Politique

L’Allemagne et la guerre : contre Scholz, la doctrine Merz

« Nous sommes en guerre ». En attaquant directement la position attentiste du Chancelier Scholz sur l’Ukraine et en tendant la main au président de la République français, le chef de la puissante Union chrétienne démocrate (CDU), Friedrich Merz, qui avait ouvert la voie à un rapprochement avec l'AfD l'été dernier, a prononcé un discours fondateur. Son axe directeur : l’Allemagne doit être à nouveau capable de se défendre. Nous le traduisons.

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Pierre Mennerat
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© Stefan Boness/Ipon/SIPA

De retour de la conférence du Parti populaire européen (PPE) à Bucarest des 6 et 7 mars 2024, Friedrich Merz a critiqué lors d’une rencontre avec les militants de l’Union chrétienne démocrate (CDU) la politique étrangère du gouvernement actuel du chancelier Scholz. Le chef de la CDU et de son groupe parlementaire au Bundestag depuis janvier 2022 revient ici sur la séquence politique ouverte à la suite de la conférence de Paris sur le soutien à l’Ukraine.

Dans la campagne des européennes, la CDU-CSU a choisi de se distinguer de la coalition actuelle entre le parti social-démocrate (SPD), les Verts (Grünen) et le Parti libéral-démocrate (FDP) en prônant un soutien plus marqué à l’Ukraine. Il critique d’abord les hésitations d’Olaf Scholz à livrer des armes à longue portée et souligne que la Russie doit perdre la guerre.

Dans ce discours Merz évoque les points saillants du programme de politique étrangère. Il prend en compte le « changement d’époque » (Zeitenwende) proclamé par Olaf Scholz. Le programme de la CDU va cependant plus loin que le gouvernement actuel : un soutien plus franc à l’Ukraine jusqu’à l’intégration dans l’Union et l’OTAN, une accélération du réarmement (la CDU a approuvé le fonds spécial du gouvernement pour la Bundeswehr), une réflexion sur le rétablissement du service militaire (dans le cadre d’un service civique), un rapprochement plus franc avec la Pologne et la France (en opposition aux querelles récentes dénoncées par Merz avant la rencontre du triangle de Weimar aujourd’hui) et plus d’autonomie face aux autocraties.

L’un des grands absents de cette ébauche de cette allocution reste le rôle de l’Allemagne dans l’OTAN et la relation à l’allié américain en cas de victoire de Donald Trump en novembre ou plus généralement si les États-Unis se désintéressent de l’Europe.

Nous sommes en guerre en Europe. Aucun d’entre nous n’aurait pu imaginer que nous aurions à nouveau à discuter de ce sujet sous cette forme. Deux pays, tous deux européens, sont en guerre l’un contre l’autre. L’Ukraine, avec ses 40 millions d’habitants, est le deuxième plus grand pays en termes de superficie, et la Russie, avec ses 140 millions d’habitants, est le plus grand pays européen en termes de superficie. La Russie est un pays européen, profondément marqué par la culture européenne, la musique européenne, l’art européen et la politique européenne. C’est pourquoi nous sommes concernés par ce qui s’y passe, et c’est pourquoi nous nous penchons si intensément sur cette question. Et nous, en Allemagne, avons toutes les raisons de jeter un regard en arrière sur l’histoire. Certains se souviennent de Munich de 1938, lorsque Chamberlain et Daladier sont retournés à Londres et à Paris après avoir conclu un accord avec Hitler pour que la paix règne en Europe. Nous savons tous comment l’histoire s’est poursuivie. Le 1er septembre 1939, la deuxième guerre mondiale a éclaté. Et c’est pourquoi nous devons aujourd’hui, ici, où nous sommes réunis, discuter de la question de savoir ce qui est vraiment important maintenant, aussi de ce qui est important pour notre liberté extérieure, pour la liberté de notre pays, quelle est la bonne réponse à ce que nous vivons actuellement en termes de guerre et de destruction en Europe.

