Pourriez-vous définir l’impérialisme libéral ? Comment est-il apparu au XIXe siècle ?
L’impérialisme libéral est une idéologie qui proclame que les États libéraux ont le droit (voire le devoir) de diffuser les valeurs et les institutions libérales aux peuples prétendument « non développés » du monde. Ces valeurs et institutions sont centrées sur la liberté individuelle, une économie capitaliste et un gouvernement représentatif. Il s’agit d’une version moderne d’un projet politique beaucoup plus ancien, la « mission civilisatrice ». Les défenseurs de l’impérialisme libéral ont insisté sur le fait que l’empire n’est légitime que s’il est principalement destiné à bénéficier aux populations qui y sont soumises. Dans cette optique, l’empire ne tire pas sa justification principale des avantages qu’il pourrait procurer à la puissance impériale.
Je ne pense pas, par ailleurs, qu’il soit utile de considérer l’impérialisme libéral simplement comme un type d’impérialisme auquel se livrent les États supposés libéraux. Outre le fait qu’il s’agit d’un argument circulaire, cela ne tient pas compte du fait important que des raisonnements différents — et souvent contradictoires — ont été avancés pour justifier le fait impérial, y compris par des libéraux revendiqués. Si l’idée de répandre la civilisation par l’empire existe depuis des millénaires, la version spécifiquement libérale de cette ambition est un produit de la fin du XVIIIe siècle et du XIXe siècle, époque à laquelle le libéralisme a commencé à émerger en tant qu’idéologie politique globale.
Ce type idéal de justification impériale libérale peut être comparé à d’autres idéologies qui ont été utilisées pour légitimer l’empire (y compris par des États « libéraux »). Par exemple, les arguments commerciaux–exploitants justifient l’empire en termes de gains économiques pour la puissance impériale (cela a pris différentes formes, notamment l’extraction directe de ressources ou la création de systèmes d’esclavage ou de main-d’œuvre lourdement exploitée). Les justifications impériales réalistes et géopolitiques se concentrent sur les avantages de l’empire pour la concurrence entre grandes puissances ou la « sécurité nationale ». Les arguments bellicistes, plus rares, mettent l’accent sur les avantages moraux, culturels ou sociaux de la violence et de la conquête impériale. Un autre ensemble d’arguments peut être qualifié de républicain. Ils ont une longue histoire, qui remonte au moins à Rome, mais ils ont également été courants aux XIXe et XXe siècles. Dans cette optique, l’empire se justifie principalement par les avantages politiques, culturels et moraux — en particulier la promotion d’une forme de vertu politique qui lui serait associée — qu’il procure à l’État impérial.
Il convient toutefois de noter que si l’empire peut être justifié par le libéralisme et le républicanisme, ces deux courants peuvent également générer des arguments anti–impériaux. Les idéologies politiques parlent très rarement d’une seule voix.
Est-ce spécifique à l’Empire britannique ou est-il possible de trouver des éléments d’impérialisme libéral dans d’autres projets coloniaux, par exemple l’empire colonial de la France sous la Troisième République ?
Je ne pense pas qu’il soit spécifique à l’Empire britannique, même si c’est là qu’il a trouvé son expression la plus explicite et la plus consciente au cours du « long » dix-neuvième siècle. Bien que je n’aie jamais travaillé sérieusement sur les idées politiques françaises, il est clair que des éléments de l’idéologie étaient présents, tout comme les arguments républicains. En amont de la Troisième République, j’ai étudié dans mon travail le contraste instructif peut être établi entre la justification républicaine — autrement dit, morale — que donne Alexis de Tocqueville à l’impérialisme français en Algérie et la justification libérale de John Stuart Mill pour l’empire britannique en Inde. Bien que les deux hommes soient des figures canoniques de la tradition libérale, seul l’un d’entre eux a proposé une justification réellement libérale de l’empire.
Dans Dreamworlds of Race : Empire and the Utopian Destiny of Anglo-America, vous examinez le discours unioniste en faveur d’une communauté politique anglo-américaine commune, depuis les années 1880 jusqu’à la première décennie du XXe siècle. Défendu par des personnalités aussi différentes qu’Andrew Carnegie, Cecil Rhodes et H.G. Wells, ce discours s’est lentement étiolé par la suite. Pensez-vous néanmoins que cette idée a eu un effet durable dans les représentations publiques du monde anglo-américain ? La « Special Relationship » est-elle un parent éloigné de cet unionisme ?
L’idée de créer une communauté politique unique et unifiée entre la Grande-Bretagne et les États-Unis s’inscrivait dans un ensemble plus large d’arguments visant à créer des liens étroits entre les deux États impériaux à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. La notion d’un lien politique et économique très étroit entre les deux pays — qui a plus tard été appelée la « relation spéciale » — a été établie à cette époque. L’idée d’une union politique formelle — qui serait notamment passée par la création d’un État transatlantique — était l’expression la plus ambitieuse, sur le plan institutionnel, de cet intérêt plus général pour ce que j’appelle l’unionisme racial. Le débat était dominé par des appels plus modestes en faveur d’une alliance, d’une coopération plus étroite, etc. Les projets d’union politique transatlantique, d’un type ou d’un autre, ont parfois trouvé des défenseurs au cours des décennies suivantes.
