À propos de l’histoire de l’Espagne au 19e siècle, vous parlez notamment de la longue résistance de l’ancien régime. Est-ce que les élections à venir témoignent de la longue résistance du franquisme dans l’Espagne contemporaine ?
Non, le franquisme est un faux problème. Les Espagnols ont purgé le franquisme, en tout cas d’un point de vue institutionnel et politique. La société aussi s’est progressivement transformée. Au moment de la transition, il y avait des fonctionnaires qui avaient servi le régime franquiste et qui ont servi le nouveau système démocratique. Certains avec beaucoup d’enthousiasme parce que déjà, de façon souterraine, ils aspiraient à cette transition démocratique et d’autres, peut-être, avec plus de résistance. Dans l’armée c’était absolument évident. Celle-ci était franquiste et elle existait par et pour le général Franco. Or, on constate qu’en moins de trente ans, ceux qui avaient été formés sous le franquisme ont atteint des postes de responsabilité sans chercher à renverser la démocratie. Cette génération a pris sa retraite. Aujourd’hui, l’armée espagnole est une armée comparable à toutes les armées européennes. Sans doute, elle n’est peut-être pas encore le corps le plus progressiste de la société espagnole, mais il n’existe pas en son sein de nostalgie du franquisme.
Il demeure néanmoins des familles dans lesquelles persiste un attachement traditionnel au franquisme. La messe de réinhumation de Franco fut par exemple célébrée par le fils du Lieutenant-Colonel Tejero, qui avait mené la tentative de coup d’État du 23 février 1981 en Espagne. Malgré la résurgence de l’intégrisme catholique en Espagne, cela reste résiduel.
En revanche, le franquisme demeure un principe actif dans la politique. D’abord parce que la gauche a tout intérêt à faire vivre le franquisme puisque son rejet constitue une part de sa tradition politique. Et d’un autre côté, puisqu’il est évident que vous ne pouvez pas expliquer l’histoire de l’Espagne sans les quarante ans de franquisme.
Comment comprenez-vous l’exception ibérique ? Pourquoi celle-ci a-t-elle disparu ?
Elle a cessé parce que quarante ans ont passé, c’est-à-dire le temps qu’il faut pour que des souvenirs fondateurs s’estompent.
J’ajouterai qu’il existait une double exception ibérique : d’abord celle qui tient au fait que des régimes dictatoriaux nés dans les années trente — voire dans les années 1920 pour le Portugal — aient pu durer jusqu’au milieu des années soixante-dix. Deuxièmement, celle de la sortie des dictatures : par la capacité à sortir de la dictature grâce à une transition négociée qui permet de construire une culture démocratique, pour laquelle le souvenir de la dictature constitue évidemment quelque chose avec lequel on ne peut pas transiger. Très vite on choisit d’« echar al olvido » (tirer un trait sur) les références au franquisme.
L’inconvénient est qu’au bout de ces quarante ans, cela s’estompe. Il y a des changements de génération : quelqu’un comme Pedro Sánchez, né en 1972, n’a aucun souvenir conscient du franquisme. Zapatero, qui est arrivé au pouvoir en 2004, n’avait que dix-sept ans en 1978. Il n’a pas voté la Constitution, parce qu’il ne pouvait pas. Aujourd’hui, la génération qui arrive a été formée dans un monde démocratique.
La dictature et la sortie de la dictature sont très peu enseignées en Espagne. Il y a un manque de culture historique absolument phénoménal au sein des jeunes générations : tous mes collègues universitaires espagnols m’expliquent que les jeunes ne savent plus vraiment qui est le général Franco. On a remplacé les réflexes d’une culture politique structurée par celui d’une amnésie.. Mais celle-ci n’est ni volontaire, ni déterminée.
Dans ces conditions, sont survenues des crises financières — celles de 2008 à 2013 étaient absolument catastrophiques —, des crises nationales — l’affaire catalane qui culmine en 2017 mais qui a aussi été au cœur de l’actualité à partir de 2012 — et une modification complète de l’assiette sociale et culturelle de l’Espagne — d’une société très homogène, elle est devenue une société multiculturelle avec le phénomène migratoire. En 1995, on a moins de 1 % de la population espagnole qui est d’origine étrangère, tandis qu’aujourd’hui cette portion représente 14 % de la population. Ce sont des flux migratoires absolument considérables qui ont été rendus possible par la prospérité, bien que les conditions aient été durcies au moment de la grande crise. L’Espagne d’aujourd’hui est profondément différente de l’Espagne de 1975.