Permettez-moi de dire cela pas seulement à l’occasion de l’actualité, mais aussi en lien avec notre programme fondamental. Nous sommes un parti qui a toujours été très fier d’avoir pris la plupart du temps durant les soixante-dix dernières années les bonnes décisions en politique étrangère, de défense et de sécurité. Nous avons fondé la Bundeswehr, contre les voix des sociaux-démocrates, nous sommes entrés dans l’OTAN contre les voix des sociaux-démocrates, nous sommes entrés dans l’Union Européenne avec les voix des sociaux-démocrates. Il y eut une remise à niveau de l’armement de l’OTAN en 1982 contre la résistance acharnée des sociaux-démocrates, au prix même du chancelier de l’époque Helmut Schmidt qui a échoué face à son propre parti. Imaginons nous un court instant que les sociaux-démocrates, avec ce qu’ils tenaient pour juste dans les années 1950 et les années 1980 aient eu la majorité politique dans ce pays.

Mesdames et messieurs, l’histoire de notre continent se serait déroulée autrement si les sociaux-démocrates avaient imposé leur politique étrangère, de défense et de sécurité à l’époque.

Mais la leçon qu’il faut en tirer aujourd’hui est tout simplement celle-ci. Nous devons aujourd’hui être à nouveau capables de nous défendre. Nous savons que nous aussi avons négligé la Bundeswehr et que nous n’avons pas tout fait pour qu’elle soit aujourd’hui opérationnelle comme il faudrait qu’elle le soit. Mais puisqu’il en est ainsi aujourd’hui, nous devons rattraper ensemble le retard. C’est pourquoi nous avons approuvé ce fonds spécial de cent milliards d’euros et que nous avons suivi ce chemin avec le gouvernement fédéral. Mais précisément pour cela nous nous opposons au chancelier et au gouvernement fédéral dans leur politique étrangère, de sécurité et de défense d’aujourd’hui, en particulier vis-à-vis de l’Ukraine. Ce que fait le gouvernement en ce moment, ce n’est pas notre opinion. 

Je peux vous raconter que, avec Daniel Caspary et quelques autres, nous rentrons hier soir de Bucarest, du congrès du Parti populaire européen et de la nomination d’Ursula von der Leyen comme Spitzenkandidatin en Europe.

Mesdames et Messieurs, j’ai rencontré là des chefs de partis au long cours de nos partis amis au Parti populaire européen, j’y ai vu des chefs d’État et de gouvernement d’autres pays de l’Union Européenne. Nous avons onze et bientôt douze chefs d’État et de gouvernement issus du Parti populaire européen. Et l’opinion, l’état d’esprit parmi eux était tout à fait unanime. Deux phrases : premièrement « nous vivons pour la première fois depuis que nous pouvons penser que l’Allemagne ne porte plus un signe de stabilité mais un signe d’incertitude dans l’Union Européenne ». Et deuxièmement ils sont tous effarés sur la relation quasiment détruite entre l’Allemagne et la France. 

La CDU est non seulement en campagne mais aussi en pleine élaboration de son programme. À ce titre a été élaboré un projet sur lequel le congrès du parti doit se prononcer en mai 2024. Ce programme insiste sur les valeurs d’un parti défini comme « chrétien-social, libéral et conservateur ». Le but de cette réorientation après le centrisme des années Merkel est de se créer un profil net pour les élections de septembre 2025 au Bundestag, lors desquelles Friedrich Merz veut croire en ses chances de reconquérir la chancellerie pour la CDU. 

Mesdames et messieurs, nous sommes un pays au centre géo-stratégique de l’Europe. Nous avons un voisin à l’Ouest qui s’appelle la France et un voisin à l’Est qui s’appelle la Pologne. Et si l’Allemagne ne cherche pas avec la France et la Pologne une voie en commun, puis avec beaucoup d’autres, alors nous allons connaître un échec historique dans l’époque où nous vivons, face aux défis du temps.

