Isabelle Ohayon est historienne, spécialiste de l’histoire sociale et politique de l’Asie centrale à l’époque soviétique, au sein du CERCEC à l’EHESS. Elle a conduit de nombreuses recherches au Kazakhstan, dans les archives comme au plus près des populations, en particulier sur les violences politiques qui ont accompagné la soviétisation de ces espaces immenses.
Elle a notamment mené des travaux pionniers sur les famines provoquées intentionnellement à l’époque stalinienne. Dans le cadre d’un nouvel épisode de notre série « Violences impériales : l’actualité russe du passé soviétique », co-dirigée par Juliette Cadiot et Céline Marangé (Mémorial France), nous l’interrogeons sur l’histoire et la mémoire des répressions nationales en Asie centrale pour mieux comprendre leur nature, leur dynamique et leurs effets à long terme. Pour recevoir les nouveaux épisodes de la série, abonnez-vous au Grand Continent.
Quelles ont été les modalités de la conquête russe du Turkestan à l’époque impériale, au moment où s’aiguisaient les rivalités entre les différents empires occidentaux et où l’Asie centrale devenait le théâtre d’un « Grand jeu » entre la Russie et le Royaume Uni ? Comment cette domination coloniale était-elle vécue par les populations locales ?
Isabelle Oyahon
Il faut distinguer deux temporalités de la colonisation de l’Asie centrale par l’Empire russe, pour comprendre les différentes emprises du pouvoir colonial sur les populations subjuguées, que ce soit dans les steppes ou en Asie centrale méridionale, aussi appelée Turkestan. La première séquence correspond à un processus assez long de conquête des steppes kazakhes entre le début du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe siècle. Elle se caractérise par une avancée militaire progressive, jalonnée par des traités d’allégeance conclus avec les khans des confédérations tribales (hordes) kazakhes et par la cooptation des autorités locales, ainsi que par l’établissement de lignes de fortifications et de cantonnements cosaques. Elle ne rencontre pas de contestation d’ampleur de la part des éleveurs nomades avant 1847, date du plus grand soulèvement armé conduit par le khan Kenesary. Pourtant, de nombreuses entraves à la mobilité pastorale, à l’accès aux meilleurs pâturages, affectent déjà le fonctionnement économique et politique de la société. Cette présence coloniale assez « diluée » et délègue les prérogatives politiques et juridiques à des intermédiaires autochtones. La première phase n’est pas animée par une volonté d’exploitation économique ou de colonisation de peuplement, mais suit la logique d’une expansion territoriale continue qui doit déboucher vers un accès aux mers chaudes, selon les desseins initiaux de Pierre le Grand.
La rupture qui inaugure la deuxième séquence de colonisation tient au choc de la défaite dans la guerre de Crimée (1853-1856). La Russie a l’ambition d’affirmer sa place dans le concert des empires. La conquête du Turkestan, c’est-à-dire de la région située au sud des steppes, suit alors un rythme plus soutenu et se traduit par la prise des capitales et des grandes oasis des émirats de Kokand et de Boukhara et du khanat de Khiva lors de batailles violentes. Cette dernière phase se clôt par la signature du traité anglo-russe de 1895 qui sanctionne la frontière des empires. Comme le souligne l’historien Alexander Morrison dans son monumental ouvrage sur la conquête russe en Asie centrale 1, ce traité conforte la Russie dans l’affirmation de sa puissance plus qu’il ne révèle une réelle rivalité qui serait matérialisée par la compétition sur des territoires disputés. Il acte plutôt en réalité un partage entre « pairs ».
Du point de vue des populations centrasiatiques, et pour ne s’en tenir qu’au cas des Kazakhs, il faut revenir aux années 1860-1870 pour comprendre comment, sous l’effet des réformes du tsar Alexandre II, la colonisation russe change de nature. La rationalisation administrative de la gouvernance territoriale et du système judiciaire resserre l’étau sur la société nomade. Elle se double d’une politique de formation de médiateurs locaux à travers des dispositifs d’éducation et d’intégration. Cependant, le facteur le plus déterminant demeure l’essor du peuplement paysan européen qui fait suite à l’abolition du servage, à la famine de 1891-92 et enfin aux réformes de Stolypine en 1906 qui légalisent l’installation des paysans « européens » sur les « terres disponibles ». Entre 1870 et 1914, plus d’1,2 million de Russes, d’Ukrainiens, de Polonais, d’Allemands de la Volga s’établissent sur le territoire des Kazakhs. En 1914, ces derniers ne représentent plus que 58,5 % de la population des steppes.
