Commencée il y a dix ans, la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine s’est considérablement intensifiée depuis l’invasion du 24 février 2022. Moscou recourt désormais à une stratégie de destruction et d’isolement de l’Ukraine jusqu’à épuisement physique et moral. Suivant la doctrine soviétique, l’armée russe vise toute la profondeur du système ennemi, recherchant non seulement l’attrition des forces armées ukrainiennes sur le front, mais encore l’anéantissement de l’appareil de production et des infrastructures critiques par des frappes de missiles sur l’arrière. Par la propagande et la répression, le Kremlin procède à la russification forcée des régions occupées de Lougansk, Donetsk, Zaporijia, Kherson et de Crimée, où les livres en ukrainien et les références à la culture ukrainienne sont désormais proscrits. Dans le champ informationnel, il s’attache, avec une agressivité qui ne se dément pas, à discréditer les autorités ukrainiennes afin d’attiser les dissensions internes en Ukraine et de dissuader ses partenaires internationaux de poursuivre leur soutien financier et militaire.
Cette violence multiforme — armée, politique, symbolique et culturelle — rappelle d’autres périodes passées. Les peuples d’Europe centrale et orientale ayant fait l’expérience de l’impérialisme russe et des répressions soviétiques en conservent une mémoire vive, tandis que ceux d’Europe occidentale en ignorent souvent jusqu’à l’existence. À l’occasion du deuxième anniversaire de l’invasion de l’Ukraine, rupture majeure dans l’histoire du continent européen depuis la fin de la guerre froide, cette nouvelle série se propose d’aider les seconds à mieux comprendre les premiers en s’appropriant les connaissances historiques nécessaires pour apprécier les enjeux contemporains et les perceptions qui découlent de ces violences de masse.
Pour mesurer l’ampleur des violences subies et du traumatisme causé dans les confins de l’ex-empire soviétique, sans doute faut-il d’emblée rappeler la brutalité des chiffres. Lors des famines provoquées par le pouvoir stalinien en 1932-1933, 4 millions d’Ukrainiens et entre 1,3 et 1,5 millions de Kazakhs — soit plus d’un tiers de la population —, moururent de faim. Entre 1936 à 1951, 3,6 millions de personnes furent réprimées du fait de leur appartenance à une nationalité non-russe, alors considérée comme « ennemie ». La plupart furent envoyées dans des « campements spéciaux » du Goulag. Dix-sept peuples d’Union soviétique furent entièrement déportés ; quarante-huit autres le furent partiellement 1.
Pendant la Grande terreur stalinienne à la fin des années 1930, les Polonais, les Allemands, les Finnois, les Arméniens, les Juifs, les Kurdes, les Coréens et beaucoup d’autres furent victimes des « opérations nationales » : la moitié des personnes réprimées dans ce cadre furent condamnées à la peine de mort, les autres furent envoyées au Goulag. Sous prétexte de « soviétisation » des confins occidentaux de l’URSS, les Lettons, les Lituaniens, les Estoniens, les Moldaves et les Ukrainiens des territoires de l’Ouest furent déportés en masse pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Des recherches sont encore en cours pour préciser la nature et l’étendue des répressions menées dans les territoires frontaliers. La mémoire des crimes staliniens ne saurait se limiter à l’intérieur de la Fédération de Russie ou même aux pays de l’ancienne Union soviétique. Du fait de la gravité des crimes commis et de l’immensité des espaces concernés, cette mémoire est forcément européenne et même mondiale.
Cette série propose une réflexion sur l’histoire de l’impérialisme russe et soviétique, des violences ethniques et des résistances nationales en Union soviétique. Des chercheurs ukrainiens, russes et occidentaux restituent certains épisodes marquants ou caractéristiques des relations tumultueuses que le Kremlin a entretenues avec les peuples non-russes soumis à son influence. Longtemps passées sous silence, les répressions du pouvoir soviétique contre certaines nations et minorités ont bénéficié de grandes avancées historiographiques, notamment grâce aux historiens de l’association russe Mémorial qui, depuis sa création en 1989 en Union soviétique, n’a eu de cesse de combattre la manipulation de l’histoire et l’occultation des crimes perpétrés par le régime communiste.
