À quelques jours d’élections déjà contestées, Madagascar traverse une semaine décisive. La rédaction du Grand Continent mobilise les voix des meilleurs spécialistes pour suivre cette séquence. Après un entretien de fond avec Christiane Rafidinarivo, nous publions cette étude fouillée, signée Olivier Vallée et Juvence Ramasy. Si vous pensez que notre travail mérite d’être soutenu, nous vous invitons à vous abonner à la revue.
Le rituel de la démocratie électorale malgache devait se dérouler à partir du 10 octobre, date de début de la campagne et déboucher le 16 novembre sur le premier tour de l’élection présidentielle, avec un éventuel second tour le 20 décembre. La victoire du putschiste de 2009 à la présidentielle de 2018 a été suivie de celle de son cartel électoral aux élections nationales et locales (législatives, communales et sénatoriales) lui offrant une majorité reposant toutefois sur un édifice fragile en raison de la volatilité des soutiens, dûe au caractère transhumant des élus et à la plasticité du système partisan.
Cependant le scénario — ce n’est pas la première fois — ne se déroulera pas comme prévu car dix candidats à la présidentielle — sur treize — accusent, avec des éléments probants, le chef de l’État sortant de modifier les conditions du scrutin en sa faveur. On parle donc d’un coup d’État institutionnel à l’heure où plusieurs pays africains connaissent des coups d’État militaires, aussi dénommés putsch.
La préemption de l’élection par le candidat président utilise entre autres méthodes la torsion des dispositifs constitutionnels en sa faveur. La clef de voûte de cette architecture visant à la capture du pouvoir demeure l’appareil sécuritaire d’une armée cooptée dans l’État profond. La confusion des genres est d’ailleurs illustrée par la nomination, tambours battants, du général Ravalomanana le 12 octobre 2023 comme président du Sénat, après avoir été désigné quelques heures avant comme sénateur par Andry Rajoelina. La classe politique tente de résister à l’assaut de l’État profond en vue de faire plébisciter la politique et l’ordre instauré depuis le putsch de 2009. Mais les organes en charge du respect de la constitution et destinés à établir des contre-pouvoirs sont également sous la coupe du système Rajoelina.
La décomposition de la scénographie électorale
Sur tous les recours qui lui ont été soumis, la Haute cour constitutionnelle a tranché en faveur de l’interprétation du pouvoir en place. Celui-ci, depuis plusieurs mois, limitait le déroulement des rassemblements politiques et avait demandé que les hélicoptères, que certains candidats ont les moyens d’affréter, soient présents à Madagascar, six mois avec les élections, ce qui est très onéreux et donc dissuasif. La colère des candidats est amplifiée par la révélation que l’actuel président a été naturalisé français, en 2014, quand il a quitté le pays après la très longue transition qu’il avait dirigée entre 2009 et 2014.
L’enjeu des élections s’avère d’autant plus sensible à Madagascar que le fonctionnement des deux chambres est très réduit et que le contrôle parlementaire est défaillant. C’est aussi le seul moment pour le pays intérieur, difficile d’accès, de participer à la politique nationale et de désigner les représentants de ses intérêts, souvent choisis cependant sur une base régionale et électorale. Pour une classe politique nouvelle — resurgie ou apparue, depuis 2009 et qui perdure depuis —, c’est aussi le moyen d’assurer son maintien au sein des institutions de l’exécutif et du législatif. Les altérations supplémentaires de l’organisation électorale, déjà imposée par Andry Rajoelina, à travers la Commission électorale nationale indépendante (CENI) et la Haute cour constitutionnelle (HCC), achèvent, toutefois, de perturber la fragile échéance à venir de semi-compétition partisane.
La défection organisée du président du Sénat
Le cadre légal de la Constitution imposait au président de la République, candidat à sa succession, de démissionner 60 jours avant la tenue du scrutin. L’intérim devait être assuré par le président du Sénat jusqu’à l’investiture du nouveau président élu. Rajoelina a bien démissionné le 9 septembre, soit 60 jours avant la date du scrutin et devait être remplacé par le président du Sénat, d’après l’article 46 alinéa 2 de la Constitution. Or ce dernier, par un coup de théâtre, dont les hommes politiques malgaches n’ont pas peur, a renoncé à assurer l’intérim pour des raisons personnelles, sans toutefois démissionner, si bien que la HCC, par une application combinée des articles 46 alinéa 2 et 52 de la Constitution, a désigné le Gouvernement comme exerçant de manière collégiale la charge de chef d’État par intérim sous la direction de l’actuel Premier ministre.
Cette concentration de la conduite du processus électoral dans les mains de l’exécutif de manière illégale semble accentuer la saisie du pouvoir par le cercle présidentiel en vue de son maintien. Cette situation est dénoncée par dix des treize candidats comme un « coup d’État institutionnel » provoqué par le président sortant en donnant la gestion du processus à son gouvernement dirigé par Christian Ntsay. L’écosystème politique annonce une période fragile d’autant plus que huit candidats s’étaient déjà opposés à la candidature de Rajoelina en raison de sa nationalité française, acquise en 2014, en se basant sur le code de nationalité retirant la nationalité malgache à tout majeur ayant acquis volontairement une autre nationalité. Ces derniers furent rejoints par trois autres candidats dont les diverses initiatives en vue de demander à la HCC de revenir sur sa décision de confier au gouvernement la fonction de chef d’État par intérim ainsi que d’avoir accepté la candidature de Rajoelina ont été déclarées irrecevables. Il en est de même de leur demande en vue du changement des membres de la HCC et du remplacement de la CENI par une cour électorale spéciale, à l’image de celle mise en place en 2013, face à un contexte électoral bloqué. Ces derniers ont également lancé un ultimatum au gouvernement en vue d’un accord politique sur les revendications formulées à l’encontre des détournements du cadre électoral. Celui-ci ne fut pas entendu si bien que des manifestations ont lieu, à partir du 2 octobre, et sont réprimées par les forces de l’ordre. Celles-ci ont d’ailleurs pris l’habitude de se mettre en avant durant les élections pour rappeler à chacun qu’elles resteront l’arbitre en dernier ressort.
Les entraves que le régime pose aux autres composantes politiques de la compétition électorale ne valent que par la violence que l’armée, la gendarmerie et la police déploient. Devant l’évolution brutale de la confrontation décidée par le candidat président contre ses challengers, le président du Sénat Herimanana Razafimahefa, défaillant, se souvient tout d’un coup de ses responsabilités et « condamne les violences », il « évoque des difficultés à tenir le calendrier électoral en cas de poursuite des manifestations et des affrontements ». Après sa piteuse dérobade au même moment, le président Herimanana Razafimahefa s’appuie sur son statut de ray aman-dreny 1. Le sage de la communauté villageoise se situe là en dehors d’une sphère politique moderne et partisane. Il se relie à un méta-droit de l’ordre de la tradition (dina) qui lui confère un statut de « père et mère » politique qui ne peut que vouloir le bien de ses enfants, la nation, en l’occurrence. Il devient source de la justice des ancêtres et échappe au moment et à ses vicissitudes comme une sorte de pythie, interdisant la stasis de la cité. Ses propos sont adressés à quelques journalistes, en marge de la finale du championnat de Madagascar de rugby 2, au « Kianja Maki », à Andohatapenaka. Ce stade a été réalisé lors de la transition (2009-2014), suite au coup d’État d’Andry Rajoelina en 2009. C’est un lieu qui n’est pas neutre bien sûr, d’autant plus qu’Herimanana Razafimahefa a été sélectionné par le régime comme porteur de l’expression populaire des quartiers pauvres de la capitale.