Dès le début du XXe siècle, les élites kazakhes, lettrées et le plus souvent intégrées à l’échiquier politique de l’Empire et à son paysage intellectuel, dénoncent l’occupation des meilleures terres et ses conséquences pour les éleveurs nomades : paupérisation et sédentarisation. Elles saisissent également très vite les enjeux qu’il y a à moderniser leur société pour briser la domination qu’elle subit. Dans le sillage des mouvements progressistes et libéraux, mais aussi des réformismes musulmans qui traversent le vaste espace transimpérial russe et ottoman, elles prônent des mesures d’alphabétisation, d’éducation, voire de sédentarisation et d’urbanisation et revendiquent sinon l’autonomie, du moins une représentation politique au sein de l’Empire russe. Certains représentants intégreront la première Douma d’État de l’Empire russe en 1906 comme députés au sein du parti cadet (constitutionnel-démocrate).
À la suite de l’abdication du tsar, comment la révolution s’est-elle déroulée en Asie centrale et comment les bolchéviques s’y sont-ils emparés du pouvoir ? Peut-on considérer que la révolution y a été faite par des Russes et imposée aux populations autochtones ?
Il est évidemment bien trop simpliste de formuler les choses dans ces termes. La politisation des steppes s’accélère en 1916 avec la révolte causée par le décret de mobilisation du Tsar qui appelle tous les hommes adultes à des travaux d’arrière et implique les colonies dans la Première Guerre mondiale. L’insurrection embrase toute l’Asie centrale. Cette expérience joue un rôle de catalyseur : tous les mécontentements s’expriment et en particulier la contestation du statut de sujets allogènes qui supposent des droits différenciés et une infériorité de prérogatives pour les populations autochtones d’Asie centrale.
Immédiatement suivie par la révolution de Février, cette séquence conduit, parmi les Kazakhs, à la formation de mouvements politiques qui obéissent à différentes cultures de mobilisation politique. Un parti autonomiste libéral, Alash Orda, constitué d’anciens cadets, nait dans ce sillage ; se forme aussi un parti socialiste réformiste musulman Uch Zhuz (Les trois hordes) qui sera marginalisé par les bolcheviks ; apparaissent également des mobilisations endogènes de résistance régionale. Leurs revendications sont multiples et diversement structurées, mais, dans l’ensemble, ces forces se méfient ou s’opposent au projet bolchevik. Alash Orda rejoint partiellement les régiments blancs dans leur combat contre l’Armée rouge, mais bien vite, à la faveur d’un changement de rapports de force, la plupart de ces acteurs politiques seront cooptés et rejoindront le Comité révolutionnaire kazakh (KirRevKom), premier organe à gouverner les steppes après la révolution d’Octobre, aux côtés des bolcheviks « européens ».
Ces nouvelles alliances sont le résultat de négociations et de compromis. Ainsi que Grégory Dufaud l’a qualifié dans son ouvrage sur les Tatars de Crimée 2, ce « contrat national » entre bolcheviks et élites autochtones consiste à intégrer les élites locales dans les organes du pouvoir depuis le plus petit échelon régional jusqu’à celui de la république socialiste soviétique. Il permet aux autochtones de gouverner dans leur langue et selon des usages locaux et doit, en échange, faire porter la parole bolchévique auprès des différentes populations et assurer la mise en œuvre du « chantier civilisateur soviétique ». Schématiquement, on peut dire que jusqu’au tournant stalinien, en 1929, les sociétés et leurs élites sont largement partie-prenantes des transformations de la soviétisation. Et, il faut, aujourd’hui plus que jamais, reconnaître cette capacité à agir aux sociétés locales qu’elles revendiquent dans l’écriture de leur histoire.
