obstacle à une telle coopération structurée. Mais récemment, on a vu se multiplier les discours évoquant la possibilité d’un accord avec les partis représentés au Conseil européen, qui incluent justement les Frères d’Italie et l’ODS. Les Frères d’Italie, on l’a dit, constituent pour leur part un pont vers le groupe ID. Que sait-on des facteurs qui pourraient favoriser ou ralentir l’avènement d’un de ces deux scénarios ?
Mathieu Gallard
Je pense qu’il faut regarder cela sous deux aspects au moins. D’abord, sous l’aspect de la proximité idéologique. À ce stade, il me semble que sur la plupart des grands enjeux qui se présentent aujourd’hui pour l’Union européenne, que ce soit la guerre en Ukraine, l’environnement ou les migrations, il n’y a pas de désaccord extrêmement fort entre l’essentiel des partis du PPE et l’essentiel des partis des CRE. Par conséquent, une stratégie d’alliance paraît tout à fait envisageable sur ces sujets importants.
Ensuite, sous l’aspect politique. C’est ici que les choses se compliquent, d’abord au plan arithmétique. Le PPE et les CRE sont loin d’avoir une majorité à eux seuls, et il leur faudra trouver des alliés. Sur la droite se trouve le groupe ID, avec lequel il est très compliqué pour beaucoup de partis du PPE de voter sur toute une série de sujets importants. N’oublions pas qu’il existe toujours au sein du PPE, malgré une forme de droitisation, des partis qui restent très modérés ― on peut penser aux chrétiens-démocrates néerlandais. Sur sa gauche se trouve le groupe Renew Europe (RE). Renew acceptera-t-il plus facilement de servir d’appoint à une telle coalition, en s’associant de fait aux CRE ? Au sein du groupe Renew, on a vu des tensions importantes se manifester dès lors que certains membres étaient tentés par une alliance avec la droite radicale. En France, imagine-t-on vraiment Renaissance pouvoir justifier des accords avec Reconquête ? Ce qui paraît idéologiquement possible est beaucoup moins naturel politiquement, du fait notamment de l’interférence de positionnements, de stratégies et d’enjeux nationaux.
Du fait de ce caractère très disparate du groupe CRE, une coopération « à la carte » entre le PPE et une partie des CRE apparaît sans doute plus probable qu’une coopération structurée, même officieuse, entre les deux groupes…
Catherine Fieschi
Je pense que la coopération à la carte va vraiment être, comme on dit en anglais, the name of the game pendant la mandature qui s’annonce. Cette caractéristique devrait différencier le prochain Parlement européen de ceux qui l’ont précédé.
Par ailleurs, le renforcement du groupe ID, pour disparate qu’il soit, et le renforcement de certaines composantes radicales au sein du groupe CRE, devrait accroître les tentatives de blocage de la part des partis d’extrême droite, y compris au prix d’alliances de circonstance très éclectiques. Cela pourrait concerner des domaines comme le Green Deal, mais aussi la pêche, l’agriculture et d’autres secteurs économiques traditionnels.
Enfin, il me semble qu’il est important de garder en mémoire qu’une fois les élections européennes passées, le jeu d’alliances ne sera pas stable. L’année prochaine, il y aura des élections en Allemagne. La coalition [en « feux de circulation », n.d.l.r.] aura fini, je pense, par tenir jusqu’au bout. Dans ces élections, la CDU/CSU obtiendra très probablement des résultats à son avantage. Cela changera peut-être son rapport à l’AfD selon l’alliance qu’elle réussira à établir avec le SPD, les libéraux, les Verts… Tout cela aura des répercussions sur la façon dont les partis se comportent à l’intérieur des groupes. Ces dynamiques sont complexes.
En Allemagne, l’effet du prochain scrutin a peu de chances d’être centrifuge, puisque les seules options de coalition qui apparaissent vraisemblables sont celles d’une alliance entre conservateurs et sociaux-démocrates ou conservateurs et Verts….