Le rugby et son enceinte sont l’occasion de parler à la foule, « aux gens », négligeant d’une certaine façon le champ électoral trivial. Le renvoi à l’aura du sage dissuade de toute critique immédiate de la forfaiture du président du Sénat. « Jouer sur le Fihavanana pour faire passer ses erreurs, et jouer aux Raiamandreny pour se mettre hors de portée des critiques et avoir l’amour inconditionnel du peuple, car même si les Raiamandreny sont indignes, on ne peut ni les contester, ni arrêter de les chérir. » 3 « Il est difficile pour nous d’aller aux élections selon le calendrier établi si les manifestations et les affrontements se poursuivent », appréhende-t-il. « Il faut que nous dialoguions […] Il faut que nous trouvions une solution pour aller vers des élections libres et transparentes. C’est ce qu’attend le peuple » 4, ajoute-t-il. Une marche arrière ou un nouveau scénario de mise en place d’une transition apaisée ? Il a par la suite indiqué avoir subi des menaces afin de se rétracter mais, pris de remords et voulant incarner pleinement son rôle ray aman-dreny, il a saisi la HCC, le 10 octobre, afin que cette dernière lui remette le pouvoir après s’être entretenu avec le FFKM 5 et la Communauté internationale, pour le bien-être de la Nation et que s’organise un scrutin apaisé et propre. Mais la dominante du discours du sénateur repenti tient dans la condamnation d’une dérive insurrectionnelle de l’opposition politique qui joue aussi sa survie dans les quelques semaines qui font de chaque élection le moment de la consolidation autoritaire du pouvoir installé de force en 2009. Son remplacement par le général Richard Ravalomanana, lors de la session extraordinaire du 12 octobre, convoquée par le gouvernement le 11 octobre suite à une demande de 14 sénateurs, constitue une illustration supplémentaire de l’emprise de l’exécutif sur l’ensemble de la sphère institutionnelle à fin de recouvrir une gestion micropolitique de chaque séquence du processus électoral.
Le panier étrangement vide du processus électoral
Les élections ayant suivi le coup d’État d’Andry Rajoelina, en mars 2009, avaient la particularité de mobiliser des budgets conséquents. Ainsi le budget pour l’organisation des élections de sortie de crise (présidentielle et législatives combinées) de 2013 était de l’ordre de 30 millions de dollars et celui de la seule élection présidentielle de 2018, de 27 millions de dollars, tandis que l’élection de 2023 demanderait autour de 13 millions. Les élections font désormais figure de marché public où l’exécutif, les instances spécialisées et les partis prennent leur part. Intervient, en effet, une pléthore d’acteurs à différents stades du processus, dans la production de divers imprimés électoraux, de formations au scrutin, d’achats de matériels électoral et autres, de productions de chansons et de « jingle » pour identifier les candidats, etc. Toute la galaxie électorale, du PNUD aux gendarmes, de la CENI aux loueurs de voitures, souhaite bénéficier des retombées politiques et financières de la rente du scrutin 6.
Toutefois, la mobilisation des ressources pour le scrutin présidentiel de 2018 et pour l’actuel budget de 2023 fut assez difficile. En effet, il subsistait en 2023 un désaccord entre le gouvernement et la CENI sur le montant en question, la CENI ayant tablé sur le même montant que pour les précédents scrutins, tandis que le gouvernement souhaitait le réduire drastiquement. De plus, un « basket fund » de 2 millions de dollars financé par l’Union et la France fut finalement mis en place après une hésitation des donateurs, en raison de la non-exécution des réformes demandées au gouvernement. Cela diffère donc nettement des sommes engagées dans les précédents « basket fund », autour des 12 millions de dollars, d’autant que la somme réunie pour l’actuel « basket fund » devrait servir également pour les élections législatives et communales prévues courant 2024. Le peu d’empressement du régime à solliciter les partenaires extérieurs pour le coûteux financement du processus des élections ne découlait pourtant pas d’un souci d’économie. La mollesse du PNUD à jouer sa fonction de catalyseur des apports extérieurs permettait au pouvoir d’engager les élections sans beaucoup de préalables satisfaits : listes électorales disponibles, assignation des panneaux électoraux aux candidats, mise en place du suivi des votes et des dépouillements, etc. Outre le détournement de l’esprit de la Constitution, on s’engageait ainsi dans des élections au rabais, source automatique de contestations, mais aussi ouvrant des possibilités de fraudes massives pour le pouvoir. La dégradation des conditions du vote avait été constatée avant même les manifestations d’octobre 2023 et traduisait une désaffection profonde pour le rituel électoral quand il n’a plus d’âme.
L’émergence d’un nouvel archipel politique ?
A contrario, les budgets de campagnes électorales connaissent une augmentation avoisinant les 40 millions de dollars, pour les principaux candidats. Ces budgets sont supérieurs à ceux de la CENI et se singularisent par leur opacité et leur origine douteuse. Le risque que la campagne électorale, surtout si elle dérape, encourage la corruption, le développement d’une nouvelle économie grise et l’arrivée de contributeurs opportunistes, tant nationaux qu’internationaux, est élevé. Madagascar connaît déjà des cyber attaques internes politiques à partir des applications malveillantes de Cytrox 7, installé depuis plusieurs années sur place et au profit du gouvernement. Cet ensemble de glissements autoritaires et parasites des élections, au détriment des règles acquises et intégrées dans la Constitution traduisent bien la dérive de la présidence d’Andry Rajoelina qui a accumulé échecs et scandales. Elle est porteuse de mutations qui n’étaient peut-être pas prévues initialement par les auteurs du bouleversement institutionnel en cours. En premier lieu, l’éclipse temporaire du président du Sénat a conféré symboliquement et pratiquement au Premier ministre un rôle accru. C’est aussi la révélation du poids politique personnel de Christian Ntsay, dont Andry Rajoelina ne parvint jamais à se débarrasser.
Les forces politiques et les provinces avaient anticipé le raidissement de ce régime qui hante Madagascar depuis 2009 et ont la tentation de déserter un mode électoral qui n’offre pas de possibilités de modifier la domination partisane des alliés de Rajoelina. Le comportement de la communauté internationale, et en particulier du PNUD, dans la préparation en amont et le financement difficile des élections, a autorisé le pouvoir en place à toutes les irrégularités. Cela a permis de démontrer, à l’opposition, l’impuissance, la démission et/ou la complicité des institutions internationales, régionales et des pays « amis » de la grande île. La proximité renforcée et affichée des organes de gestion électorale avec le candidat Rajoelina est renforcée par la centralité du Premier ministre, Christian Ntsay, dans la gestion du processus des scrutins. La promotion de cet homme de confiance redouble la continuité de l’ordre politique actuel, mais dévoile aussi un pan supplémentaire de l’État profond.