Dans un livre intitulé Tribal Nation, l’historienne Adrienne Lynn Edgar a montré comment les catégories de « classe » et de « nation » avaient été importées et imposées au Turkménistan. La soviétisation de ces espaces s’est-elle traduite par une russification des populations et/ou par la promotion de cultures locales et la formalisation écrite de langues orales ?
La russification en tant qu’un ensemble de dispositifs politiques et culturels n’intervient en Asie centrale qu’avec les réformes de 1936. La nouvelle constitution soviétique qui s’accompagne du découpage territorial « définitif » des républiques d’Asie centrale se double de la réforme de l’Armée rouge. La conscription devient obligatoire, universelle et doit désormais se faire hors du territoire d’origine des soldats. Le service militaire sert la russification et l’unification soviétique. À cette même période, les langues sont cyrillisées, là où elles avaient été formalisées au moyen de l’alphabet latin dans les années 1920. À l’échelle soviétique, la nouvelle doxa replace la Russie, son histoire et sa culture classique au centre du récit officiel de l’État.
Avant cette phase, la soviétisation des États d’Asie centrale se traduit en effet par un processus de « nationalisation » des identités. Là encore, la politique bolchévique rencontre des aspirations exprimées par les élites lettrées socialisées depuis la fin du XIXe siècle aux idéologies nationales qui se propagent dans les empires finissants, ottoman ou austro-hongrois. Les intellectuels nationaux participent à la création de standards linguistiques, pour les langues orales (kazakhe, kirghize, turkmène), comme pour celles dotées d’une tradition écrite (ouzbèke, tadjik) et à la fixation de répertoires culturels qui puisent dans des corpus anciens,mais aussi innovent au diapason des avant-gardes du temps.
Comme l’ont admirablement montré les recherches d’Arne Haugen, ces élites politiques et intellectuelles agissent, au prix de conflits et de luttes pétitionnaires, pour infléchir les projets de découpages territoriaux venus de Moscou et pour dessiner les frontières de territoires nationaux correspondant à leur perception des grandes identités politiques. C’est ainsi que naissent cinq entités nationales majeures en Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Turkménistan) qui deviendront ensuite des républiques socialistes soviétiques, alors que le projet des autorités de Moscou était initialement de créer seulement trois entités principales dans la région. Ces processus, qui ont des conséquences concrètes dans la vie administrative et légale des citoyens dans les années 1920, contribuent indéniablement à objectiver l’appartenance nationale pour des populations qui s’identifiaient auparavant et en premier lieu à des groupes plus petits, qu’ils soient lignagers ou régionaux, ou à une communauté plus vaste, celle des musulmans. Les bolcheviks tentent également de mettre en œuvre une politique d’indigénisation qui, par des leviers volontaristes, doit accorder des postes de responsabilité aux autochtones dans les appareils du pouvoir, comme dans les secteurs économiques et culturels.
Vos premiers travaux portaient sur la sédentarisation forcée des peuples nomades. Dans votre ouvrage La sédentarisation des Kazakhs dans l’URSS de Staline (1928-1945), vous avez mis en exergue la transformation des structures traditionnelles des populations nomades et semi-nomades du Kazakhstan sous l’effet des politiques soviétiques. Diriez-vous que la violence, physique et symbolique, a d’emblée été un mode d’action privilégié du pouvoir soviétique dans cette région ?
Il y a une violence intrinsèque au pouvoir soviétique dans sa volonté radicale de « liquider » ce qu’il théorise comme l’arriération des sociétés d’Asie centrale. En l’espèce, deux de ses caractéristiques, la structure lignagère et tribale de la société kazakhe et le mode de production nomade, sont incompatibles avec la soviétisation. La première parce que les relations lignagères concurrencent la logique de la lutte des classes dans la reconfiguration des rapports de pouvoir et des nouvelles hiérarchies qui privilégient désormais la base sociale — parfois introuvable — du régime, c’est-à-dire les plus pauvres et les dominés. La seconde parce que les bolcheviks considèrent que le pastoralisme nomade est un mode de production économique non rationnel et instable car il est soumis à de trop nombreux aléas naturels.