La crise économique, les nouvelles radicalités politiques, la question migratoire dans un environnement géopolitique qui a changé et l’interrogation sur l’avenir de l’Espagne… : tout cela explique la renaissance — ou plutôt la naissance — de thématiques comparables à ce que l’on observe dans le reste des pays européens, c’est-à-dire une dérive autoritaire.
N’oublions pas que Vox est un parti né d’une scission du Parti populaire. Ce sont des militants qui étaient hostiles à la complaisance que les dirigeants du PP avaient envers les nationalismes périphériques. Dans ces conditions, ils ont voulu construire un petit parti d’opposition nationale qui revendiquerait le nationalisme espagnol. Leur expansion est indissociable de la crise catalane. Dans un second temps, le parti a récupéré des thématiques qui existaient dans le reste des pays européens.
L’Espagne est souvent présentée comme un exemple pour son travail mémoriel au cours des deux dernières décennies. Son modèle a-t-il atteint ses limites ? Ou est-ce un processus normal, qui nécessite simplement de réinventer l’apprentissage de ce passé récent ?
Il faut repenser l’éducation en Espagne. L’enseignement de l’histoire y est massacré. Il est évident que les jeunes Espagnols ne disposent pas de la culture politique nécessaire pour comprendre d’où ils viennent et où ils vont.
Beaucoup de jeunes pensent par exemple que la transition démocratique a été imposée. Ils oublient le processus de négociation entre les partis. Bien souvent, les programmes d’enseignement s’arrêtent à la Seconde République (1931-1939). Il y a comme un trou… ce qui donne naissance à des lacunes absolument majeures.
Il ne faut pas oublier aussi que l’enseignement de l’histoire en Espagne est décliné selon dix-sept communautés autonomes. Le programme national ne représente que la moitié du socle, tandis que l’autre moitié est fixée à l’échelle locale.
Dans Les fractures de l’Espagne, vous cherchez notamment à sortir de l’exotisme qui enferme l’Espagne dans une exception ibérique qui s’appliquerait à tous les domaines. Cependant, voyez-vous de grandes caractéristiques de l’Espagne dans son rapport au passé et au politique ?
Oui, je pense qu’au regard que l’extérieur porte sur l’Espagne répond la manière dont les Espagnols s’enferment dans leur propre passé. Cela les conduit à une sorte de répétition stérile et à osciller entre « nous sommes vraiment une exception », « nous sommes ingouvernables » ou « personne ne nous comprend ».
Mon objectif est de déchiffrer les coordonnées spécifiques à l’Espagne dans le cadre d’une comparaison européenne. Si l’on considère le continent dans sa totalité, la défaite des anciens régimes a pris 150 ans (1789-1945), parce que le démantèlement des sociétés agraires d’Europe centrale et orientale ne s’est opéré qu’en 1945. De même, la sécularisation a été un processus qui a pris deux cents ans. Il est impératif que les Espagnols sortent de leur dialogue avec eux-mêmes pour se confronter au reste de l’Europe et mieux se comprendre.
Sur les questions de mémoire, je suis très frappé de voir qu’il y a en Espagne une sorte d’aveuglement. Tout est structuré autour de la Guerre Civile. Il y a par exemple une quasi incapacité à penser la Seconde Guerre mondiale. Une anecdote sur Artur Mas, le président de la région catalane, en dit long. Quand il s’est rendu à Yad Vashem, il a signé le livre d’or en écrivant : « Le peuple catalan comprend le peuple juif car lui aussi a beaucoup souffert. » C’est une ignorance historique incroyable. Et ce cas n’est pas isolé : on retrouve à plusieurs reprises cette assimilation du peuple juif au peuple catalan.