Et il est inacceptable qu’à l’occasion de la conférence sur l’Ukraine de la semaine dernière à Paris, le chancelier allemand et le président français aient été assis face à face pendant deux heures, sans un mot et les bras croisés, et que le chancelier allemand soit ensuite rentré sans un mot à la maison. Tout cela avant de donner le lendemain une conférence de presse malheureuse pour enfin nous expliquer pourquoi il refuse les Taurus pour l’Ukraine.

Friedrich Merz critique vertement l’absence de leadership d’Olaf Scholz, qu’il qualifie de plus faible chancelier de l’histoire de la république fédérale. Mais il se garde de prendre position sur les propos du président Macron concernant l’ambiguïté stratégique à adopter face à la Russie.

Merz préfère voir les décisions de la coalition actuelle dans l’histoire du SPD, qui a selon lui souvent été du mauvais côté de l’histoire, notamment lors de la fondation de la Bundeswehr en 1955 ou lors de la crise des euromissiles en 1980-1982. La CDU se distingue selon lui par une plus grande fermeté sur les libertés fondamentales.

Mesdames et messieurs, imaginez vous un instant Konrad Adenauer à Paris, Helmut Kohl à Paris, Angela Merkel à Paris, même Willy Brandt et Helmut Schmidt, et allons même jusqu’à Gerhard Schröder. Aucun d’entre eux ne serait comporté de manière aussi lamentable que le chancelier la semaine dernière. 

Et puisque que c’est si actuel, permettez moi d’en dire encore un mot. Vous le percevrez comme moi, les sociaux-démocrates changent justement leur stratégie dans cette question. Jusqu’ici la stratégie était d’affirmer qu’on ne pouvait pas les livrer parce qu’on aurait besoin de soldats allemands en Ukraine. Le contraire a été prouvé. Maintenant arrive une autre histoire qu’on nous raconte : l’utilisation de cette arme serait si incertaine qu’il pourrait en résulter une escalade de la guerre. Cela devient alors un thème entre guerre et paix. 

Mesdames et messieurs, l’histoire nous enseigne, et pas seulement l’histoire récente mais depuis l’antiquité, Cicéron l’a résumé en une phrase simple : Si vis pacem para bellum, si tu veux la paix prépare la guerre. Et aujourd’hui nous devons dire à l’adresse de Poutine : si nous voulons la paix, celui qui a commencé la guerre doit la perdre, et l’Ukraine doit la gagner, sinon nous perdrons tous en Europe. 

Et ne me croyez pas seulement sur parole. Je voudrais encore citer les mots d’Irina Sherbakova, la cofondatrice de Memorial, qui vit en Allemagne. C’est une excellente connaisseuse de la Russie, qui vivait là bas avant son exil. Elle dit : « L’histoire n’est pas une institutrice, elle n’est pas une maîtresse de vie et ne nous apprend rien, mais elle nous punit pour des devoirs non rendus ». 

Mesdames et messieurs, chers amis, ce pays et nous, l’Union chrétienne-démocrate, faisons face à d’importants devoirs. Et faire ses devoirs signifie, nous le savons depuis l’école, mettre des priorités, utiliser son temps à bon escient, faire les bonnes choses au bon moment. Et cela vaut en particulier pour la politique étrangère et de sécurité, mais aussi pour la politique intérieure et la politique économique. Et c’est sous ce signe qu’est placé notre projet de programme, qui se conclut par des phrases que je voudrais vous citer, parce qu’elles expriment exactement les fondations de notre parti, ce que nous considérons comme l’image de l’homme de notre parti, précisément dans une époque si difficile. « Comme les femmes et les hommes qui ont fondé notre parti en 1945, nous croyons aussi à un meilleur avenir pour tous, nous voulons réaliser cet avenir, avec courage, détermination et confiance ». Voilà le chemin que nous empruntons. Merci de votre attention.

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