La transition sécuritaire
L’actuel Premier ministre de Madagascar, Christian Ntsay, fait partie de ces « hommes de l’ombre », il semble peu empathique, à la différence des politiques qui aiment les rassemblements et les manifestations de popularité. L’apparence n’est pas pour l’instant son domaine et son retrait dans l’observation, l’analyse, la conception, lui a permis de mener une « politique d’action » pour faire face aux différentes secousses qui ont ébranlé le mandat du Président de la République, Andry Rajoelina. Il affiche une farouche volonté de se maintenir en retrait mais sans jamais abandonner son poste de chef de l’administration et d’interlocuteur quotidien des gouverneurs et de l’armée. Hermétique, il a franchi tous les paliers du pouvoir et s’est logé au sommet avec la Primature. À ce poste, il parvient, par sa discrétion, à se distinguer d’Andry Rajoelina. Ce dernier n’est pas parvenu à le démettre, mais va au contraire tenter de lui remettre tous les pouvoirs en 2023. L’irrésistible ascension de Christian Ntsay avait commencé avant même le début de la présidence légale d’Andry Rajoelina en 2018. Il occupe en effet la fonction de Premier ministre, à partir de la fin de mandat du prédécesseur de Rajoelina, Hery Rajaonarimampianina, et ce sans discontinuité.
L’homme de l’empêchement
En effet, à la suite — déjà — d’une crise pré-électorale, résultant de la contestation du code électoral façonné par les conseillers d’Hery Rajaonarimampianina, l’opposition, formée par une alliance conjoncturelle entre la victime et le bourreau de 2009, c’est-à-dire le TIM de Marc Ravalomanana et le MAPAR de Rajoelina, demanda la déchéance de Rajaonarimampianina, ainsi que le retrait du nouveau cadre législatif qu’il proposait. La Haute cour constitutionnelle, dans sa décision du 3 mai 2018, déclara inconstitutionnelle une partie des articles du code électoral, rejeta la demande de déchéance du président de la République, tout en lui enjoignant de mettre fin aux fonctions du gouvernement et de nommer un nouveau Premier ministre de consensus proportionnellement aux résultats des législatives de 2013 et de procéder à l’organisation d’une élection présidentielle anticipée. Christian Ntsay fut ainsi nommé Premier ministre, le 5 juin 2018, sur proposition du MAPAR de Rajoelina, majoritaire à l’Assemblée nationale. Il met alors en place un gouvernement de consensus, le 11 juin. Il est maintenu à ce poste après l’élection de Rajoelina à la présidentielle de 2018 et a résisté à l’ensemble des quatre remaniements qui ont suivi. Il s’installe donc à la Primature lors de la précédente présidence, succédant à un rocambolesque général de brigade aérienne qui illustre parfaitement le chevauchement des genres déjà décrit dans La Société militaire à Madagascar 8.
Le général Jean Ravelonarivo devient Premier ministre en 2015 car « il est un ami personnel d’Hery Rajaonarimampianina. Ils sont tous les deux membres du même Rotary et leurs épouses se connaissent. » La mondanité, les affaires et un passage par l’université militaire d’aviation de Kirovograd en Ukraine, créée en 1951 et destinée à la formation des pilotes de l’armée de l’air soviétique — semblent dessiner le portrait classique du dignitaire militaire malgache — chevauchant politique et affairisme. Cependant il va dénoter rapidement, contraignant le président à lui demander de démissionner, ce que le Premier ministre Jean Ravelonarivo va refuser. Cela va faire jurisprudence et Christian Ntsay n’entend pas non plus renoncer à ses fonctions actuelles qui le rapprochent de ce qu’était le Premier ministre des reines merina. Jean Ravelonarivo partira finalement sous la menace de révélations de ses considérables malversations à la Caisse Nationale d’Assurance et de Prévoyance Sociale. En 2021, via Mayotte, il arrive à fuir les poursuites judiciaires et gagne la France. Peut-être que son homonyme, le général de Brigade Ravelonarivo Angelo Christian aurait été un moins mauvais choix pour Hery Rajaonarimampianina. Pressenti à deux reprises à la Primature, ce général atterrira finalement à Tsimbazaza, à la tête de la Préfecture de Police, à l’initiative de Hery Rajaonarimampianina.
Un civil à l’aise avec les sécurocrates
En fait, l’État profond des officiers généraux et des bureaucrates supérieurs a décidé de la nomination du nouveau Préfet de Police d’Antananarivo. Ravelonarivo Angelo Christian, officier de gendarmerie, élevé au rang de général de brigade peu de temps avant, s’installe pour tenir les élections de 2018. Il n’est pas à exclure que sa nomination provienne du chef de l’Emmo-Reg, le général Rakotomahanina Florens, lequel voulait à ses côtés un complice aussi intransigeant que lui. En septembre 2023, le gendarme est encore présent et va superviser comme une opération de police les élections dans la circonscription du grand Tana. En 2018, le préfet-général de gendarmerie a sauvé les apparences tout en restant sous le contrôle de l’appareil sécuritaire de l’État profond. En effet, le président d’alors était acculé par Andry Rajoelina et Marc Ravalomanana, tous deux réconciliés pour manipuler les manifestations dans le grand Tana et à Mahajanga en particulier, par la production de martyrs afin de faire pencher le pouvoir de négociation en leur faveur. L’action des forces de l’ordre conduisit à la mort d’une personne et à blesser une quinzaine d’autres amenant les chefs suprêmes de l’ordre policier à suspendre ce mode direct de répression de la foule. « Les éléments des forces de l’ordre n’interviendront désormais plus pour interdire les manifestations à l’Hôtel de Ville à Analakely » 9. C’est ce qui ressortait de la conférence de presse tenue par le ministre de la défense nationale à la suite de ce drame. Le ministre de la défense nationale, le général Beni Xavier Rasolofonirina, le ministre de la sécurité publique, le contrôleur général de la police Andrianisa Mamy Jean Jacques et le secrétaire d’État à la gendarmerie, le général Andriamahavalisoa Girard, autorisaient alors implicitement le processus de remplacement du président. En 2023, le préfet de police est toujours présent pour assurer au candidat Andry Rajoelina l’ordre dans la capitale.