Catherine Fieschi
Oui. L’élection allemande de 2025 devrait plutôt favoriser une moindre coopération entre le PPE, dont la CDU fait partie, et les partis à sa droite. Mais en attendant les élections de 2025, pour aller chercher les électeurs potentiels de l’AfD, la CDU peut se déplacer vers sa droite.
Mathieu Gallard
Un autre point important est que les groupes au Parlement européen ne sont pas figés. On a connu une période où existaient au sein du parlement trois groupes eurosceptiques et souverainistes, et les redistributions entre les partis peuvent exister.. Il n’est pas impossible d’imaginer que si la CDU-CSU fait un mauvais score et Frères d’Italie un très bon score, Giorgia Meloni puisse rejoindre le groupe du PPE avec quelques alliés. Vous parliez de l’ODS ― on peut penser aussi à la N-VA flamande, au SaS slovaque… Cela pourrait être un atout de taille pour le PPE, avec un total de 30 à 35 députés supplémentaires. Une telle évolution ferait du PPE un groupe extrêmement fort et dominant au sein du Parlement européen, et permettrait potentiellement de poursuivre l’alliance actuelle avec les S&D et Renew tout en renforçant son aile droite. Ce scénario n’est pas forcément le plus probable, mais il peut être envisagé.
Catherine Fieschi
Je pense que cette redistribution risque d’arriver, mais probablement pas d’un seul coup ni immédiatement après les élections.
Longtemps, on a pu se rassurer en se disant qu’il n’y aurait jamais d’alliance du centre-droit avec ID, CRE, ou les groupes qui les ont précédés, parce que les divergences étaient trop fortes entre les différentes forces d’extrême droite, notamment au plan géopolitique. Mais à partir de 2024, la compatibilité entre ECR et ID n’est plus vraiment la question qui compte. La question principale, c’est celle de la perméabilité du PPE, couplée au fait que les partis membres de CRE et, au-delà, les partis de la nouvelle droite populiste européenne, ont acquis une certaine expérience. Ces partis font désormais partie du paysage politique de leur pays, ils se sentent beaucoup plus à même de négocier des alliances et de monnayer leur soutien, y compris en quittant un groupe pour un autre.
Ce côté fluctuant des alliances à venir pourrait faire du Parlement européen une institution moins consensuelle, moins prévisible, ce qui pourrait aussi poser des problèmes pour les autres institutions européennes.
Dans le cas d’un départ de certains membres de CRE autour de Giorgia Meloni vers le PPE, les CRE risquent d’être réduits à la portion congrue, autour principalement de Droit et Justice…
Mathieu Gallard
Dans cette hypothèse, le parti serait effectivement très réduit. Il resterait principalement le PiS, Vox, les Démocrates de Suède, Reconquête… On peut penser aussi à l’Alliance pour l’Unité des Roumains (AUR) qui est aussi assez hésitante, ayant notamment indiqué que si le Fidesz entrait au groupe CRE, eux partiraient immédiatement. Les autres partis n’auraient qu’un à deux eurodéputés chacun. Sans doute se poserait alors la question, dans ce scénario hypothétique, de former un seul groupe qui serait plus clairement un groupe d’extrême droite.
Aujourd’hui, la plupart des acteurs attendent les résultats avant de prendre leurs décisions. Ce sera sans doute la même chose à gauche, avec ce qu’essaiera probablement de faire Sarah Wagenknecht, la leader de la nouvelle gauche radicale nationaliste allemande. Mais la formation d’un groupe de gauche nationaliste ne semble vraiment pas facile, malgré ses déclarations répétées. Les résultats nous permettront d’y voir plus clair, sachant que, lors des élections européennes, les dynamiques d’opinion se mettent souvent en place très tardivement, à quelques jours du scrutin, comme on a pu le voir en 2019.
Quel pourrait être le profil idéologique et politique d’un tel PPE étendu, qui irait éventuellement de la CDU rhénane aux Frères d’Italie ? Le risque d’une scission ne serait-il pas accru ?