Cette incapacité de la politique espagnole à penser son histoire dans un contexte plus large me paraît extrêmement problématique. De plus, les carrières universitaires sont extrêmement régionalisées et dépendantes des logiques des communautés autonomes. Cela signifie que si vous réalisez une thèse d’histoire en Espagne sur le nazisme, vous n’aurez aucun poste universitaire, alors que si vous faites une thèse sur la vie politique locale de la province de Soria, vous avez une chance de faire carrière. Ce phénomène contribue à assécher le débat politique et historique.
On reconnaît à Sánchez cette capacité de porter la voix espagnole sur la scène européenne et d’être bien vu par ses collègues européens. Comment définiriez-vous ce terme de sanchisme qui est au cœur de la campagne électorale en Espagne ?
C’est une question extrêmement difficile parce que l’histoire de Sánchez est celle d’une manœuvre politicienne qui se transforme en aventure politique.
Il faut partir de la crise du Parti socialiste ouvrier espagnol après 2011, quand il perd les élections générales face à Mariano Rajoy. Le Parti socialiste obtient alors 28 % des voix, c’est-à-dire moins que son premier résultat de 1977. C’est la panique à bord — une situation presque catastrophique. On confie les rênes du parti à Alfredo Pérez Rubalcaba qui est un membre historique du parti, contre Carme Chacón lors d’un congrès, où ça se joue à quelques voix près. Or, ce congrès a été manipulé. Carme Chacón n’a pas pu prendre la tête du Parti socialiste en 2012 parce qu’elle vient de la fédération du Parti socialiste catalan. C’était la deuxième fois qu’un candidat catalan était éliminé. Déjà en 1999, Josep Borrell avait gagné les primaires, mais l’appareil du parti s’est débrouillé pour l’écarter. Bref, historiquement, le parti est divisé.
Les choses se stabilisent néanmoins avec Alfredo Pérez Rubalcaba qui conduit des négociations importantes : il accompagne notamment les négociations qui entourent l’abdication de Juan Carlos entre 2012 et 2014. C’était une opération très délicate pendant laquelle le PP et le PSOE ont travaillé ensemble pour conserver une institution qui était un héritage de la transition.
Après cela, il s’est retiré. L’appareil choisit alors Pedro Sánchez, un conseiller municipal de Madrid, qui est mis en avant uniquement pour pacifier le parti. Sa vocation est d’être au service des autres dirigeants du parti. Il a la réputation d’être un beau garçon et il doit donc servir d’image positive pour le parti.
En juin 2016, alors que Mariano Rajoy se trouve en position relativement favorable pour mener le gouvernement — à condition que le PSOE s’abstienne — Pedro Sánchez prend une position très ferme et s’oppose à l’abstention, invitant le groupe parlementaire à voter contre cette investiture. Cela conduit à sa défenestration par le comité fédéral dans une séance dramatique en octobre 2016. Alors que le PSOE décide de s’abstenir, Pedro Sánchez, qui est député, vote contre le gouvernement Rajoy.
Puis, il démissionne et part à la reconquête du parti. Sans ressources, il part avec une équipe réduite faire le tour des fédérations. Le parti prépare le congrès, en soutenant sa candidate Susana Diaz, la présidente de l’Andalousie. La fédération andalouse, qui est très importante, a toujours mené le parti. Or, cette fois-ci, contre toute attente, en mai 2017, Pedro Sánchez gagne les primaires avec 50,3 % des voix. Dès lors, il prend le contrôle de l’appareil en éliminant tous les anciens dirigeants afin de construire un parti à sa main.
En juin 2018, il tente une motion de censure, ce qui constitue une première historique. Il a eu du flair car, quinze jours auparavant, Rajoy avait obtenu un réel succès en faisant voter le budget. En temps normal, remporter ce vote aurait dû lui garantir dix-huit mois de législature supplémentaires. Mais Sánchez, qui a assuré aux nationalistes basques qu’il ne toucherait pas au budget de Mariano Rajoy, parvient donc à renverser le gouvernement conservateur et à prendre la tête d’un gouvernement socialiste minoritaire.
Le 19 avril 2019, Sánchez remporte les élections avec la possibilité de constituer une majorité absolue s’il forme une coalition avec Ciudadanos. Il choisit de refuser cette option, provoquant un deuxième scrutin. Contrairement à ce qu’il avait anticipé, il recule de trois sièges au scrutin de novembre.