On comprend dès lors la violence, autant symbolique que physique, qu’a pu représenter pour les sociétés d’éleveurs la remise en cause des fondements de leur organisation sociale et économique. Quand les premières campagnes de répression s’abattent en 1928 sur les « bay » – catégorie qui regroupe tout à la fois les chefs de lignage ou de communauté, les juges coutumiers et les gros propriétaires de bétail, les anciens fonctionnaires de l’Empire ou les figures religieuses charismatiques –, plusieurs cadres politiques kazakhs à l’intérieur du Parti communiste du Kazakhstan s’élèvent contre ces mesures et leur caractère destructeur pour la cohésion sociale. Mais au sommet du Parti, dans la république autonome du Kazakhstan, le bolchevik Filipp Goloschekin parachuté en 1925 par Moscou, impose une voie radicale teintée de mépris pour les nomades kazakhs, qui se solde d’abord par la confiscation des biens de ces « bay », puis par leur élimination physique ou leur exil forcé.
La même opération se produit simultanément pour les intellectuels et les cadres politiques issus du parti Alash Orda et d’autres « opposants », pourtant intégrés aux appareils soviétiques. Le recours aux solidarités lignagères est alors souvent invoqué pour stigmatiser les Kazakhs et leur « arriération » et justifier leur mise au ban, dans un parti communiste où les relations entre Européens et autochtones se tendent. Les purges politiques, toute appartenance « nationale » confondue, seront parachevées lors de la Grande terreur entre 1937 et 1938 au Kazakhstan, comme ailleurs en URSS. Du point de vue économique, dès le milieu des années 1920 ont lieu quelques menues tentatives de sédentarisation « encadrée » qui ciblent des groupes nomades appauvris et cherchent à les installer dans des fermes d’agriculture mixte. Cependant, ces mesures demeurent marginales par rapport à la sédentarisation massive qui résultera de la grande famine.
De terribles famines ont ravagé le Kazakhstan et décimé sa population dans les années 1930, comme vous le montrez dans un article important publié dans l’encyclopédie en ligne des violences de masse 3. Pourriez-vous rappeler le contexte et les raisons de ces grandes famines ? Les populations kazakhes étaient-elles directement visées, comme les paysans ukrainiens l’ont été dans la région des terres noires en Ukraine et dans le Kouban en Russie à la même période 4 ?
La famine au Kazakhstan relève d’une logique similaire aux autres famines de la période de collectivisation et d’industrialisation accélérée en URSS. Quand Staline lance le premier plan quinquennal et impose des quotas de livraison de denrées agricoles à tous les territoires, au Kazakhstan, cela concerne tout autant la viande que les céréales qui sont toutes deux abondamment produites dans la république. La fragilisation de l’économie pastorale commence donc avec les réquisitions massives de bétail qui vont crescendo entre 1929 et 1932, alors même que la ressource s’épuise et que les Kazakhs subissent une mortalité de plus en plus élevée. Les injonctions de livraison touchent aussi les cultivateurs, souvent européens, et privent de ce fait les éleveurs des céréales qui constituaient une composante essentielle de leur régime alimentaire. Comme l’a montré Niccolò Pianciola dans un article récent qui fait le point sur les motivations profondes du régime soviétique 5, le Kazakhstan était considéré comme une réserve de viande stratégique destinée à nourrir les capitales d’URSS, Moscou, Leningrad, Minsk, et à approvisionner les chantiers de l’industrialisation.
Cette logique obéissait à un principe de hiérarchisation géographique et sociale des lieux et des groupes priorisés (élites et cadres citadins) pour l’accès à la consommation alimentaire, dans un contexte où l’industrialisation exigeait l’entretien de millions de travailleurs, ainsi que la vente sur les marchés extérieurs de denrées alimentaires pour rapporter des devises. L’évolution des réquisitions de bétail entre 1929 et 1933 au Kazakhstan et sa confrontation aux données de l’approvisionnement en viande des capitales soviétiques corroborent ce lien de cause à effet. De ce point de vue, on peut dire que les autorités soviétiques étaient prêtes, en conscience, à sacrifier la vie des Kazakhs pour atteindre leurs desseins économiques, en dépit d’informations régulières et des alertes reçues depuis le Kazakhstan. Dans ce contexte, comme je l’ai mis au jour dans mes travaux, la sédentarisation relevait plus d’un trope et d’une justification idéologique que d’un plan réellement prioritaire et concrètement mis en œuvre. Elle est tout simplement le résultat de la catastrophe humaine et sanitaire de la famine qui a décimé plus d’un tiers de la population kazakhe, soit entre 1,3 et 1,5 millions de personnes, et fait passer le cheptel de 40 millions de têtes à 8 millions en moins de cinq ans.