Catherine Fieschi
Je pense que le PPE est quand même assez solidement amarré. Même si on a observé une certaine érosion au cours du temps, le risque d’une scission est à mon avis moins important que celui de voir apparaître un PPE en quelque sorte tout puissant.
Il est plus probable d’envisager un PPE encore plus dominant qu’aujourd’hui, avec un Conseil européen légèrement plus à droite dans l’année ou les deux ans qui viennent. Même en l’absence de basculement massif des majorités au parlement et dans les institutions, l’Union évoluerait alors vers des dynamiques plus souverainistes, qui auront davantage tendance à privilégier les intérêts nationaux. Les discussions sur la dette commune, sur l’intégration des différents aspects du marché unique, comme dans le rapport Letta, devraient devenir plus difficiles. D’une part en raison de l’augmentation du poids de l’extrême droite, mais aussi à cause de la droitisation du PPE et de son élargissement potentiel et d’une légère modification des équilibres au Conseil.
Dans une telle configuration, faites de recompositions et de glissements partiels, quelle pourrait être l’influence concrète de Giorgia Meloni sur la politique de l’Union dans le prochain cycle ?
Catherine Fieschi
Je pense que les élections américaines vont jouer un rôle sur la façon dont Meloni pourra influencer les politiques publiques de l’Union. Certains se posent la question de savoir si, par exemple, elle pourrait pivoter vers Trump si celui-ci venait à être élu. Cela ne me semble pas le scénario le plus probable, parce qu’elle paraît avoir bien plus à gagner à rester collaborative au sein de l’Union européenne. Mais cet effet existera très probablement.
Ensuite, je pense que d’un autre point de vue, elle a déjà eu un véritable impact sur le pacte migratoire…
C’est d’ailleurs une excellente illustration de la dynamique que nous évoquions à l’instant. Car les Frères d’Italie ne faisaient pas, sur le papier, partie de la majorité qui a voté les principaux textes du pacte. Leur influence s’est exercée par d’autres canaux.
Catherine Fieschi
Absolument, et elle s’est exercée dans la relation directe avec Ursula von der Leyen. Maintenant, ce qui est intéressant avec Meloni, c’est que malgré tout, le parti ne joue pas la carte anti-dette commune, puisqu’il a tout à gagner de ce type d’évolution.
Un autre domaine dans lequel Meloni a déjà eu un énorme impact et risque de continuer à avoir une influence directe, notamment par sa présence et son comportement, c’est sur le terrain de la politique nationale française, où elle joue quand même un véritable rôle de normalisation de la droite radicale. Avec cette évolution, une partie du paysage politique français peut dire : « vous voyez, l’extrême droite est au pouvoir en Italie et tout se passe très bien ». Meloni a déjà eu un effet sur la normalisation du Rassemblement national en France, et cet effet devrait perdurer.
Mathieu Gallard
Concernant l’impact de Meloni en France, je suis assez d’accord avec ce qui vient d’être dit, mais j’y vois potentiellement aussi une difficulté pour le RN. Dans un pays marqué par une colère sociale très forte et par le fort sentiment anti-système et anti-establishment d’une partie importante de la population, l’expérience Meloni peut déstabiliser. Heureusement pour le RN, beaucoup de Français ne s’intéressent pas au quotidien à la politique italienne. Voir l’extrême droite arriver au pouvoir et faire si peu par rapport à ce qui a été promis, en matière d’immigration notamment, peut être un facteur de démobilisation.
Dans tous les cas, l’impact est assez faible. Mais je ne suis pas certain qu’il soit nécessairement positif dès lors que l’extrême droite se modère en arrivant au pouvoir, sachant ce que sont les attentes de l’électorat contestataire français.
Ce que Giorgia Meloni peut incarner au cours des prochaines années, c’est surtout ce double mouvement qui voit à la fois une certaine normalisation, une notabilisation, en tout cas une dédiabolisation de l’extrême droite au niveau européen, et en même temps une radicalisation, une droitisation des droites démocrates-chrétiennes et du conservatisme classique. Meloni est le point d’équilibre entre ces deux familles politiques, qui se rejoindraient peu à peu sur un positionnement qui serait celui d’une droite sans doute très conservatrice, mais plus aussi radicale que par le passé. Cela pourrait être l’héritage politique de Meloni au niveau européen, en tot cas si les dynamiques que l’on voit se matérialiser actuellement étaient confortées dans les mois et les années à venir. Cependant les inconnues restent nombreuses, notamment s’agissant de l’élection américaine et du conflit russo-ukrainien.