Fort d’une énorme capacité de rebond, il invente une « majorité Frankenstein » – c’est le terme employé par Alfredo Pérez Rubalcaba – en coalition avec Podemos. Globalement, cela s’est bien passé et le gouvernement a réussi à faire passer un grand nombre de textes importants. Par exemple l’augmentation de plus de 40 % du salaire minimum dans un contexte particulièrement difficile en raison du covid et de la guerre en Ukraine. Sur le plan macroéconomique, les résultats sont également plutôt favorables. Finalement, Pedro Sánchez a réussi à réinstaller durablement les socialistes au gouvernement.
En définitive, existe-t-il un sanchisme ?
Sans doute que non. En revanche, il a un vrai talent pour armer une politique et utiliser les faiblesses de ses adversaires pour redonner au Parti socialiste la place centrale qu’il occupait dans le dispositif politique espagnol, avec une nouvelle génération, dôtée nouveaux objectifs. C’est peut-être là l’héritage majeur du sanchismo.
Mais aujourd’hui, il est face à l’épreuve finale : s’il gagne les élections du 23 juillet, il sera patron absolu du Parti socialiste pour une durée importante. En revanche, s’il perd, les règlements de compte seront violents. Dans cette hypothèse, il ne restera rien du sanchisme.
Que ce soit d’un point de vue dynastique ou institutionnel, la monarchie espagnole est un point de conflictualité récurrent depuis le XIXe siècle. Qu’en est-il aujourd’hui ? On a vu en 2017 que Felipe VI avait assumé son rôle de défenseur de la souveraineté espagnole pendant la crise catalane. Était-ce une erreur de s’impliquer comme cela ?
En 2017, le roi Felipe était très inquiet de la situation et on sait que la relation avec Mariano Rajoy n’était pas bonne. Le roi estimait qu’il fallait absolument discuter avec les Catalans et qu’il fallait trouver une solution politique, mais il n’a aucun pouvoir pour imposer sa volonté. Le discours du 3 octobre 2017 est en réalité une intervention pour forcer le gouvernement Rajoy à réagir, parce qu’il ne se passait absolument rien. D’un autre côté, il y avait effectivement une vraie difficulté, qui était tout simplement le respect de la Constitution. Bien entendu, en Catalogne cela a été très mal perçu puisque cela a été vu comme une intervention du gouvernement Rajoy. En réalité, le roi jouait son rôle institutionnel, mais il n’était pas aidé par la classe politique et le gouvernement.
Pedro Sánchez, tout en respectant le système institutionnel, ne veut pas faire du roi un élément central du jeu politique. Il vise à le réduire à une fonction de représentation, alors que, théoriquement, il a un rôle plus important. Mais, l’affaire n’est pas simple parce que c’est Juan Carlos le problème, et non Felipe. En 2014, son abdication forcée était due à ses frasques, notamment sentimentales. Finalement, on s’est rendu compte que le vrai problème était financier.
L’épreuve de vérité sera la mort de Juan Carlos. Jusqu’à cet événement, se poseront deux questions. La première concernera l’enterrement. Que faire et comment faire ? Deuxièmement, se posera la question de l’héritage. Le roi Felipe a déjà réglé cette question en renonçant à sa part, mais la presse regardera forcément combien les sœurs du roi ont touché — et les sommes seront sans aucun doute considérables. Tout l’enjeu pour le roi Felipe est de se détacher de ce père encombrant, tout en assumant la continuité dynastique.
Il est passionnant de constater que le problème des Bourbons en Espagne est permanent. Il n’y a pas un membre de cette dynastie qui n’ait pas donné lieu à des scandales. Elle est présente depuis trois siècles, mais elle demeure extrêmement fragile et fragilisée. Pourtant, elle arrive toujours à se maintenir.
Comment y parvient-elle ?
En 1868, quand Isabelle II est renversée à la suite de scandales, notamment financiers, personne n’aurait parié un kopeck sur la restauration des Bourbons. Pourtant, Cánovas del Castillo y est parvenu avec Alphonse XII. Quand Alphonse XIII quitte l’Espagne en 1931, de nouveau personne n’aurait imaginé que la dynastie puisse être restaurée.