Les idées d’une union politique formelle étaient encore défendues pendant la Seconde Guerre mondiale, bien qu’elles n’aient pas reçu beaucoup de soutien. À cette époque, et depuis lors, la vision d’une alliance souple mais forte — incluant souvent l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Canada — a joui d’une réelle popularité, qui ne s’est jamais complètement démentie. Après la Seconde Guerre mondiale, cette vision a trouvé une expression institutionnelle dans le réseau d’échange de renseignements entre les pays, appelé « Five Eyes », et dans une coopération militaire très étroite.
À travers votre exploration de la pensée politique impériale britannique et américaine, quels liens et quelles différences voyez-vous entre les deux projets impériaux ?
Il y a autant de différences que de similitudes, notamment en raison de la situation géographique différente des deux pays et de leurs trajectoires historiques différentes. À la fin du XIXe siècle, les Britanniques régnaient sur un empire vaste et hétérogène, réparti sur différents continents et océans — le plus grand dans l’histoire du monde. C’était le produit d’un processus d’expansion qui avait commencé plusieurs siècles auparavant (et qui incluait la colonisation de certaines parties de l’Amérique du Nord puisque les États-Unis sont, bien évidemment, un produit de l’impérialisme britannique).
L’expérience des États-Unis en matière d’impérialisme formel, au-delà de l’Amérique du Nord, a été beaucoup plus limitée et a duré beaucoup moins longtemps — elle s’est principalement concentrée sur les Philippines. Plus concrètement, le principal projet impérial des États-Unis a été la colonisation du continent nord-américain et l’établissement d’un immense État s’étendant de l’Atlantique au Pacifique. Cela renvoie à un sujet sur lequel j’ai cherché à attirer l’attention dans mon travail — la centralité du colonialisme de peuplement dans la pensée politique britannique et américaine, et en particulier dans le libéralisme, au cours des XIXe et XXe siècles.
Dans vos travaux sur le libéralisme, vous avez soutenu qu’il importait moins de définir ce qu’était le libéralisme que de comprendre ce que l’on en est venu à appeler le libéralisme. Comment décririez-vous la manière dont le libéralisme est compris aujourd’hui ?
Le libéralisme est une idéologie amorphe et changeante, qu’il est très difficile de cerner avec précision. C’est en partie le résultat de son succès au cours du siècle dernier. Aujourd’hui, il a des significations assez différentes d’un pays à l’autre — un « libéral » qui se décrit comme tel aux États-Unis, en Grande-Bretagne, au Danemark ou en France est susceptible de donner à ce terme des significations différentes, au-delà d’un engagement vague et abstrait en faveur de la liberté individuelle, de la démocratie et du marché. Le « libéralisme » est un nom utilisé pour couvrir un éventail de positions et de projets politiques allant de la social-démocratie au libertarianisme extrême. En d’autres termes, les personnes qui se disent libérales soutiennent des États-providence étendus ou les rejettent totalement, célèbrent une version radicalement libre du capitalisme de marché ou cherchent au contraire à le réguler fortement ; elles s’opposent à la redistribution des richesses ou s’en félicitent ; elles soutiennent l’ouverture des frontières ou, au contraire, des contrôles frontaliers stricts ; elles font l’éloge du multiculturalisme ou le rejettent ; elles cherchent à créer un fort sentiment d’appartenance nationale ou elles rejettent l’idée de nation ; et ainsi de suite.
Autrement dit, le libéralisme couvre un large éventail de positions qui se confondent avec le socialisme à une extrémité du spectre et avec le conservatisme à l’autre. Et pour compliquer encore les choses, aux États-Unis, et de plus en plus ailleurs, le terme « libéral » est génériquement utilisé comme un terme insultant par les conservateurs, pour désigner tout et n’importe qui avec lequel ils ne sont pas d’accord. En d’autres termes, s’il est impossible de se débarrasser du terme, « libéral » est souvent une classification idéologique peu utile. La question qu’il faut se poser n’est pas « cette personne ou cette idée est-elle libérale ? » mais plutôt « de quel type de libéralisme parlons-nous ? » et « qu’est-ce que cela implique ? ». Je ne rejette donc pas l’importance de définir le libéralisme — c’est une tâche essentielle si l’on veut l’utiliser comme catégorie analytique ou historique. Je pense simplement que l’utilisation non qualifiée du terme est souvent trompeuse.
Comment expliquez-vous l’appel constant aux métaphores biologiques — en particulier dans les études sur les relations internationales — alors que leur utilisation a été largement discréditée par les travaux d’auteurs comme Hippolyte Taine ou Gustave Le Bon ?
