La monnaie est une affaire sérieuse. Trop sérieuse pour ne pas être confiée à quelqu’un d’autre qu’à des banquiers centraux. Tel pourrait être le résumé de la position de la Banque centrale européenne, ou tout au moins de l’un de ses représentants, Fabio Panetta 1, membre du conseil des gouverneurs, sur le sujet des stablecoins.
Voici de nombreux mois que la BCE dit tout le mal qu’elle pense d’eux 2.
Pour mémoire, un stablecoin est un « canada dry » de la monnaie. Pour être plus précis, il s’agit d’un jeton émis par une entreprise privée dont le cours est censé refléter la parité exacte d’une monnaie sous-jacente constituant la « réserve » à son actif. Il existe plusieurs types de stablecoins, et la Banque des Règlements Internationaux avec d’autres organisations internationales en ont présenté toutes les facettes dans d’excellents papiers 3. Il n’y a pas lieu ici d’entrer dans le détail du fonctionnement de tel ou tel type de stablecoin même si les propos qui suivent traitent plutôt des stablecoins adossés à une monnaie unique.
Quels sont les reproches de la BCE aux stablecoins ? Ils sont multiples. Pour citer Panetta, « Ils introduisent dans l’espace des crypto le type d’asymétrie des échéances que l’on observe couramment dans les fonds communs de placement du marché monétaire. Comme nous l’avons vu l’année dernière, le remboursement au pair à tout moment n’est pas garanti, les risques de ruée et de contagion sont omniprésents, et la liquidation des actifs de réserve peut entraîner des effets procycliques par le biais des chaînes de garantie dans l’écosystème des crypto-monnaies. » Autrement dit, ils seraient des instruments risqués. Soit. Personne ne dit le contraire : émis par des sociétés domiciliées parfois dans des endroits peu recommandables, avec des règles de gouvernance pouvant laisser à désirer, il convient de regarder à deux fois avant d’aller souscrire tel ou tel stablecoin. Mais cette critique touche certains acteurs, et non le principe même de fonctionnement des stablecoins.
Alors, pourquoi une telle ire de la BCE ?
Il faut remonter à feu le projet Libra 4, de l’ex-Facebook (aujourd’hui Meta). À cette époque, ce projet, dont la communication a été menée de façon désastreuse, avait suscité l’inquiétude — assez légitime — de nombreux ministres des Finances, à commencer par Bruno Le Maire 5. Lui comme d’autres, et même le G7 6 et le G20 7 y voyaient une atteinte à la souveraineté monétaire. Il est vrai que Libra affichait l’ambition de remplacer les monnaies nationales… La réaction fut de prévoir dans le projet de règlement européen sur les actifs numériques, connu sous son acronyme anglais MiCA, des conditions drastiques pour les émetteurs de stablecoins, appelés electronic money token.
Ce règlement assimile les jetons de stablecoins à la monnaie électronique. C’est un choix guidé par des considérations politiques mais qui a du mal à s’expliquer techniquement : un stablecoin se distingue de la monnaie électronique en ce que le jeton émis n’a pas vocation à constituer de la monnaie légale, obligeant dès lors leurs émetteurs à prendre le statut d’émetteur de monnaie électronique, lequel statut n’est pas adapté à la situation du fait des spécificités techniques des stablecoins — ils sont inscrits dans une blockhain. Voilà le sujet réglé : les stablecoins doivent être traités comme tout émetteur de monnaie scripturale : statut bancaire, ratios prudentiels, supervision de la BCE.
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Mais c’est d’abord supposer qu’un stablecoin constitue de la monnaie, c’est-à-dire que le jeton émis peut servir à payer une dette et se libérer de celle-ci, du fait que le stablecoin, comme monnaie, a cours légal et produit un pouvoir libératoire.
C’est là où il y a une mécompréhension du fonctionnement des stablecoins et, du coup, une erreur dans le raisonnement
L’objectif de la plupart des stablecoins n’est pas de se substituer à la monnaie légale, ni même d’en avoir les attributs. Ils se veulent être un pont entre le monde « fiat » — celui de la monnaie légale et de la finance traditionnelle — et le monde « crypto ». En effet, pour acheter un actif numérique, s’il est possible de le faire en euro, en dollar ou toute autre devise, il est beaucoup plus efficace de réaliser cette opération de paiement via un jeton numérique. Les stablecoins constituent ainsi l’interface monétaire des actifs numériques vis-à-vis de la finance traditionnelle. Convient-il pour remplir cette fonction de miroir de leur attribuer le statut de monnaie ? En aucun cas.