Sur le terrain, les confiscations obéissent au mode opératoire classique de la collectivisation : des troïkas saisissent les bêtes, tandis que les cadres locaux cherchent à tout prix à satisfaire les quotas de livraison. Entre 1929 et 1931, ces violences provoquent de nombreux soulèvements, une guérilla dans l’Ouest du Kazakhstan conduite par la tribu des Aday et surtout la fuite de près de 600 000 Kazakhs qui cherchent refuge dans les républiques méridionales d’Asie centrale, jusqu’en Iran et en Afghanistan, ou encore en Chine, en Volga et en Sibérie occidentale. Ils partent, affamés, sur les routes et les voies de chemin de fer, abandonnant les plus fragiles à la mort, se livrant parfois au cannibalisme.
Les recherches récentes de Mehmet Volkan Kaşıkçı qui s’appuient sur les rares témoignages publiés dans les années 1990 en kazakh ont révélé que la vie des fils avait été privilégiée au détriment des filles afin d’assurer la reproduction du lignage 6. Il analyse le caractère traumatique pour les structures familiales de ces stratégies devant la mort. Dans mon travail, j’avais pour ma part montré la rupture que constituait la disparition prématurée des plus âgés, détenteurs de la mémoire généalogique des lignages et des savoirs traditionnels, ainsi que le « déracinement » causé par l’installation de centaines de milliers de personnes dans des kolkhozes, hors de leur région d’origine, sans bétail et dans des maisons de fortune où il leur fallait réinventer la cosmogonie de la yourte. La famine et la sédentarisation, dans le cadre de la collectivisation, ont engendré une acculturation brutale. Mais il ne faut pas confondre leurs effets avec l’intention première du régime quand il lance ce programme qui ne cherche pas à orchestrer la famine, mais pour qui les victimes sont quantité négligeable. L’historien doit rester soucieux de l’enchaînement des faits et des discours qui les accompagnent.
Les steppes d’Asie centrale ont servi de réceptacles aux populations déportées qui n’étaient pas envoyées au Goulag dès les années 1930. Les « peuples punis » par Staline en 1944, comme les Tatars de Crimée, ainsi qu’une longue cohorte de « déplacés spéciaux » ont été envoyés dans des no man’s land sans eau ni commodité à des fins de punition et de « mise en valeur » de ces territoires déserts et inhospitaliers. Quelle a été l’ampleur de ces déportations et de ces déplacements forcés ? Les équilibres ethniques s’en sont-ils trouvés modifiés de manière significative et durable ?
Le Kazakhstan et, dans une moindre mesure, l’Ouzbékistan, le Kirghizstan et le Tadjikistan constituent, tout comme la Sibérie, un vaste champ de relégation où ont été déportées de multiples populations indésirables aux yeux du régime soviétique. Le Goulag y administre une constellation de « villages de déplacement spécial » ainsi que deux grands camps, le Karlag et le Steplag, respectivement adossés à l’exploitation du charbon et à la métallurgie, et à l’extraction du cuivre dans des mines à ciel ouvert, au cœur du Kazakhstan. Le processus de déportation débute à la fin des années 1920, avec la dékoulakisation qui conduit plusieurs centaines de milliers de paysans venus de Russie européenne et d’Ukraine au Kazakhstan dans des villages où ils doivent mettre en valeur des terres hostiles et inhabitées.