Et, malgré tout, ils sont revenus. Bien évidemment, Franco a été déterminant, mais rares étaient les gens qui imaginaient que Juan Carlos puissent se maintenir. Au moment de son intronisation, très peu de monde était présent. Il y avait le Président allemand, le Président français Valéry Giscard d’Estaing, le Vice-Président américain Rockefeller, le duc d’Edimbourg et cela s’arrête à peu près là. Ils prenaient un risque politique en étant présents et finalement Juan Carlos a réussi à incarner l’image d’une Espagne qui réussissait. On le vit de manière spectaculaire lors des Jeux Olympiques de Barcelone en 1992. En outre, Juan Carlos avait freiné la tentative de coup d’État du 23 février 1981. Cela a assis son autorité et l’a légitimé.
Felipe est l’héritier de cette histoire affreusement compliquée. Il est à la jointure d’une exposition médiatique nécessaire pour la monarchie — bien qu’elle la fragilise — et d’un rôle politique qui dépend entièrement de la confiance qu’il peut susciter et de ce que la classe politique est prête à lui donner. Le jour où la classe politique estimera qu’il faut passer en République, elle le laissera tomber sans aucune difficulté.
Il est important de souligner que la monarchie n’a pas de réelle capacité d’initiative, sauf la force symbolique qu’elle peut construire progressivement. Pour l’instant, elle est entre les mains des autres acteurs politiques qui peuvent avoir intérêt à la maintenir ou au contraire à la déstabiliser et à la défaire.
Pour les monarchies européennes, le droit divin a laissé la place à la légitimité populaire qui participe de sa « force symbolique ». Il y a d’autres figures au sein de la monarchie espagnole très populaires, notamment la reine Letizia. Quel est son rôle ? Peut-elle participer à la stabilisation de la couronne espagnole ?
À l’époque de leur mariage, en 2004, un ami espagnol me disait que Letizia voulait faire tomber la monarchie espagnole. Au début, cette femme de gauche, divorcée a énormément choqué l’aristocratie espagnole. Aujourd’hui, les mêmes disent que c’est en fait elle qui est en train de sauver la monarchie espagnole par son professionnalisme.
En réalité, Letizia n’est pas la plus populaire : les deux personnes les plus populaires de la famille royale sont le roi et la reine Sophie. Cependant, Letizia est extrêmement importante pour le roi dans la mesure où elle a sorti Felipe du cercle renfermé des affaires de son père. Elle lui a permis d’avoir des antennes dans la société espagnole : la monarchie est désormais beaucoup plus à l’écoute de son propre pays.
Cela ne change rien à la réalité qu’elle n’est pas spontanément populaire. Elle est assez raide. Ce fut certainement affreusement difficile de se convertir en reine d’Espagne alors qu’elle était petite fille de chauffeur de taxi et fille de journaliste. Un torrent d’horreurs ont été dites sur elle, et elle a été très longtemps limitée à son rôle de femme. Au moment de la visite du Président Sarkozy en Espagne, la presse a pris une photo de Carla Bruni et Letizia prise de dos afin de comparer leurs chutes de reins. C’est odieux. Je pense que Letizia a intégré ce fait de n’être qu’une image, mais avec beaucoup d’intelligence puisqu’en réalité, elle est en train de moderniser le réseau de la maison royale. De plus, elle est très attachée à l’éducation de ses filles et elle entend que ses filles soient à l’image de la société espagnole.
Toutes ces opérations seront soumises à l’épreuve de feu que sera la mort de Juan Carlos et certainement aussi à la disparition de la reine Sophie. Peut-être qu’arrivera un moment où les Espagnols se diront que tout cela n’est que du folklore.
Entre la mystique de l’unanimité nationale qui est portée par les nostalgiques de Franco et les nationalismes régionaux qui s’expriment, quel chemin voyez-vous pour l’Espagne dans les prochaines années ?
Cette question de l’unité nationale est devenue d’autant plus crispante qu’il y a eu une crise majeure autour de l’affaire catalane. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’en réalité la démocratie espagnole est intimement liée à la décentralisation : le pacte de démocratisation, s’appelle pacte de démocratisation et décentralisation. Les effets de cette dernière, notamment en fait de politiques publiques, ont été extrêmement positifs parce qu’elles sont très proches des populations concernées.