Si Meloni influence l’Europe, l’influence inverse est aussi bien réelle. Si dans un certain nombre de domaines, sur les droits LGBT notamment, l’évolution en cours est inquiétante, sur d’autres plans on peut avoir le sentiment que la droite radicale est finalement ramenée aux réalités, notamment par les mécanismes européens. Qu’a fait l’Europe à Meloni ?
Catherine Fieschi
Dans un sens, c’est en effet une droite qui est ramenée aux réalités. Mais d’un autre côté, il ne faut pas non plus oublier qu’il s’agit d’une grosse économie européenne, et que l’Europe, par conséquent, a été bien plus prête à entrer dans le jeu de Meloni afin de préserver l’équilibre politique et financier italien et, partant, celui de l’Union.
Lors de ses premiers mois au pouvoir, Meloni s’est inscrite, du moins en apparence, dans les pas de Mario Draghi. Celui-ci lui avait laissé une feuille de route, qu’elle s’est efforcée de suivre, en modérant en partie ses positions. En même temps, l’Europe a adoubé Meloni. Meloni avait besoin de crédibilité en tant que femme d’État. Elle l’a obtenue, et je pense que de ce point de vue-là, on a véritablement affaire à une forme d’échange de bons procédés où l’Europe protège Meloni et l’Italie, et où Meloni en retour tire parti de son statut sur la scène européenne et internationale, notamment au vu de son positionnement vis-à-vis de la Russie.
Dans l’éventualité d’une future Commission Draghi soutenue par Meloni, la boucle serait bouclée…
Mathieu Gallard
L’idée que Giorgia Meloni se serait modérée en grande partie du fait de l’influence des institutions européennes est une réalité. Mais que se serait-il passé sans l’Union ? Il n’est pas clair que Meloni aurait mené des politiques fondamentalement différentes.
Si les positions des Frères d’Italie semblent aujourd’hui solides, l’exercice du pouvoir par la droite radicale et le contraste entre les promesses et les actions posées pourraient in fine provoquer une certaine érosion de l’enthousiasme initial. Quel est l’étape qui vient après le post-fascisme ?
Catherine Fieschi
Ce que nous commençons à détecter en Italie ― mais je parle là de tendances à bas bruit ― c’est une sorte de recrédibilisation de la gauche, il ne faut pas oublier que l’Italie est jusque aujourd’hui un pays où la société civile est extrêmement active. Jusqu’à maintenant, Meloni n’a pas véritablement réussi à endiguer cela. L’Italie est un pays décentralisé où les régions et les villes ont des vrais pouvoirs, on pourrait voir apparaître les signes d’un renouveau à gauche et au centre.
Ce processus prendra du temps, mais je pense qu’il faut espérer qu’il s’agisse, au terme de la croissance des Cinq-Étoiles et celles des Frères d’Italie, d’une forme de transition. Entre 1994 et aujourd’hui, l’Italie est allée de soubresaut en soubresaut, d’un populisme à l’autre, de gauche comme de droite, en passant par un gouvernement dit technocratique.
Jusqu’à une Troisième République ?
Catherine Fieschi
Pas nécessairement. Mais il faut espérer que nous arrivions maintenant au dernier point d’équilibre de cette transition, avant que se mette enfin en place un renouveau d’un système politique qui ne soit pas simplement dominé par les populismes.
Ce que nous avons eu depuis 1994 en Italie, c’est un type de populisme après l’autre. Peut-être que de ce point de vue-là, on peut espérer que l’Italie soit le laboratoire de l’Europe et qu’en fin de compte, il en sortira quelque chose de post-populiste, et non pas seulement de post-fasciste.