En partenariat avec l’Institut Français, le Grand Continent publie une série de textes et d’entretiens : ces « Grands Dialogues » forment un dispositif réunissant des personnalités intellectuelles de premier plan venues du monde des arts, des lettres, des sciences, du journalisme et de l’engagement et représentant l’ensemble des États membres de l’Union européenne.
En tant que membre d’un parti vert actuellement au gouvernement, quelles sont, selon vous, les principales questions qui animent la politique irlandaise aujourd’hui ?
Sans surprise, le Covid-19 en particulier et la santé en général ont été les principaux moteurs de discussion dans le pays jusqu’à tout récemment. La pandémie a entraîné une remise en question complète de notre façon de faire. Comme tous les pays du monde, nous avons vu la vie s’arrêter d’une manière que nous n’avions jamais connue auparavant. Cette période a donné lieu à des discussions et des délibérations sur le type de société que nous sommes et une remise en question de la direction que nous prenons. Ces discussions se déroulent dans un contexte d’érosion de la confiance du public.
Le logement est également une question importante, comme dans d’autres pays européens. Se loger est particulièrement difficile en Irlande ; nous comptons un grand nombre de sans-abris, des logements inabordables et une tradition d’accession à la propriété qui exacerbe le problème. Au cours des dernières décennies, le gouvernement s’est orienté vers un mode de fourniture de logements entièrement privatisé et axé sur le marché, qui a totalement échoué. Du point de vue des Verts, les choix difficiles qui devront être faits en matière d’émissions de gaz à effet de serre seront encore plus difficiles dans ce contexte de forte privatisation.
L’égalité est une autre question clef. Sur ce plan, l’Irlande a connu un changement radical, marqué notamment par le référendum sur le mariage pour tous ou la campagne Repeal the 8th en faveur du droit à l’avortement. Nous sommes une société progressiste qui a affaire à des institutions qui n’ont pas rattrapé l’opinion publique. Toute une série de questions restent en suspens dans ce domaine, avec des situations qui n’ont pas encore été prises en compte ; cela va des femmes qui sont forcées de mettre leurs enfants en adoption à l’accès compliqué aux certificats de naissance. Les Verts se considèrent explicitement comme féministes et revendiquent d’être des champions de l’égalité, mais nous sommes dans un gouvernement qui n’est pas aussi progressiste que notre parti. Cependant, nous avons le ministère et nous espérons que ce gouvernement apportera un réel changement progressiste à notre époque.
Comment les attitudes sur les questions climatiques ont-elles évolué dans la société et la politique irlandaises ?
La question du climat s’enracine dans la politique irlandaise. Lorsque les Verts sont entrés au gouvernement dans les années 2000 en tant que minorité, on avait l’impression que nous essayions de mettre en avant des questions qui se posaient à la marge. Aujourd’hui, la crise climatique est prise davantage au sérieux par le public et les autres partis. La pandémie a contribué à cette évolution. D’une part, les gens sont plus conscients que les choses peuvent tourner très mal, très vite. D’autre part, la mise en pause puis la réinitialisation du système ont démontré que le changement était possible.
Cependant, la crise climatique n’a toujours pas reçu le niveau d’attention, de financement ni de travail acharné dont elle a réellement besoin. Le gouvernement et les autres partis politiques adoptent une approche cloisonnée pour y faire face. Au sein du gouvernement, elle a été confinée à des départements spécifiques et l’approche a consisté à confier le portefeuille du climat et de l’énergie aux Verts. Toute personne expérimentée en politique sait que c’est inefficace. C’est aux Verts de montrer la voie et de démontrer aux autres partis et au gouvernement une approche holistique. Jusqu’à présent, nous avons introduit des indicateurs de bien-être dans tous les budgets et un projet de loi sur le climat a été adopté que nous nous efforçons d’intégrer dans tous les ministères.
L’une des choses les plus radicales que l’on puisse faire en tant qu’homme ou femme politique écologiste, c’est d’être présent dans les domaines de la finance, du logement ou de l’égalité et de ne pas se contenter de rester dans la case climat ou environnement. Toutes ces questions sont irrémédiablement liées à la crise climatique et, en fin de compte, si nous ne remettons pas en cause tous les systèmes de gouvernement et notre mode de vie, nous ne résoudrons pas la crise climatique.
Comment les Verts ont-ils vécu leur entrée au gouvernement jusqu’à présent ?
La décision d’entrer au gouvernement a été assez difficile à prendre et s’est jouée en public sous le regard attentif des autres partis. Personnellement, j’ai trouvé très stimulant de faire partie de l’establishment tout en regardant vers la prochaine génération du débat et en introduisant de nouveaux sujets.
Un autre défi découle de la perception des Verts par les autres partis. Ils associent systématiquement les Verts à des sujets tels que le transport et l’énergie, tout en mettant en doute notre crédibilité sur les « grands sujets » comme les banques, les dépenses fiscales et les déficits. Lorsque nous nous engageons sur, par exemple, la fiscalité, ils ont ce vieux réflexe de se dire : « Qu’est-ce que cela a à voir avec les arbres ? »
Afin de conserver cet espace militant et d’apporter des idées avant-gardistes dans le débat, sans être trop proches de notre mandat au sein du gouvernement, nous avons créé les Just Transition Greens presque immédiatement après la décision d’entrer au gouvernement. Ce groupe nous a permis de rester à l’écoute du terrain et d’entrer en contact avec des militants qui ne souhaitent pas nécessairement rejoindre un parti politique. Cet espace hors parti nous a permis d’articuler une vision socialement juste de la politique verte.
Jusqu’à une date relativement récente, l’Irlande était une société très rurale. Comment cela façonne-t-il le débat sur la politique écologique en Irlande ?