Mais ensuite on a vu se développer, au Pays basque et ensuite en Catalogne, des discours radicaux, hostiles à l’idée de l’unité de l’Espagne. Quand ces discours étaient portés par l’ETA, c’était extrêmement marginal, cela faisait beaucoup de mal à la société espagnole et à la société basque, mais en retour, cela provoquait aussi un sentiment d’unité autour des valeurs démocratiques. Le meilleur symbole est l’assassinat de Francisco Tomás y Valiente, ancien président du tribunal constitutionnel, juriste progressiste extraordinairement reconnu qui fut assassiné à l’université autonome de madrid le 14 février 1996. Après sa mort, il y a eu des manifestations massives, notamment étudiantes, pour revendiquer le legs démocratique que représentait Francisco Tomás y Valiente.
C’est là qu’est apparu le symbole des mains imprégnées de peinture blanche pour signifier le pouvoir du nombre. C’est une illustration de ce qu’Habermas pourrait appeler le constitutionnalisme démocratique. L’identité de l’Espagne dérive de sa capacité à incarner l’identité d’une démocratie libérale, garantissant les droits de ses citoyens contre des groupes violents.
Mais cette séquence a une fin avec la disparition de l’ETA en 2011 – et le terrorisme ne représentait alors plus une menace directe – et c’est heureux. Mais il aurait fallu trouver des formes de réassurance démocratique.
À la même époque, le nationalisme catalan devient un indépendantisme. Se développe alors un discours haineux et xénophobe à l’égard du reste de l’Espagne. Jusqu’à présent les communautés avaient cohabité sans trop de difficultés : on avait feint d’ignorer certaines déclarations catalanes qui n’étaient pas très aimables vis-à-vis du reste de l’Espagne car elles n’étaient pas centrales. Mais au début des années 2010, le discours est devenu extraordinairement haineux vis-à-vis du reste de l’Espagne, ce qui a provoqué un retour un rejet de la Catalogne, qui s’est notamment cristallisé dans un nationalisme exclusif autour de l’unité – lequel a retrouvé certains éléments franquistes.
Il faut faire très attention à ne pas faire d’anachronisme. Il s’agit notamment de distinguer la Catalogne comme ensemble politique et linguistique. Le franquisme n’a jamais eu de politique anti-catalane (du point de vue linguistique) : en 1960, le directeur de la Vanguardia qui est franquiste, fait un éditorial en se plaignant d’un sermon en catalan à la messe à laquelle il s’était rendue un dimanche. Il a été limogé deux jours plus tard. Pourtant, il existe une reconstruction politique de cette histoire qui présente le catalan comme une langue opprimée, pour revendiquer aujourd’hui son usage dans l’éducation.
En ce sens, comment comprendre la crise de 2017 ?
La crise de 2017 – on ne s’en est pas rendu suffisamment compte dans le reste de l’Europe – est donc une crise fondamentale, parce qu’elle touche à l’unité nationale et aux valeurs constitutionnelles : est-ce qu’on peut dire que la volonté du peuple telle qu’un parti l’interprète est supérieure au texte constitutionnel, surtout quand celui-ci est démocratique ?
En définitive, l’avenir de l’unité espagnole m’apparaît convalescent. La crise de 2017 est passée, mais la Catalogne est dans l’impasse politique. Il faut essayer de retrouver les chemins de l’unité dans un moment extrêmement crispé.
Une bonne nouvelle pourrait venir des élections : le leader de la droite Alberto Núñez Feijóo a été pendant treize ans président de la Galice. S’il devenait président du gouvernement espagnol, il serait le premier président d’une communauté autonome à passer de cette fonction à celle de président du gouvernement espagnol. Feijóo pourrait donc montrer qu’il peut être un conservateur non centralisateur. Il pourrait donc moderniser la droite espagnole, afin de prouver que le système des communautés autonomes est désormais le système espagnol : on peut parfaitement gouverner un pays avec dix-sept communautés autonomes. Cependant, s’il est trop dépendant de Vox, il sera obligé de porter un discours unitariste parfaitement hostile au système des communautés autonomes.
En réalité il y a donc deux chemins pour la droite espagnole : une évolution fédéraliste ; ou des crispations identitaires et unitaires.