Selon les sécurocrates, il serait donc exclu de cautionner un régime qui ne serait pas issu des urnes. Les forces de l’ordre n’accepteraient plus un nouveau coup d’État sous une forme active avec la prise du pouvoir par la force. Elles étaient pourtant sollicitées en 2018 par l’opposition pour appuyer sa demande de démission du président de la République. Madagascar ne devrait pas non plus être considérée par les politiciens comme un terrain de guerre pour accéder au pouvoir. Ainsi, les forces de l’ordre s’occuperaient désormais uniquement de la sécurisation des biens et des personnes en vue d’éviter tout débordement des manifestations en pillage ou destruction de biens publics. Dans leur déclaration de l’époque, il est préconisé de répondre à un problème politique par une solution politique. En fait, une fois de plus, il ne s’agit pas de désengagement de la société militaire vis-à-vis du champ politique. Au contraire, sa doctrine évolue et se confirme à la fois. Un putsch comme celui de 2009 n’est plus de mise avec le risque de voir les officiers et les sous-officiers remettre en cause l’État profond. Par contre, le complexe sécuritaire, de l’armée à la police, est déterminé, arrimé à présent à la primature, à conserver toutes ses places dans le système étatique, acquises à travers les reculades répétées des présidents mal élus. Le fait pour Christian Ntsay de se positionner au-dessus des partis politiques et son statut de fonctionnaire international militent en sa faveur, tout en offrant un gage de neutralité. Mais il ne faudrait pas le réduire à un passage de témoin entre deux présidents et des équipes de généraux. Il incarne aussi l’insertion dans le champ politique d’acteurs de type nouveau dont le terroir est la base transpartisane.
Les frères de la Côte
Christian Ntsay est issu d’une influente famille originaire du Nord de Madagascar, de la ville d’Antsiranana et plus précisément de la commune proche de Bestiaka 10. Les membres de sa famille ont occupé diverses fonctions au sein de l’administration locale et nationale au cours de l’histoire politique du pays. Son père a servi dans l’armée française pour finalement embrasser la carrière de fonctionnaire au moment de l’indépendance de Madagascar. Sa sœur, Cécile Marie Ange Dominique Manorohanta fut vice-ministre de l’Éducation nationale chargée de la recherche scientifique, ministre de la Défense de Ravalomanana, Vice-premier ministre sous la Transition prolongée de 2009 de Rajoelina, en charge de l’Intérieur, présidente de l’Université d’Antsiranana et, son mari, le Général Jean Adolphe Dominique, fut aide de camp du président Albert Zafy de 1993 à 1996, membre du Conseil militaire pour la défense nationale au cours de la Transition de 2009, directeur de la Central Investigation Service de 2018 à 2022, l’agence de renseignement rattachée à la présidence sous Rajaonarimampianina. Il fut remplacé six mois après la tentative de coup d’État par l’ancien ministre de la Sécurité intérieure, le contrôleur général Roger Rafanomezantsoa. Il est Grand Maître de la Grande loge nationale de Madagascar pour la mandature 2021-2024. Son frère Abel fut président du conseil d’administration de la SECREN, société d’études, de construction et de réparation navales, situéeà Antsiranana. Quant à Christian Ntsay, il cumule les expériences nationales et internationales au sein de la techno-bureaucratie. Il est diplômé en économie de l’Université d’Antananarivo ainsi qu’en gestion auprès du Centre d’études financières, économiques et bancaires de Marseille (CEFEB rattaché à la Caisse Française de Développement puis à l’Agence Française de Développement).
L’entreprise de chevauchement
Après une carrière dans sa ville d’origine en tant que directeur administratif et financier de la SECREN, il opère dans le domaine pétrolier ainsi que dans le tourisme, tout en cumulant la fonction de consultant auprès d’organismes internationaux. Il est ministre du Tourisme au temps de Marc Ravalomanana et reprend par la suite ses activités de consultant auprès de l’Organisation Internationale du Travail, dont il devient, d’ailleurs, le représentant pour la zone océan indien occidental, de 2008, à sa nomination en tant que Premier ministre en 2018.
Son passage à la SECREN, combiné à celui de son frère, lui permet d’établir des liens avec les hommes en armes. Ce contact est d’ailleurs renforcé par le passage de sa sœur à la tête du ministère de la Défense, ainsi que par les différentes positions occupées par le mari de cette dernière. Son passé d’entrepreneur à la tête de la Compagnie Madagascar Distribution Services et d’Entreprendre à Madagascar lui a permis de tisser des liens avec le milieu d’affaires. Sa nomination à la primature est à rapprocher de celle d’Hery Rajaonarimampiainina, en tant que ministre des Finances et du Budget de la Transition de 2009, où il fut proposé par le « crony capitalist » Mamy Ravatomanga, du groupe Sodiat, à Andry Rajoelina. L’influence de cet homme d’affaires dans le cercle du pouvoir n’a cessé de croître depuis le coup d’État de mars 2009 et le Premier ministre Ntsay passe comme son mentor.
L’usage de la parenté a permis l’installation de la famille Ntsay, comme de celles de Ratsiraka, Marson, Andrianmanjato et Ratsirahonana au sein de la bureaucratie d’État. Leur détention de capital politique et non-politique justifie leur légitimité d’exercice de l’autorité publique alors qu’ils chevauchent les affaires et les clans. Les membres de ces familles ont travaillé sous les différents régimes et le capital social et symbolique dont dispose Christian Ntsay constitue une ressource stratégique lui permettant de manœuvrer au sein du système politique, grâce au tissage d’un réseau couvrant de larges pans de la société. En effet, il se situe à la lisière de l’État profond et use ainsi de ramifications au sein de cette structure officieuse afin d’élargir son action politique tout en la confortant au sein de l’État officiel. Son profil de fonctionnaire international et son appartenance à l’oligarchie glocale ont suscité la confiance des donateurs car il fournit des gages de crédibilité et de confiance. Par ailleurs, les liens familiaux, et leur enracinement profond dans la bureaucratie du pouvoir, le conduisent à enjamber les espaces politiques, économiques et militaires nécessaires à l’incrustation dans l’État profond. En effet, la combinaison des systèmes d’autorité moderne et traditionnel s’avère primordiale dans l’exercice du pouvoir contemporain à Madagascar. Ntsay met en œuvre une accumulation des outils de pouvoir utiles à son maintien au cœur du cercle des élites. Cette trajectoire individuelle, de la périphérie géographique vers le cœur du système de puissance, reflète aussi les décentrements en cours dans la dynamique du politique.
De nouvelles alliances
En effet, l’accession du pouvoir de Rajoelina en 2009 a bénéficié du soutien des élites mises à l’écart des sphères d’influence sous la présidence de Ravalomanana. Celui-ci s’était appuyé pour l’essentiel sur sa garde rapprochée, formée par les Tiko boys, du nom de son entreprise, Tiko. Face à sa gouvernance autoritaire, une monopolisation économique, une politisation du religieux, une volonté de réforme et de purge au sein de l’institution militaire ainsi qu’une alliance conjoncturelle entre les élites politiques, économiques, militaires et religieuses se sont établis afin de ravir le pouvoir à Ravalomanana, débouchant sur le coup d’État de mars 2009. Cette alliance transcende le tribalisme politique à l’œuvre lors du conflit électoral ayant opposé Ratsiraka et Ravalomanana à l’issue du 1er tour de la présidentielle de 2001. La nouvelle coalition permit l’installation d’une transition, avec la mise place d’une Haute autorité, caractérisée par une gouvernance criminelle où le développement d’une économie grise permet, entre autres, de financer les dépenses publiques malgré les sanctions décidées par la communauté des bailleurs. Ainsi, le cercle du pouvoir a pu se constituer un trésor de guerre, mais en laissant les élites criminelles périphériques pénétrer les institutions politiques et étatiques. Le bois de rose est emblématique de cette percolation entre État central et élites provinciales.