Au cours des années 1930, la menace imminente d’un conflit mondial conduit l’État soviétique à mener des opérations de « nettoyage des frontières ». Il déplace certaines populations des confins occidentaux d’URSS, Finnois, Baltes, Polonais, Ukrainiens, Biélorusses, potentiellement suspectes de collaboration avec leurs co-ethniques situés de l’autre côté de la frontière soviétique. S’ajoutent à cette centaine de milliers de personnes, les Coréens d’Extrême-Orient soviétique, environ 172 000 personnes 7, installés dans la région de Vladivostok depuis la colonisation japonaise de la Corée, qui subissent une déportation « préventive » entre 1935 et 1937, vers le sud du Kazakhstan et l’Ouzbékistan. À leur arrivée, après avoir subi une mortalité d’environ 25 % de leurs effectifs, ils sont assignés au développement de la riziculture et de la pêche dans les kolkhozes, le long du Syr-Daria, de l’Amou-Daria et de la mer d’Aral. Enfin, après la rupture du pacte germano-soviétique et le début de l’offensive nazie en juin 1941, sont déportés les Allemands soviétiques, eux aussi à titre « préventif ». Sur les 950 000 déplacés issus de cette catégorie, 450 000 sont envoyés au Kazakhstan où ils endurent un régime de travail forcé particulièrement sévère.
À partir de 1943, mais surtout durant l’année 1944, l’État soviétique procède à la déportation des groupes ethniques des régions du Caucase et de la mer Noire occupées par l’Allemagne. Les autorités staliniennes les tenant collectivement responsables de collaboration avec l’ennemi, ces « peuples punis » sont intégralement déplacés, sans égard pour la réalité de leurs actions. C’est ainsi que la quasi-totalité des Tatars de Crimée (182 000 personnes) est déportée en Ouzbékistan principalement, que les Kalmouks établis au nord-ouest de la mer Caspienne sont transférés vers le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Kirghizstan. Près de 310 000 Tchétchènes, 80 000 Ingouches, 40 000 Balkars et 68 000 Karatchaïs gagnent à leur tour le Kazakhstan et le Kirghizstan. Enfin, une troisième vague de rafles-déportation qui achève de « nettoyer » les frontières de l’URSS, vient frapper, au cours de l’année 1944, les diverses populations de Crimée (Grecs, Bulgares, Arméniens, Roumains, etc.) et du Caucase, frontalières de la Turquie et de l’Iran (Turcs Meskhètes, Kurdes, Khemchines, Lazes, etc.).
Au total, ce sont près de 1,5 millions de déportés qui s’établissent en Asie centrale dont environ un million au Kazakhstan. À l’échelle de l’Asie centrale, on peut dire que la séquence stalinienne correspond démographiquement à une hétérogénéisation ethnique, là où la population des confins occidentaux d’URSS s’homogénéise. Pour revenir au Kazakhstan, à l’issue de la guerre, alors que les pertes au front s’élèvent à 600 000 personnes pour la république, la structure démographique s’en trouve radicalement changée. Au recensement soviétique de 1959, les Kazakhs représentent 30 % de la population, contre 42,7 % de Russes, 8,2 % d’Ukrainiens et 7,1 % d’Allemands. Cela résulte certes aussi de l’arrivée de Russes et d’Ukrainiens appelés à s’engager dans la campagne des « terres vierges » initiée par Khrouchtchev, mais c’est surtout la conséquence conjuguée de la famine des années 1930 et des déportations staliniennes. Cette répartition de la population va durablement imprégner la démographie de la RSS du Kazakhstan jusqu’à l’émigration massive des populations « russophones », dans les années 1990, consécutive à la chute de l’URSS, aux indépendances et à la crise économique 8.
Quelle place ces événements traumatiques — la sédentarisation forcée, les grandes famines et les déportations de masse — occupent-ils dans la mémoire collective au Kazakhstan ? Constituent-ils un élément important de la construction nationale depuis la dissolution de l’Union soviétique et demeurent-ils une pomme de discorde dans les relations avec la Russie ?
Ces événements ont longtemps été occultés, tant dans le discours public que dans la sphère privée. C’est vrai en particulier pour la famine. Les premiers témoignages vivants ont été couchés à l’écrit dans la presse kazakhophone à la fin des années 1980 et au début des années 1990, mais les historiens en ont alors fait peu de cas. Il était par ailleurs difficile de recueillir des récits substantiels auprès des descendants des familles de victimes dont les propos demeuraient laconiques après plus de soixante ans de silence. En dépit des premiers travaux sur la famine et les pertes démographiques publiés à la fin de la Perestroïka 9, une certaine léthargie mémorielle caractérisait l’opinion publique bien moins engagée dans la dénonciation de crimes imputables au passé soviétique que d’autres sociétés d’ex-URSS.