C’est actuellement la même chose pour le Parti socialiste. Il ne peut pas porter un projet national, parce qu’il s’est coupé de la capacité de faire des ententes avec le Parti Populaire et de reconstituer cet espace de transition démocratique. S’il perd les élections, peut-être qu’il y aura à ce moment-là une recomposition politique du Parti socialiste. L’idéal, ce serait une droite modérée et un parti socialiste renouvelé – mais ça prendrait une dizaine d’années – pour réfléchir ensemble à la fédéralisation de l’Espagne.
L’Espagne paraît souvent désinvestie des institutions européennes alors même que sa population est très pro-européenne. Quelle est la place de l’Union dans l’histoire récente de l’Espagne, par-delà les liens couramment faits entre transition démocratique et adhésion à l’Union européenne ?
Les Espagnols restent fondamentalement enthousiastes vis-à-vis de l’Union — cela fait partie de leur culture politique récente. Tous les gouvernements espagnols ont été euro-enthousiastes, et de bons élèves de l’Union européenne. Il y a quand même des nuances à apporter. Le 1er juillet commence la présidence espagnole dans l’Union européenne. C’était un grand événement et le gouvernement Sanchez avait affirmé qu’il prendrait ce semestre au sérieux. Or le calendrier politique interne l’a emporté – le 23 juillet, il y a les élections – donc la présidence espagnole est affaiblie – quoi qu’il arrive, il n’y aura pas de gouvernement en Espagne avant le mois de septembre.
Il y a donc une sorte d’immaturité de la part de la classe politique – sans pour autant jouer avec l’Europe, comme le font certains populistes européens. Vox commence néanmoins à tenir un discours eurosceptique, même si ce discours porte peu. Les électeurs du parti votent plus pour l’Espagne que contre l’Europe.
Quelle est la place de l’imaginaire impérial dans l’Espagne contemporaine ?
L’Espagne a fait l’expérience d’être à la fois le premier empire colonial et la première nation décolonisée. Tout au long du XIXe siècle, il est intéressant de voir cette difficulté qu’ont les Espagnols à penser la place de l’Espagne. La première Constitution de 1812 dit ainsi que sont Espagnols tous les Espagnols des deux hémisphères ; en 1837, ne sont plus Espagnols que les habitants de la péninsule. À ce moment-là, Cuba, qui fait partie intégrante de l’Espagne, se trouve donc expulsée à la périphérie coloniale.
Cela donne des dissonances très amusantes : dans tous les manuels d’histoire espagnole, on dit que la première ligne de chemin de fer espagnole a été construite à Cuba. C’est donc que Cuba est espagnole !
Bref, c’est une réalité qui est présente. Mais il y a ce tournant de 1898, où l’Espagne est réduite à la péninsule et cesse d’être une réalité géopolitique. Elle est ignorée et marginalisée au point de rester en marge des convulsions globales du XXe siècle : si la Guerre Civile espagnole fascine l’Europe, l’Espagne ne participe pas aux deux conflits mondiaux. Il faut attendre vraiment le retour de l’Espagne dans l’Europe pour retrouver une forme d’influence, sous forme de soft power, mais sans capacité de projection.
À cause de cette marginalisation, la dictature de Primo de Rivera et le franquisme ont beaucoup utilisé l’imaginaire hispano-américain : le jour de la race, le 12 octobre, est une célébration de l’Empire. Dans le nationalisme espagnol, il y a cette idée que le pays fut un grand peuple civilisateur et que l’Amérique latine est la fille de l’Espagne.
Une partie de l’expérience espagnole est articulée à la conscience d’avoir été une très grande puissance et de subir un déclin. Peu de pays au monde ont connu cela. Il faudrait faire une comparaison entre les expériences espagnole, britannique et française. L’Espagne a définitivement cessé d’être une puissance en 1898, il lui a fallu près d’un siècle pour absorber ce choc. Je ne suis pas loin de penser qu’il faudra autant de temps aux Français et aux Britanniques.
Aujourd’hui, cette dimension impériale de l’Espagne n’est pas un remords, mais plutôt une méditation sur ce qui a été perdu et sur les raisons de l’échec.