L’explosion de l’exploitation illicite du bois de rose, à partir de 2009, a nourri la formation et l’expansion de nouvelles formes politiques telle la « Rosewood Democracy » 11 ou encore la « bolabolacratie », terme venant de « bolabola » (rondin de bois de rose) 12. Au sein du triangle Diana-Sava-Sofia, l’économie politique extractiviste de la Haute Autorité de Transition laisse les miséreux de la vanille 13 et leurs affidés ouvrir de nouveaux fronts de déforestation avec la coupe et la vente du bois de rose. L’USAID à travers le réseau TRAFFIC identifie et suit l’évolution du pillage des essences rares à Madagascar 14. Les barons de l’ébène et du bois de rose se sont installés dans l’espace politique national tout en verrouillant leurs fiefs contre les défenseurs de la forêt ou les activistes sociaux. La transition et les régimes qui lui ont succédé leur ont assuré de s’ingérer dans le pouvoir légal à travers les institutions parlementaires à base de clientélisme. Cette double prééminence de la vanille et du bois de rose a perduré après la transition, nourrissant un complexe politique et économique caractérisé, selon The Economist, par la conjonction du crime, de la richesse et de la cupidité 15.
La nouvelle dynamique du système politique s’accélère avec l’afflux de nouvelles élites voulant participer au régime de manducation politique et ainsi adjoindre fonctions politiques et économiques. En effet, le pillage et la mise à l’écart du conglomérat Tiko furent comblés par la mise en avant d’autres groupes économiques notamment indo-pakistanais, mais aussi par l’intrusion remarquée de groupes tels que Sipromad d’Ylias Akbaraly ou Sodiat de Mamy Ravatomanga. Ce dernier se rapprocha du régime de transition, notamment de son chef, pour en être l’un des principaux soutiens financiers, allant jusqu’à proposer le nom de ministres, tel celui des Finances et du Budget, Hery Rajaonarimampianina, qui fut par la suite élu président de la République en 2013. Ravatomanga poursuit son action politique à l’ombre du palais en soutenant Rajoelina à l’élection présidentielle de 2018. Son influence est telle qu’il réussit également à imposer comme Premier ministre, Christian Ntsay qui désormais en étant à la tête de l’État devrait — en principe — œuvrer pour faciliter la réélection de Rajoelina.
Le maître du temps long ?
La parenthèse Rajaonarimampianina, de 2013-2018, est aussi une tentative — qui échoue — de se défaire du soutien devenu encombrant du tandem du putschiste Rajoelina et du crony capitalist Ravatomanga. Rajoelina aura une certaine amertume de voir ses députés rallier sans complexe le camp de Rajaonarimampianina. Mais quand vinrent les élections, ce dernier ne fit pas le poids lors de la présidentielle de 2018, où les principaux candidats furent Rajoelina et Ravalomanana, désormais autorisés à se présenter après le « ni-ni » de 2013. Le retour aux affaires de Rajoelina lui permit d’asseoir un peu plus son autorité et son pouvoir, exprimés par une victoire à l’ensemble des élections nationales et locales.
Cette domination repose sur le soutien que la classe politique apporte au Président ray aman-dreny 16, le pourvoyeur du système de rente. Le retour au pouvoir, par la case électorale, offrait à Rajoelina une nouvelle légitimité, renforcée par sa victoire sur Ravalomanana. Les diverses tentatives de déstabilisation, telles les motions de censure et la tentative de coup d’État de juillet 2021, ont fourni les éléments nécessaires à la restauration autoritaire initiée à partir de la pandémie de Covid-19. La perpétuation du despotisme ray aman-dreny demande le contrôle des institutions électorales, contrôle mis en place dès avril 2023, et de l’appareil sécuritaire, en vue d’assurer la permanence au pouvoir à travers la réélection, voire le plébiscite.
Le pouvoir est au bout de la présidence
La présidence de Rajoelina s’est inscrite dans la volonté de se maintenir au pouvoir, dans une perspective longue, usant d’une propagande permanente et de la mise en place de politiques populistes. En effet, la parole et les actions de Rajoelina sont déployées dans la perspective d’un référendum/plébiscite permanent qui ratifierait un ordre souverain intangible et au-dessus des partis. Pour garantir la continuité du pouvoir, les élections des nouveaux membres des organes de gestion électorale, la Commission électorale nationale indépendante (CENI) et la Haute cour constitutionnelle (HCC), se font selon une logique clientélaire. La domination au sein des institutions politiques se double d’un contrôle sur la machine électorale, renforcé par celui exercé sur l’administration, illustrée par la désignation —un temps— par la HCC du gouvernement collégial comme exerçant les fonctions de chef de l’État avec le Premier ministre comme chef.
Par ailleurs, afin de bénéficier du soutien de certains bailleurs, Rajoelina, par une habile politique, s’est fait décerner plusieurs titres de champion — de l’industrialisation, de la nutrition, du planning familial comme levier de développement — et s’attache les services de compagnies de conseils et de communications politiques, principalement françaises, afin de parfaire son image et la valorisation de son bilan. Il s’échine à défendre sa nouvelle candidature auprès des partenaires internationaux afin d’attirer des investisseurs dans le financement de son programme de développement. Pourtant la probable inscription de Madagascar sur la liste grise du Groupe d’actions financières (GAFI) en raison de la non-adoption de la loi contre le blanchiment des capitaux menace d’affecter la crédibilité du pays et de sa gouvernance financière, mise à mal par la corruption généralisée, de la justice en particulier. Quand les images de propagande et la séduction ne suffisent pas, le président ray aman-dreny sait recourir à l’argument de la violence d’État.
Les gardiens du palais
En 2018, le retour de Rajoelina a prolongé la promotion de l’institution militaire, comme élément essentiel de conquête et de conservation du pouvoir. La recomposition de la société militaire fut initiée à la suite du conflit électoral de 2001, entre Ratsiraka et Ravalomanana. Cette conflagration a ébranlé la structure militaire recomposée en factions adverses et en compétition. Ravalomanana a essayé de s’affranchir du système sécuritaire, mis en place par plusieurs décennies d’autoritarisme marxisant, et de l’influence française, en créant le Central Intelligence Service. Rajoelina, à travers la Haute Autorité de Transition, mal à l’aise avec cet instrument, va lui assigner l’exécution extra-judiciaire de bandits gênants en province, sans lui laisser l’opportunité d’interférer dans la gouvernance criminelle de l’armée. En 2022, dans l’optique de la présidentielle, Rajoelina a nommé le général Roger Rafanomezantsoa, ancien ministre de la Sécurité Publique, comme directeur général du Central Intelligence Service. Cet organisme rattaché à la Présidence de la République, spécialisé dans l’espionnage et le contre-espionnage, était dirigé depuis 2018 par le général de division aérienne Jean Adolphe Dominique, beau-frère du Premier ministre Christian Ntsay. Mais cet officier général, retraité, a été limogé. Il s’agissait pourtant d’une personnalité décisive, indice des affinités du Premier ministre, car grand maître d’une loge nationale malgache, mais à qui certaines chancelleries reprochaient sa fidélité à la Russie où il a été formé. L’aviateur, d’apparence simple, n’hésitait pas non plus à décrire parfois la vie présidentielle sans précautions. Manière de mettre en exergue les qualités profondes de son beau-frère ?