Certes, les acheteurs de stablecoins doivent d’abord débourser des euros (très rarement) ou du dollar (9,5 fois sur 10) pour détenir des stablecoins 8. De ce point de vue, ils achètent une contrevaleur monétaire leur permettant ensuite d’aller « faire leurs achats » dans le monde crypto. Cette contrevaleur monétaire augmente-t-elle la masse monétaire ? Autrement dit, les émissions de stablecoins ont-elles vocations à voir l’agrégat M3 9 fortement évoluer à la hausse ? On comprend que c’est là l’un des risques pointés pour le Forum de stabilité financière (FSB) qui y voit un potentiel risque systémique : l’augmentation des encours, c’est-à-dire de la valeur des stablecoins émis, peut constituer un risque systémique 10 en ce qu’il conduirait à augmenter la masse monétaire en circulation via des opérateurs privés non régulés comme des banques ou établissements de monnaie électronique. Autrement dit, les émetteurs de stablecoins seraient dans la même situation que les banques, mais sans être régulés comme tel : des créateurs de monnaie scripturale.
Mais c’est oublier un élément fondamental. Les banques créent de la monnaie grâce aux réserves obligatoires déposées auprès de leur banque centrale et en respectant un ratio de 8 % de fonds propres — c’est le fameux ratio Cooke. Autrement dit, avec 8 euros de fonds propres, vous pouvez prêter 100 euros à votre client. Tel n’est absolument pas le cas des stablecoins qui n’ont aucun effet multiplicateur (ou très peu) : les émetteurs de stablecoins doivent ainsi détenir dans leurs actifs des réserves constituées de la monnaie ou d’emprunt d’Etat à laquelle ils sont adossés. Autrement dit, pour chaque stablecoin euro ou dollar émis, l’émetteur doit disposer dans ses livres des euros ou dollars correspondants. En fait, le ratio n’est pas exactement de 1:1 car l’actif des émetteurs de stablecoin est composé pour une part très faible d’actifs financiers autre que la monnaie de référence ou de titre d’État de la monnaie de référence. La masse monétaire M3 n’augmente pas car à chaque stablecoin émis correspond un blocage d’euro ou de dollar ou de titres d’Etat dans les réserves de l’émetteur.
Ceci étant expliqué, on comprend que les stablecoins n’ont pas d’effet sur la masse monétaire et que, partant, ils ne devraient pas poser de risque systémique au secteur financier.
Tout autre est le sujet du risque sur l’intermédiation bancaire de crédit des stablecoins, c’est-à-dire le risque que le recours massif à leur utilisation par les ménages diminuent les dépôts bancaires, et de cette façon aient un impact sur le volume d’octroi de crédit par les banques. La réponse dépend de la manière dont les réserves des stablecoins sont composées et où elles sont déposées — notamment auprès de la banque centrale ou pas. Ce sujet, longuement examiné par la Federal Reserve aux États-Unis 11, est toutefois très différent de celui examiné dans ce papier.
Si à cela on ajoute que ces stablecoins n’ont pas cours légal, autrement dit qu’ils ne sont pas de la monnaie au sens juridique, on comprend d’autant moins les réticences de la BCE à leur égard. Pour le dire autrement, un stablecoin n’est ni de la « monnaie banque centrale », ni de la monnaie « banque commerciale », mais de la « monnaie privée ». Et c’est là où le bât blesse pour la BCE : il ne saurait y avoir de « monnaie privée » qui circule. Plus largement, l’euro ne saurait souffrir de concurrence et le devoir de la BCE serait de défendre cette souveraineté monétaire qui serait attaquée.
Il nous semble y avoir là une vision très réductrice mais surtout une absence de vision stratégique de la part de la BCE.
Là où la BCE voit dans les stablecoins une atteinte à sa souveraineté monétaire, il semble que les américains voient dans les stablecoins un outil leur permettant de maintenir leur domination monétaire mondiale par le dollar.
Face à la concurrence du e-Yuan, du potentiel développement d’une monnaie commune entre les BRICS élargi dorénavant à six nouveaux pays, et plus généralement à un mouvement de « dédollarisation » de l’économie pour des motifs essentiellement politiques, le risque pour les États Unis est de voir le rôle de dollar comme monnaie de transaction et monnaie de réserve mondiale diminuer — et avec cela, une perte d’influence et de pouvoirs.
Comment dès lors continuer d’asseoir cette domination monétaire ? Bien sûr via les institutions monétaires internationales comme le FMI, la Banque Mondiale, la BRI et le FSB encore largement sous l’influence américaine. Mais cela ne peut pas durer et les brèches sont de plus en plus nombreuses où l’influence américaine dans ces instances diminue.
Un autre moyen, à la fois plus subtile et plus efficace, et de faire des stablecoins l’avant-garde de ce pouvoir monétaire.
L’enjeu est énorme : il s’agit de déterminer qui du dollar, du yuan, voire de l’euro prendra le leadership comme devise de paiement des transactions internationales de la sphère numérique.