Dès l’accès à son indépendance, le Kazakhstan a néanmoins adopté par un décret du 14 avril 1993 des mesures de réhabilitation des victimes des répressions politiques, à l’image de la plupart des États ex-soviétiques et notamment de la Fédération de Russie. Les victimes ou leurs enfants ont eu accès aux archives documentant les faits de condamnation tandis que les historiens ont publié des recueils de documents pour la première fois rendus accessibles. Cependant, avant la commémoration officielle des 70 ans de la famine par l’État, le 31 mai 2012, la famine n’avait jamais vraiment été singularisée comme une séquence particulière de la répression politique, mais englobée dans un continuum de violences. Les musées édifiés à l’emplacement des camps du Karlag en 2001 et d’Alzhir en 2007 présentaient, et c’est toujours le cas, l’ensemble des répressions subies sur le territoire du Kazakhstan comme un legs collectif, fondant en quelque sorte le destin commun de la « nation » kazakhstanaise. Cela correspond au récit promu par Nursultan Nazarbayev, premier président et artisan de l’indépendance du Kazakhstan au pouvoir de 1991 à 2019. L’accent porté sur le caractère multiethnique du pays ainsi que la promotion de la concorde interconfessionnelle constituaient des éléments clés de sa politique de cohésion nationale, même si la part des Kazakhs ethniques dans la population progressait régulièrement.
Par ailleurs, l’État kazakhstanais s’est refusé à mener la même politique mémorielle que l’Ukraine à l’égard de la famine afin de ne pas entacher sa relation avec la Russie avec qui il entretient toujours des coopérations denses et étroites. Pourtant, certains historiens tel Talas Omarbekov, avaient très tôt qualifiée la famine de « génocide » 10 ou de « holodomor kazakh », terme souvent repris par des journalistes pour calquer l’expression ukrainienne signifiant « l’extermination par la faim ». L’opinion publique a commencé à s’emparer de ce débat à partir des années 2010, incitant l’État et les institutions à s’impliquer davantage dans la publicisation de cet épisode tragique. Les manuels scolaires traduisent cela par l’usage des termes de génocide et de holodomor. Le Président Kassym-Zhomart Tokayev qui a succédé à Nazarbayev en 2019 s’est montré sensible à cette demande sociale et a suscité, le 24 novembre 2020, la formation d’une nouvelle « Commission d’État pour la réhabilitation complète des victimes des répressions politiques ». Si là encore la commission, très médiatisée, n’isole pas la famine des déportations, ni des autres crimes, et inclut de ce fait l’ensemble des groupes ethniques, elle met toutefois l’histoire des répressions au centre du débat public, se donnant en particulier pour but de publier 32 volumes de documents inédits pour l’essentiel consacrés aux crimes de masse staliniens.
De son côté, dès avant le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine en 2014, la Russie, par le truchement du monde académique ou de la presse, promouvait un récit unique de la famine soviétique allant parfois jusqu’à nier, en l’espèce, l’ampleur et les causes de la famine kazakhe 11. Depuis plusieurs années, elle observe d’un œil attentif l’évolution de ces débats chez les historiens et les journalistes kazakhstanais. Depuis le 24 février 2022, les tensions entre collègues et autres personnalités publiques de Russie et du Kazakhstan se sont exacerbées tant la contestation de la singularité de la famine kazakhe par la Russie s’accompagne désormais d’un certain déni de souveraineté, dans la sphère médiatique et politique. Plusieurs chercheurs kazakhstanais impliqués dans les recherches sur les répressions soviétiques ont par ailleurs été inquiétés. Ce climat délétère incite les acteurs académiques et politiques kazakhstanais à invoquer l’absence de politisation de l’entreprise de réhabilitation des victimes des répressions soviétiques dans les discours qui encadrent la commission précédemment évoquée 12. Enfin, on notera que les républiques d’Asie centrale comptent parmi les rares États de l’espace post-communiste à n’avoir jamais adopté aucune loi mémorielle.