Le vice-amiral Nonenana Marosoa Randrianarisoa, depuis 2022 également, est devenu le stratège de la réforme de la défense malgache. En tant que secrétaire permanent à la Défense et à la Sécurité nationales (SPDSN), le vice-amiral Nonenana Marosoa Randrianarisoa doit assurer la synergie d’interventions entre les différents secteurs impliqués dans la Réforme du Secteur de la Sécurité (RSS). Mais la RSS n’est pas pour tout de suite et ce qui compte c’est l’instauration d’une bureaucratie militaire de supervision des crises politiques et sécuritaires : « Une fois mise en place, cette structure de coordination nationale aura pour mission de définir la stratégie adéquate pour harmoniser les contributions de l’ensemble des participants durant la phase anticipation, de gestion de crise ou encore de répression (sic) et reconstruction post-crise », a-t-il indiqué lors d’une cérémonie de remise de don de matériel informatique au SPDSN. La mission du marin sera plus trivialement de contrebalancer la présence des généraux de l’armée de terre dans les provinces et dans l’administration. Son parcours particulier lui permet de traiter sans états d’âme les fiches des promotions de l’académie d’Antsirabe. Il est proche du Premier ministre qu’il a fréquenté quand il dirigeait la principale base aéronavale du pays 17, celle de Diégo-Suarez, région dont est originaire Christian Ntsay. Par petites touches, le dispositif sécuritaire électoral se met en place mais avec des ajustements qui montrent que le passé a laissé des traces et qu’Andry Rajoelina n’est pas seul à décider. Ainsi, avant le général Dominique, le CIS était dirigé par Andreas Roland, un policier reconnu pour sa plus grande discrétion. Ce natif de la région Anosy, était contrôleur général de police et consulté par la Haute Cour Constitutionnelle jusqu’en 2018. Une particularité malgache : des organes publics, en apparence indépendants, sont cependant truffés de policiers ou d’officiers supérieurs. Roland a laissé beaucoup de ses hommes originaires de l’Anosy au CIS. Aucun site de sécurité n’est absolument homogène ni sûr. De plus les réseaux sont en intrication avec des civils qui se mêlent de renseignement et des gendarmes qui rentrent en politique. L’autre voie de la reconduction du pouvoir est sa dissémination et celle de ses hommes.
L’essaimage de la violence
Ainsi, le Premier ministre demeure un élément essentiel du dispositif sécuritaire comme le prévoit la Constitution qui lui confie la mission d’assurer la sécurité, la paix et la stabilité́ sur toute l’étendue du territoire national dans le respect de l’unité nationale ; à cette fin, il dispose de toutes les forces chargées de la police, du maintien de l’ordre, de la sécurité́ intérieure et de la défense. Ces prérogatives sont renforcées, depuis septembre 2023, par le fait qu’il est le chef du gouvernement collégial qui assure la charge de chef d’État par intérim. A ce titre, il est à la tête de l’Organe mixte de conception (OMC) et de son bras opérationnel, l’État-major mixte opérationnel (EMMO), une unité spéciale de forces mixtes (armée, gendarmerie et police) mise en place en 1984 dans un contexte d’insécurité́ et de violence sévissant dans le pays, notamment dans la capitale. La sécurisation du processus électoral relève d’une question de sécurité intérieure qui est du ressort de l’OMC et de l’EMMO. Ces structures sont instituées au niveau national et à l’échelon des collectivités décentralisées en vue d’assurer la défense de la sécurité publique ainsi que l’ordre public économique et social de manière temporaire et ponctuelle 18 mais semblent s’installer sur le temps long, plongeant Madagascar dans un sorte d’état de guerre permanent où la gouvernance par la peur constitue le mode de gouvernance par excellence.
Un personnage clé du bloc hégémonique autour de Rajoelina est le sécurocrate Richard Ravalomanana, devenu il y a peu président du sénat. Ce général en retraite est un compagnon de la première heure du putschiste Rajoelina. Leur proximité date de la transition prolongée où Richard Ravalomanana était commandant de la circonscription de la gendarmerie nationale d’Antananarivo. Il s’y est illustré pour avoir révélé l’existence de bombes artisanales dans la capitale, réprimé les mutineries des soldats, les manifestations de l’opposition, tout cela lui valant le surnom de général « Bomba ». Il gravit rapidement les échelons en étant colonel en 2009 et général en 2012, nommé de plus à la tête de la gendarmerie nationale. Il gère aussi le renseignement politique et militaire et coopère avec la chef d’antenne de la DGSE pour les îles de l’océan indien en poste à Tana à cette période. Le retour de Rajoelina au pouvoir lui permet d’être nommé secrétaire d’État chargé de la gendarmerie de 2019 à 2022, pour ensuite occuper la fonction de conseiller spécial en charge de la sécurité et de la sûreté nationale du président de la République. Richard Ravalomanana est un proche du président destitué du Sénat, Hermann Razafimahefa, tous deux très actifs dans la vie associative au sein de leur commune d’origine d’Ambohimanga. Mais tel Caïn, il lui a ravi sa place, élargissant clairement son influence nationale et institutionnelle et renforçant le positionnement autoritariste du pouvoir. Son passage au gouvernement l’a rapproché du Premier ministre, Christian Ntsay, d’autant plus que son épouse, Sahondraniaina Lydie Rabarison travaille auprès de la primature et que le général Ravalomanana y a officié sur une période longue au sein de la direction de la sécurité de différents premiers ministres. Sa longévité au sein de la bureaucratie d’État lui a permis d’établir un pacte de confiance entre les milieux politiques et sécuritaires.
Femmes et églises
La garde rapprochée de Rajoelina ne se limite pas aux hommes en uniformes et aux « gros boutons ». À côté de la force, le charme et la prière ont toute leur place dans sa stratégie. La présence affirmée de femmes se confirme avec, au premier rang, son épouse Mialy Razakandia, issue de l’aristocratie merina, permettant à Rajoelina d’accéder à ce milieu et de bénéficier de l’entregent de la famille de son épouse qui possède une entreprise dans le domaine chimique. Par ailleurs, Mialy va mettre en place une entreprise œuvrant dans le domaine publicitaire, DomaPub, qui va concurrencer celle du gendre du président Ravalomanana en 2007, en partie à l’origine de sa volonté d’entrer en politique. Mialy est également active dans le domaine social à la tête de l’association Fitia. L’évergétisme de la Première dame doit se comprendre comme une action politique au service de la gouvernance ray aman-dreny participant à la propagande permanente nécessaire à renforcer la légitimité du président dans son action en faveur du bien-être de la Nation. Il y a également sa sœur, le pasteur Voahirina à la tête de l’Église évangélique, Fiangonana Fanalahidin’ny Fanjakan’Andriamanitra, qui occupe une place importante dans la captation de la clientèle religieuse illustrant l’instrumentalisation politique du religieux par Rajoelina. Conscient de cette ressource symbolique, il ne manque pas une occasion d’afficher sa chrétienté afin de s’assurer le soutien politique des religions traditionnelles et pentecôtistes et la capacité mobilisationnelle des ray aman-dreny religieux. Dans ce rôle, se trouve également la présidente de l’Assemblée nationale, Christine Razanamahasoa, active au sein de l’église luthérienne et également soutien de longue date en tant que ministre de la Justice sous la HAT. Il peut aussi compter sur la ministre de la Communication, Lalatiana Rakotondrazafy, qui cumule la fonction de porte-parole du gouvernement. Cette ancienne journaliste dispose du groupe de média Freenews et dirige le parti politique Freedom. Elle a d’ailleurs démissionné du gouvernement afin de se consacrer à la campagne électorale de Rajoelina.