Or les stablecoins en dollars remplissent parfaitement ce rôle aujourd’hui. C’est la raison pour laquelle les pouvoirs publics américains estiment qu’il faut encourager le secteur privé américain à devenir des « supplétifs du dollar ». Bien sûr, une règlementation ad hoc applicable à ces émetteurs est nécessaire et même indispensable. Nul ne le conteste. Il ne s’agit pas de laisser les émetteurs de stablecoins en dehors de toute réglementation. C’est là l’objet de plusieurs propositions de lois déposées au Congrès américain depuis le début de l’année 12.
Il y a donc bien une différence stratégique essentielle avec la BCE. Celle-ci, à notre sens, se trompe de combat : les stablecoins ne sont pas ses ennemis. Mais ses alliés objectifs. L’euro digital ne verra pas le jour avant plusieurs années. D’ici là, les besoins de paiement en « monnaie numérique » iront croissant. En se braquant sur sa position, la BCE risque de conforter la position des stablecoins en dollar. Au détriment des stablecoins en euro.
Sources
- The two sides of the (stable)coin, 2020 : https://www.ecb.europa.eu/press/key/date/2020/html/ecb.sp201104~7908460f0d.en.html ; Paradise lost ? How crypto failed to deliver on its promises and what to do about it, 2023 : https://www.ecb.europa.eu/press/key/date/2023/html/ecb.sp230623_1~80751450e6.en.html
- ECB, Stablecoins’ role in crypto and beyond : functions, risks and policy, https://www.ecb.europa.eu/pub/financial-stability/macroprudential-bulletin/html/ecb.mpbu202207_2~836f682ed7.en.html ; ECB, The expanding functions and uses of stablecoins, 2021 : https://www.ecb.europa.eu/pub/financial-stability/fsr/focus/2021/html/ecb.fsrbox202111_04~45293c08fc.en.html ; ECB, Occasional Paper n° 247, Stablecoins : Implications for monetary policy, financial stability, market infrastructure and payments, and banking supervision in the euro area, 2020 : https://www.ecb.europa.eu/pub/pdf/scpops/ecb.op247~fe3df92991.en.pdf
- BRI, ISOCO, Application of the Principles for Financial Market Infrastructures to stablecoin arrangements, 2022 : https://www.bis.org/cpmi/publ/d206.pdf
- Pour un historique, cf. Financial Times, « Facebook Libra : the inside story of how the company’s cryptocurrency dream died », 10 mars 2022 : https://www.ft.com/content/a88fb591-72d5-4b6b-bb5d-223adfb893f3
- « Libra n’est pas la bienvenue », 18 octobre 2019 : https://www.francetvinfo.fr/internet/reseaux-sociaux/facebook/la-libra-n-est-pas-la-bienvenue-bruno-le-maire-annonce-des-mesures-pour-interdire-la-cryptomonnaie-de-facebook-en-europe_3665203.html
- G7, Working group on stablecoins : Investigating the impact of global stablecoins, 2019 : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/5f8c26f2-a2cd-4685-ba82-fa9e4d4e5d67/files/d10fb97f-a9a6-472b-842a-8b279e8863c4
- Reuters, « EU to urge G20 response on Facebook’s Libra, calls for tech tax reform », 4 octobre 2019 : https://www.reuters.com/article/us-g20-eu-idUSKBN1WJ1UX
- On rappellera que la plupart des stablecoins existants sont libellés en US dollar et que le total de ceux-ci représente plus de 95 % de la capitalisation boursière de l’ensemble des stablecoins.
- Pour mémoire, l’agrégat monétaire M3 inclut la monnaie banque centrale + la monnaie commerciale des banques, y compris sous forme fiduciaire et scripturale. Cf. Banque de France, ABC de l’économie, « Masse monétaire, agrégats monétaires et base monétaire », juin 2023, https://abc-economie.banque-france.fr/sites/default/files/medias/documents/823079_eeb_masse-monetaire_vf.pdf
- FSB, Review of the FSB High-level Recommendations of the Regulation, Supervision and Oversight of “Global Stablecoin” Arrangements : Consultative report, 2022 : https://www.fsb.org/2022/10/review-of-the-fsb-high-level-recommendations-of-the-regulation-supervision-and-oversight-of-global-stablecoin-arrangements-consultative-report/
- Board of Governors of the Federal Reserve System, Stablecoins : Growth Potential and Impact on Banking, janvier 2022 : https://www.federalreserve.gov/econres/ifdp/files/ifdp1334.pdf
- Plusieurs propositions de lois ont été déposées au Congrès américain sur les stablecoins, mais les deux plus intéressantes et plus récentes sont celles Patrick McHenry (Rep), président du Financial Services committee de la Chambre des Représentants et celle de Maxime Waters (Dem) membre du même comité à la chambre des Représentants : https://www.ledgerinsights.com/us-stablecoin-bill-congress-not-us-dollars/