Les chercheurs issus et spécialistes de l’Asie centrale sont connus pour avoir été parmi les premiers à remettre en cause un récit historique centré sur la Russie. L’invasion de l’Ukraine par la Russie les a-t-elle incités à aller plus loin dans leur manière de considérer l’histoire et dans leur effort de désimpérialiser l’histoire ?
Les études centrasiatiques se sont en effet très vite autonomisées après la chute de l’URSS, au plan scientifique. En France, elles ont pu s’appuyer sur l’Institut français d’études sur l’Asie centrale, l’IFEAC, dès sa création en 1993. Les historiens français, tels que Cloé Drieu, Stéphane Dudoignon, Vincent Fourniau, Xavier Hallez, Marc Toutant, moi-même et d’autres incarnent des approches détachées de tout russo-centrisme et l’on peut en dire autant des politistes, géographes ou anthropologues, ainsi que des autres communautés de chercheurs en Europe, au Japon et aux États-Unis.
Cependant, ce sont d’abord les historiographies nationales des différentes républiques centrasiatiques qui, chacune avec leurs spécificités et en fonction de leurs agendas politiques, ont revisité, parfois radicalement, l’histoire de la colonisation russe et de la soviétisation. L’Ouzbékistan a été particulièrement actif dans la promotion d’un récit dénonciateur. Chacun des États a réinvesti des périodes plus anciennes qui les rattachaient à des ensembles civilisationnels étrangers à la Russie (monde perse, turcique, mongol). La période soviétique est, quant à elle, dans la plupart des cas, traitée dans une perspective qui privilégie les acteurs et les dynamiques locales, et les recherches qui sont menées dans les grands centres documentaires de Russie par les collègues centrasiatiques servent ce dessein.
Depuis une quinzaine d’années, une nouvelle génération de chercheurs issus d’Asie centrale fortement internationalisée est engagée dans des approches critiques, qu’elles soient décoloniales, féministes ou néomarxistes, et récuse toute subjugation dans un récit global où la région demeurerait périphérique. Je vous renvoie au débat vif et éloquent qui a eu lieu en 2020 et 2021 par auteurs et revues interposés à la suite de la proposition du géographe Martin Müller de l’Université de Lausanne de structurer l’espace épistémique des études postsoviétiques sous le nouveau vocable englobant de Global East 13. Cette notion a été immédiatement perçue comme l’expression d’un nouveau prisme tout autant eurocentré que russocentré et rejetée comme telle.
Dans un autre ordre d’idées, et comme conséquence directe du déclenchement de la guerre de la Russie contre l’Ukraine, Botagoz Kassymbekova de l’Université de Bâle, historienne originaire du Kazakhstan et autrice d’une thèse sur la soviétisation du Tadjikistan, a popularisé l’idée de mettre fin à « l’innocence impériale » de la Russie 14. Il s’agit ici de pointer le mythe impérial civilisateur et le caractère naturel et bon de l’expansion de l’Empire russe comme schème dominant dans la perception de la colonisation — terme, par ailleurs, jamais employé dans les ouvrages de référence en Russie. Cette perspective suppose aussi pour les Occidentaux de cesser de regarder l’Asie centrale par le prisme de Moscou. Il est par exemple déplacé d’entendre dire aujourd’hui qu’il est temps de reconnaître leur capacité à agir à ces États et à ces sociétés, alors que nous le faisons collectivement, chercheurs spécialistes de l’Asie centrale, depuis 30 ans.
Sources
- Alexander S. Morrison, The Russian conquest of Central Asia : a study in imperial expansion, 1814-1914, Cambridge University press, Cambridge, 2021.
- Grégory Dufaud, Les Tatars de Crimée et la politique soviétique des nationalités, Non Lieu, Paris, 2011.
- Isabelle Ohayon, « The Kazakh famine : The beginnings of sedentarization », Encyclopedia of Mass Violence and Resistance, Sciences Po, 28 septembre 2013.
- Nicolas Werth, « The great Ukrainian famine of 1932-1933 », Encyclopedia of Mass Violence and Resistance, Sciences Po, 18 avril 2008.
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