Justement, je ne pense pas qu’elles aient jamais été « discréditées » — dans le sens où il aurait été largement admis qu’elles étaient erronées et qu’elles devaient être abandonnées. Au cours des deux derniers siècles, les métaphores biologiques se sont présentées sous de nombreuses formes différentes et ont été utilisées à des fins très diverses. L’impact de la théorie de l’évolution dans la seconde moitié du XIXe siècle, et en particulier l’impact du darwinisme après la publication de L’origine des espèces (1859), a donné un nouvel élan à une idée très ancienne, à savoir que les idées tirées de la compréhension de la vie biologique pouvaient être appliquées à l’analyse des sociétés.
Depuis lors, les métaphores biologiques, sous une forme ou une autre, ont joué un rôle notable dans la pensée sociale et politique. Mais il ne s’agit pas seulement de métaphores. Les théories biologiques du comportement humain, y compris celles qui cherchent à expliquer des aspects importants de la politique en se référant à la nature humaine, sont également restées un thème populaire. Cela reflète le succès général des sciences biologiques depuis la fin du XIXe siècle. Je prédis que (malheureusement) la popularité des arguments sociaux et politiques fondés sur la biologie va s’accroître avec le temps.
Dans Uncertain Empire, vous avez souligné à quel point la guerre froide avait été vidée de son sens par son utilisation abusive. Comment comprenez-vous la recrudescence de l’utilisation de ce concept pour qualifier la confrontation entre la Chine et les États-Unis ?
Je ne pense pas qu’il soit vide de sens — il a une certaine valeur en tant que concept pour donner un sens à certains aspects de l’histoire mondiale après la Seconde Guerre mondiale — mais nous devons faire attention à la manière dont il est appliqué, à la fois historiquement et aujourd’hui.
Les « mondes de rêve de la race » ont-ils encore un certain pouvoir aujourd’hui ? Les fréquentes mentions du Commonwealth par les conservateurs de haut rang lors des négociations sur le Brexit pourraient-elles être considérées comme un clin d’œil à cette utopie ethnique ?
Oui, je pense qu’il y a des similitudes, au moins au niveau du discours politique de l’élite (je ne pense pas que la nostalgie de l’empire britannique ait joué un rôle important dans la motivation d’un grand nombre de personnes à voter pour le Brexit). Depuis les années 1990, un groupe de penseurs conservateurs, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, au Canada, en Nouvelle-Zélande et en Australie, a promu l’idée de « l’anglosphère » — la communauté formée par ces pays (une communauté, bien sûr, dont les racines historiques se trouvent dans le colonialisme britannique). Les eurosceptiques britanniques, dont Boris Johnson, y voyaient une alternative préférable à une intégration étroite avec l’Europe. Ils affirmaient que les pays de l’anglosphère partageaient bien plus de choses entre eux — une histoire, une culture, une langue, un modèle économique et des institutions politiques communs — que la Grande-Bretagne n’en partageait avec les pays d’Europe continentale. Même si ce n’est certainement pas le seul facteur qui a influencé leur réflexion, je pense qu’il a joué un rôle important dans la formation de l’euroscepticisme conservateur.
Voyez-vous de nouvelles formes d’impérialisme émerger aujourd’hui ?
Malheureusement, je vois surgir beaucoup d’anciens types d’impérialisme dans le monde d’aujourd’hui — peut-être de manière plus flagrante dans l’invasion russe de l’Ukraine qu’a décidée Vladimir Poutine. Et les héritages complexes de l’impérialisme continuent de façonner de nombreuses caractéristiques du monde, notamment l’inégalité économique et politique mondiale, les idéologies racistes et de nombreux conflits.
On prétend parfois que les États-Unis, qui constituent la communauté politique la plus puissante de l’histoire du monde, sont un empire. S’agit-il d’un « nouveau » type d’empire ? Il n’est pas facile de répondre à cette question. Le fait de considérer ou non les États-Unis comme une puissance impériale dépend de la définition que l’on donne à l’empire et à l’impérialisme. Ces termes sont ce que les philosophes appellent des « concepts essentiellement contestés » — il n’y a pas de définition arrêtée et il n’y en aura jamais. Par exemple, en utilisant une définition étroite de l’empire, il est possible de nier que les États-Unis contemporains sont un empire, mais en invoquant une définition plus large, on soutient l’argument selon lequel ils sont et ont presque toujours été un empire. Le choix du vocabulaire descriptif est ici autant politique qu’analytique.
Dans la mesure où il existe une « nouvelle » frontière pour l’expansion et la concurrence impériales, nous pourrions nous tourner vers l’espace extra-atmosphérique. Même dans ce cas, il convient de noter que ce n’est pas tout à fait nouveau, puisque la compétition géopolitique pour l’espace remonte aux années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Mais dans les décennies à venir, nous verrons probablement des États et de puissantes sociétés privées chercher à prendre le contrôle de territoires dans l’espace –sur la Lune, sur Mars et au-delà. C’est ce que l’on appelle souvent la « colonisation de l’espace ». Elle s’appuie sur la longue histoire des idées relatives à l’expansion impériale et à l’expropriation, même s’il serait erroné de la considérer comme identique aux pratiques historiques de l’empire.
L’histoire se répète très rarement de manière directe. S’il existe souvent des similitudes avec des périodes antérieures et des échos d’arguments antérieurs, les différences entre le passé et le présent sont souvent tout aussi importantes.