Tout au long de son magistère, Rajoelina s’est attelé à adopter un message théocratique et de se muer en pasteur de la République pouvant résoudre le mal qui touche Madagascar grâce à la foi, l’amour et la protection de Dieu. Cette utilisation du religieux vise à élargir sa base de soutien au sein d’une République de croyants, d’autant plus que le pouvoir est considéré comme venant du monde invisible. Le fait de cultiver et d’entretenir un tel lien est nécessaire à sa survie notamment au maintien du hasina mais aussi parce que la pratique de la religion crée un sentiment de proximité. Il a d’ailleurs commencé sa campagne électorale —le collectif des candidats refuse pour l’instant de faire campagne— par un office religieux, « La victoire dans la foi » et se pose en sauveur de la Nation, prétendant que son action ainsi que Madagascar bénéficient de la protection de Jésus Christ.
Une autre figure importante est celle d’Augustin Andriamananoro, ministre des Postes et télécommunications sous la transition, directeur général de l’office malgache d’études et de régulation des télécommunications, président du conseil d’administration de la société nationale de participations et ministre des ressources halieutiques et de la pêche dans le gouvernement d’union nationale de 2018. Après l’élection de Rajoelina, il occupe le poste de directeur des projets présidentiels, avatar de super-ministère auprès de la présidence de la République chargé de gérer les projets du Programme Émergence Madagascar et donc des rentes y afférant. Il eut la charge de la campagne référendaire en vue du vote de la Constitution de la IVème République en 2010 et de vice-président du MAPAR, la plateforme soutenant Rajoelina, en 2013. Rajoelina s’ancre dans près de quinze ans de vie politique et institutionnelle malgache. La volonté de ce système, né d’un coup d’État militaire, de se reproduire l’entraîne à des coups de force sécuritaires et institutionnels établissant un mode de gouvernement difficile à contester, à combattre, à démanteler. Il s’agit en effet d’un despotisme gémellaire enchâssé dans la figure bienveillante du ray aman-dreny.
Le despotisme ray aman-dreny
Face à la matrice hégémonique, qui résulte de la confluence d’intérêts réciproques des élites de la nouvelle économie extractiviste et prédatrice, les opposants sont affaiblis par leur passé et leur difficile accès aux ressources, gage d’influence. Dans l’arène politique le président sortant — si l’on peut parler ainsi — aligne un nouveau cartel électoral, l’Union des pro-Rajoelina (UPAR), composée de multiples transhumants, qui n’ont aucune référence idéologique et peuvent attirer à eux des voix, dans une situation d’impasse de la compétition.
Parmi les candidats de poids qui s’opposent à Rajoelina, on retrouve les anciens de son équipe gouvernementale de la transition prolongée de 2009 et de sa coalition électorale, lors de la présidentielle de 2018. Ainsi Hajo Andrianainarivelo du MMM qui a quitté le gouvernement en mars 2022 pour se poser en pourfendeur de Rajoelina. Il en est de même du député Siteny Randrianasoloniaiko, élu IRD à Toliara I, qui se veut porteur d’un renouvellement des pratiques politiques en tant que candidat du parti social-démocrate, héritage du premier Président de la République, Philibert Tsiranana. Il espère fédérer les nostalgiques de cette période et les déçus de Rajoelina autour de son projet basé sur la décentralisation, l’agriculture, la santé et l’éducation. Il a été reçu deux fois par le Pape et, par l’intermédiaire de la fédération internationale de judo, a fait la connaissance de Poutine. Deux anciens présidents se présentent également, Hery Rajaonarimampianina du HVM qui, à travers le Fisandratana (Émergence), souhaitent remettre le pays sur le chemin de la croissance. Ce dernier a été ministre des Finances des putschistes et fut considéré un temps proche de Mamy Ravatomanga. Marc Ravalomanana, du TIM, mise sur la reprise du Madagascar Action Plan, axé entre autres, sur la réhabilitation des infrastructures routières, l’accroissement de la productivité agricole, la lutte contre l’insécurité, etc. Ce nouvel affrontement, face à son tombeur en 2009, pourrait être sa dernière danse et clore une page de l’histoire politique malgache.
Le début de la campagne électorale, le 10 octobre, a vu la seule participation du candidat Rajoelina occuper le terrain dans la capitale à travers un culte pour ensuite se rendre dans la région d’origine du Premier ministre. Les autres candidats campent sur leur position tout en refusant de faire campagne tant que leurs revendications ne sont pas satisfaites. Ils tentent d’élargir la base de leur soutien en organisant des marches dans différents quartiers de la capitale où le chou-fleur constitue le symbole du pacifisme de leur manifestation. Mais cela risque de renforcer l’autoritarisme électoral et la démocratie sans choix.
Quelle que soit l’issue du processus électoral, la géographie nouvelle du dualisme de l’exécutif donne un nouveau sens au ray aman-dreny (« père et mère ») de la Nation. Le Premier ministre et le Sénat semblent confondus avec la souveraineté d’un président autoritaire et dispensateur de bienfaits. Ainsi le meilleur ennemi de Rajoelina resterait son bilan et la sinistre situation dans laquelle a sombré son pays. Le Plan Émergence Madagascar (PEM) a été difficilement élaboré par la présidence Rajoelina et de plus ses ambitions ont été contrariées par la pandémie de la Covid-19, plongeant le pays dans l’une des pires récessions de son histoire.
Le mandat de Rajoelina se caractérise par une restauration autoritaire accompagnée d’un populisme messianique entretenu par une propagande permanente. La promotion du PEM se conjugue avec la prétention à l’État manara penitra, c’est-à-dire un État aux normes dites internationales, basé sur la construction d’infrastructures, où l’extraversion occupe une place centrale en raison de sa permanence dans la vision politique.