D’abord imposés par les dirigeants soviétiques, le déni et l’omerta sur les crimes du passé se perpétuent aujourd’hui avec une vigueur renouvelée. Vladimir Poutine entend se présenter en « historien en chef », pour reprendre une expression de Nicolas Werth, qui préside l’association Mémorial France. Comme en témoignent son article de l’été 2021, son discours du 21 février 2022 et des déclarations répétées depuis lors, il voudrait légitimer sa guerre en Ukraine au nom de l’irrédentisme et d’une histoire séculaire qui lierait intrinsèquement la Russie et l’Ukraine. Son récit historique est falsifié, distordu et contraire à ce que les historiens peuvent retracer à travers le travail des sources. L’histoire n’explique pas cette guerre en dépit des contre-vérités de la propagande russe. Les ambitions de conquête et de domination du président russe, sa détermination à contester l’ordre international fondé sur le droit, en sont la cause.
Les Russes dérogeant à la doxa officielle sur l’histoire se voient intimidés, contraints à l’exil ou réduits au silence, comme l’historien Iouri Dmitriev, persécuté en raison de ses recherches sur les répressions en Carélie et emprisonné sous un prétexte fallacieux et avilissant. Un tribunal moscovite a ordonné la « liquidation » de l’association Mémorial, déjà placée sur la liste des « organisations indésirables », trente ans, presque jour pour jour, après le démantèlement de l’Union soviétique et seulement deux mois avant l’invasion de l’Ukraine. La terminologie utilisée rappelle à dessein les répressions staliniennes. Les membres de Mémorial continuent malgré tout d’œuvrer au service de la vérité historique et de la mémoire des victimes du stalinisme. Cette série rend aussi hommage à leur travail, mené sans relâche, contre vents et marées.
Nous proposons d’y reconsidérer l’histoire des relations de l’Union soviétique avec ses marges. La politique de l’État russe pour administrer la diversité nationale de son espace a connu des inflexions importantes depuis le XIXe siècle. La fin de la période impériale fut marquée par des mesures coercitives de renforcement de l’identité russe. À rebours de ces politiques, s’imposa, au lendemain de la révolution bolchevique, une politique d’affirmation positive consistant à valoriser les cultures nationales et à promouvoir des élites locales. Toutefois, le pouvoir soviétique ne renonça jamais à mener une politique impériale de conquête et de contrôle des territoires, ni à imposer une uniformisation idéologique et culturelle des populations. La création d’un « homme nouveau » soviétique prit une dimension toujours plus répressive à partir du début des années 1930 et visa de nombreuses nationalités supposées « arriérées » ou bien soupçonnées de liens avec l’étranger.
S’il est important de continuer à étudier les politiques que l’État russe a promues à différentes époques dans ce domaine, il nous semble nécessaire aujourd’hui d’inverser la perspective et de rendre mieux compte du point de vue des peuples périphériques. Ce décentrement du récit historique, écrit non plus depuis Moscou, mais dans les autres capitales de son ancien empire, permet de raconter l’histoire des violences impériales russo-soviétiques d’après ceux qui les ont subies ; il permet, ce faisant, de mieux appréhender les réactions épidermiques des populations ukrainienne, polonaise, balte, kazakhe, moldave et finlandaise face à l’agression russe en Ukraine et au discours poutinien sur l’histoire.
Les résistances à la domination impériale et les pratiques dissidentes à caractère national sont longtemps restées dans l’ombre des recherches sur l’opposition au système soviétique. Ces formes de rébellion se manifestèrent, avant la Seconde Guerre mondiale, dans des mouvements d’affirmation nationale et d’opposition à la collectivisation, à la sédentarisation et à la destruction des structures agraires et, après la Seconde Guerre mondiale, en réaction aux déportations et à d’autres violences. Après la mort de Staline en 1953 et jusqu’à la Perestroïka, la mémoire de ces répressions à caractère ethnique, ainsi que les restrictions qui bridaient l’expression des cultures nationales, suscitèrent différentes formes de dissidence dont cette série entendra aussi témoigner.