La fragilité politique et institutionnelle du pouvoir est reflétée par le nombre important de changements de gouvernement, de motions de censure et par diverses tentatives de remise en cause du Président, dont une tentative de coup d’État en juillet 2021. Ces soubresauts ont permis au pouvoir, par une instrumentalisation des institutions, de consolider son autoritarisme en exerçant un contrôle plus accru sur les actions de l’opposition et sur la société en général d’une part, d’autre part d’opérer une purge d’éléments jugés gênants au sein de l’institution militaire, notamment des éléments considérés comme proche d’Hery Rajaonarimpiainina. De plus, l’État profond, puisant sa force dans la solidité de réseaux informels, affairistes et criminels, se montre de plus en plus prééminent par rapport à la République procédurale, s’appuyant sur une administration assurant le fonctionnement, certes inégal, de l’État dit « légal ». Par ailleurs, la pratique politique se caractérise par une verticalité du pouvoir où le Président de la République agit tel le ray aman-dreny de la Nation. Toutefois, pour ce faire, cet omniprésident doit composer avec des soutiens qui opèrent à l’ombre du palais. En effet, les fétiches secrets du ray aman-dreny s’avèrent nécessaires pour la permanence du régime et de sa reconduction sous un mode despotique.
Sources
- L’omniprésence des aînés domine dans la société malgache. Il existe à Madagascar une prise en compte des « pères et mères sociales » (ray aman-dreny ara-piarahamonina), et « père et mère politique » (ray aman-dreny ara-pitondrana) ou encore « père et mère spirituelle » (ray aman-dreny arapanahy). Dansla grande île, tout chef, qu’il soit de type traditionnel (officiant, notable …) ou de type moderne (chef d’entreprise, maire, directeur d’école, parlementaire, président de la République…) est naturellement perçu comme étant un ray aman-dreny.
- Jean-Roland Randriamaro. « L’expression du politique par le populaire, l’exemple du rugby à Madagascar. » Revue historique de l’océan Indien, 2005, Dynamiques dans et entre les îles du Sud-Ouest de l’océan Indien : XVIIe-XXe siècle, 01, pp.312-323.
- Olivia Rajerison, « La légitimation démocratique du pouvoir à Madagascar », octobre 2013, Friedrich-Ebert-Stiftung, Madagascar
- web www.2424.mg, Antananarivo, 9 octobre, 6h02.
- Le conseil chrétien des Églises catholiques de Madagascar regroupe les quatre Églises historiques à savoir les Églises catholique, protestante, luthérienne et anglicane. Le FFKM veut se poser en médiateur comme par le passé mais sa tentative ne suscite pas l’adhésion en raison de son discrédit résultant de sa partialité envers Marc Ravalomanana en 2002 et de sa politisation par la suite qui lui a empêché de jouer ce rôle depuis le coup d’État de mars 2009.
- Juvence F. Ramasy, « L’élection présidentielle malgache de 2018 : vers une perpétuation de la mascarade électorale ? », Revue Madagascar Consulting International, Dossier spécial : « Élection 2018 », 2018, n°83, pp. 16-22.
- « Les sites malveillants créés pour infecter des téléphones se présentent généralement comme neutres, en imitant des médias ou des sites universitaires. La présence de faux sites dédiés à Andry Rajoelina au sein de l’infrastructure détectée par Sekoia est de ce fait assez surprenante, et pourrait suggérer que les utilisateurs du logiciel espion aient également cherché à viser des personnalités appartenant à l’entourage du chef de l’État ou à son parti. Mais, en l’absence d’analyses de téléphones permettant de documenter des infections, il est impossible de l’affirmer. » in https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/10/04/l-ombre-du-logiciel-espion-predator-sur-la-campagne-presidentielle-malgache_6192485_3212.html
- Olivier Vallée, La Société militaire à Madagascar, une question d’honneur(s) ? Éditions Karthala, Paris, 2017
- Midi Madagasikara, « Forces armées : Menace d’un putsch. Les hommes en treillis sont plus que jamais poussés à prendre leurs responsabilités en tant que dernier rempart », 1er juin 2018.
- « Betsiaka est une commune rurale du nord de Madagascar connue pour sa poussière et sa boue, pour être le village natal de l’ancien président Zafy Albert, aujourd’hui décédé, et surtout pour son or (volamena). Aujourd’hui, environ 25 000 mineurs travaillent dans les champs aurifères de Betsiaka, qui s’étendent sur environ 70 kilomètres carrés de collines broussailleuses, de vallées étroites et de plaines inondables au sud de l’escarpement boisé d’Andavakoera. L’économie aurifère locale a des racines profondes qui remontent au moins au milieu du XIXe siècle (Klein 2020), et elle fournit actuellement des revenus à environ 90 % des ménages résidents. » in Ikaika Klein, « Dina, domination, and resistance : indigenous institutions, local politics, and resource governance in Madagascar », The Journal of Peasant Studies.
- « Despite international conservation efforts to curtail the trade, the collapse of the Malagasy government via a military-backed coup d’état in 2009 triggered an outbreak of illegal logging in the country’s northeastern protected areas. Since the coup, thousands of shipping containers of rosewood have been exported overseas, making multi-millionaires of an elite few in the northeast and profoundly reconfiguring the country’s geographies of power. Using an ethnographic approach to analyze political economic transformations, this article takes readers from the hundreds of logging camps scattered throughout the protected areas of northeastern Madagascar to the upper echelons of a rosewood political economy that spans the highest powers in the capital city. In the article, I argue that revenues generated during Madagascar’s rosewood logging outbreak, combined with the country’s return to electoral politics at the end of 2013, have together facilitated the political ascendancy of an elite group of rosewood traders from northeastern Madagascar. Through a process that I refer to as « rosewood democracy, » these rosewood traders have been voted into central offices in Madagascar’s Fourth Republic, ultimately demonstrating how democratic institutions that are supposed to foster equality are captured to sustain long-standing patterns of inequality. » in Anonyme, “Rosewood democracy in the political forests of Madagascar”, September 2017, Political Geography 62(402)
- Hery Randriamalala, « La bolabolacratie ». Madagascar Tribune, 2012.
- Dans la SAVA, 20 000 enfants au moins sont astreints au travail dans les multiples étapes de traitement de la vanille.
- Cynthia Ratsimbazafy, David J. Newton, Stéphane Ringuet, « Timber Island. The Rosewood and Ebony Trade of Madagascar », TRAFFIC Report, 2016.
- Wendell Steavenson, « The bitter truth behind Madagascar’s roaring vanilla trade », The Economist, 2019.
- Un ray aman-dreny, un sage père et mère, se confond avec un ancêtre sacré qui indique la juste voie et la date voulue du retournement des corps des morts. Un élément central de la cosmopolitique malgache liée au tombeau, à l’eau et à la terre. Voir Ikaika Klein, « Dina, domination, and resistance : indigenous institutions, local politics, and resource governance in Madagascar », The Journal of Peasant Studies, 2023.
- Le premier officier de marine de nationalité Malagasy à commander la base navale de Diego fut feu le capitaine de corvette Sibon Guy Albert, de 1969 à 1972. Puis seront nommés : le capitaine de vaisseau Ranaivoseheno Antoine de Padoue, de 2008 à 2010, également assistant technique de l’OLEP (Organe de lutte contre l’événement de pollution marine) et le capitaine de vaisseau Randrianarisoa Marosoa.
- Juvence F. Ramasy, « Gestion de la violence électorale pour la consolidation de la démocratie à Madagascar », Projet d’appui à la prévention et la gestion de conflits et de violences potentiels liés aux élections à Madagascar, European Centre for Electoral Support, 2019.