Pendant toute la période soviétique, des intellectuels et des membres des populations déportées ou placées sous un régime d’occupation cherchèrent à conserver et à transmettre leur identité, leur culture, leur langue et leur religion aux jeunes générations, en pratiquant un « nationalisme ordinaire », du quotidien, comme c’est le cas aujourd’hui dans les territoires occupés d’Ukraine. Il est crucial de prendre en compte ces formes de résistance à bas bruit pour saisir les débats sur l’identité nationale qui structurent l’espace public dans chacun des pays issus de l’Union soviétique depuis trente ans, pour appréhender dans toute leur profondeur historique les tensions intérieures et interétatiques qui en résultent et pour comprendre la recherche éperdue de sécurité qui guide la politique étrangère de la plupart de ces pays.
En parallèle de ces politiques impériales concernant le territoire soviétique ou les territoires perdus, Moscou eut un engagement résolu et constant contre l’impérialisme occidental, de la création de l’Internationale communiste, le Komintern, en mars 1919 jusqu’à l’abandon de ses alliés du Tiers monde à l’automne 1989. Au lendemain de la révolution d’Octobre, le nouveau pouvoir révolutionnaire développa un discours anti-impérialiste et imposa très vite aux partis désireux d’adhérer au Komintern de mener des activités anticoloniales. Après la Seconde Guerre mondiale, l’URSS chercha à gagner en influence en Afrique, en Asie ou en Amérique du Sud en soutenant des mouvements de libération nationale, puis des guérillas marxistes. Ces actions résultaient à la fois de convictions idéologiques et d’un calcul géopolitique : elles visaient tant à propager le communisme et le modèle soviétique dans le monde qu’à affaiblir les pays occidentaux et à discréditer le système capitaliste.
Aujourd’hui, Moscou ravive et instrumentalise la mémoire de l’engagement soviétique contre le système colonial occidental dans le but de dissimuler, aux yeux des opinions internationales, la nature impérialiste et belliqueuse de la guerre en Ukraine, de porter le discrédit contre les pays occidentaux et de faciliter l’implantation de sociétés militaires russes et la perpétuation de systèmes de prédation en Afrique. Alors que le pouvoir russe ne cesse d’accuser les pays occidentaux de « doubles standards », la mise en regard de son discours anticolonial sur la scène internationale et de ses actions impériales dans son environnement régional laisse apparaître où se situe la mauvaise foi. Comme hier, son discours anticolonial s’inscrit dans une confrontation des puissances et a d’abord pour but d’affirmer la prééminence de Moscou.
Il reste à dessiner un chemin pour l’avenir, en cherchant à aller au-delà de la période d’extrême tension que nous traversons. Pour les universitaires européens qui mènent des recherches sur les pays de l’ex-Union soviétique, en histoire, en sociologie, en littérature, en science politique et en relations internationales, l’heure est venue de changer de focale et d’étudier cette région suivant différentes échelles et différents points de vue. Pour les Russes qui se lamentent sur la dérive autocratique de leur pays, l’heure est venue d’affronter enfin l’histoire des violences impériales et de reconnaître leurs résurgences actuelles.
Que les Russes comptent parmi les premières victimes des répressions bolcheviques, mais aussi parmi les instigateurs et les auteurs de ces violences de masse, rend la tâche ardue. Mémorial a un temps envisagé d’intenter au Parti communiste un procès qui aurait contraint l’État russe à endosser la responsabilité de ce continuum de violences. Les effets de cette chaîne de l’impunité apparaissent avec une acuité tragique depuis le début de la guerre contre l’Ukraine et rendent d’autant plus importante l’imputation des responsabilités individuelles pour ce nouveau crime d’agression et les crimes de guerre commis dans ce pays depuis 2014.