L’Irlande est une société post-coloniale qui était dominée par l’agriculture jusqu’à récemment. La plupart des familles ont des liens étroits avec l’agriculture et les zones rurales. Je peux vous citer tous les homesteads d’Irlande d’où vient ma famille. C’est une chose très irlandaise que je suis capable de faire.
Au cours des deux ou trois dernières décennies, les zones urbaines, en particulier dans la région des trois comtés de Dublin, ont explosé. Il y a un malaise naturel autour de cela alors que nous essayons de trouver notre nouvelle identité. Une partie de ce malaise a trouvé sa voix dans un conservatisme assez divisé.
Les partis ayant des bastions dans les zones rurales ont souffert de l’urbanisation rapide. Si vous êtes un groupe politique rural et que vous voulez gagner des voix et verrouiller une certaine cohorte d’électeurs, avoir un croquemitaine facilement identifiable est très utile. Les Verts ont été caractérisés comme étant contre l’Irlande rurale ; nous sommes dépeints comme les méchants qui veulent arrêter l’exploitation industrielle de la tourbe ou mettre un terme à la production de viande bovine. Ce que nous disons en fait, c’est que l’Irlande délocalise les émissions d’autres personnes en cultivant et en exportant 80 % de sa production de viande, ce qui n’est pas durable. Mais ce débat ne concerne pas seulement l’agenda vert ; il s’agit plutôt de notre urbanisation émergente, et d’une sorte de renégociation générale du fonctionnement de la société.
La politique verte a beaucoup à offrir pour relier l’Irlande urbaine à l’Irlande rurale, ainsi que pour se tourner vers l’avenir. Nous avons une forte tradition d’action communautaire et de propriété en Irlande. Je pense que les écologistes ne devraient pas seulement parler de l’ici et du maintenant, en fournissant des détails spécifiques sur les politiques de chaque département, mais aussi fournir une vision de ce à quoi ressemblera une société non consumériste dans le futur.
Le président Michael D. Higgins propose une telle vision de la « réciprocité radicale » en s’inspirant du patrimoine rural irlandais. Il rappelle la tradition du « Meitheal » dans laquelle la communauté se regroupe pour produire en fonction de ses besoins. Il affirme que notre système moderne de gouvernance a réellement sapé et érodé cette tradition. La réciprocité radicale est ce que devrait être la vision des Verts.
On peut y voir un parallèle avec les Verts qui dirigent le ministère de l’égalité des chances. Il semble qu’une partie de la politique des Verts en Irlande consiste à aider le pays à se transformer en une nation du futur.
Tout à fait. Nous sommes une société relativement jeune. L’un des aspects les plus intéressants de l’Irlande, qui n’est pas suffisamment apprécié, est le caractère politique de ses habitants et leur foi en l’égalité et l’équité. En Irlande, on parle de « politique des pubs », où il est clair que les gens sont vraiment engagés politiquement, même s’ils ne sont pas membres d’un parti.
Ils l’ont toujours été. Historiquement, les Irlandais savent qui sont leurs politiciens locaux, à quel parti ils appartiennent et pourquoi. Ils sont habitués à ce que leur politicien frappe à leur porte, ce qui n’est pas courant dans d’autres pays.
La campagne Repeal the 8th a montré l’impact que peut avoir cette politique personnelle. Les militants sont allés frapper aux portes et ont parlé avec les membres de leurs familles, partageant leurs expériences personnelles concernant l’accès à l’avortement. La campagne a montré que lorsqu’une population est engagée et éduquée, elle peut vraiment faire la différence, même lorsqu’elle est prise par un débat entre la campagne et la ville.
Quelle est l’importance de l’influence de l’Union européenne sur l’Irlande et sa politique ?
L’Irlande a fait un bout de chemin avec l’Europe.
Notre adhésion a constitué une avancée significative par rapport à une relation malsaine avec le Royaume-Uni. Pendant de nombreuses années, l’Union a apporté des réformes et des financements. Là où j’ai grandi, à Limerick, les fonds européens ont permis d’améliorer les projets sportifs et les infrastructures de transport. L’Union a contribué à rendre l’Irlande plus progressiste sur le plan social. Les Irlandais se considèrent sincèrement comme des Européens et s’identifient fortement à la promesse de l’Union d’une société équitable et juste.
Dans le même temps, l’Irlande perçoit les contradictions de l’Europe. Il ne faut pas oublier que nous sommes une société postcoloniale qui a tendance à se méfier de l’autorité imposée de l’extérieur. L’héritage de l’austérité et de la Troïka à la suite de la crise de 2008 laisse un goût amer dans la bouche des personnes qui ont assisté au partage de la dette lors de la crise du Covid-19. Ils ont le sentiment que « c’était bien de nous punir, mais maintenant que cela arrive à des pays plus grands et plus puissants, l’austérité est reconnue comme un modèle qui a échoué et une nouvelle ligne est adoptée ». Cela ne veut pas dire que les gens ne reconnaissent pas les énormes erreurs commises par le gouvernement irlandais à l’approche de la crise financière. Ils se demandent seulement pourquoi les choses sont différentes cette fois-ci.
Quelle est la place de l’Irlande en Europe ? Ses intérêts sont partagés entre les pays endettés du sud et les pays du nord, fiscalement sages et à faible taux d’imposition.
L’actuel gouvernement de centre-droit fait souvent référence au « milieu du peloton » lorsqu’il évoque la position de l’Irlande dans l’Union, généralement lorsqu’il parle de la dette. Le Parti vert irlandais est l’un des seuls partis politiques du pays à critiquer le faible taux d’imposition des sociétés. Et il y a eu un changement au cours des six derniers mois avec l’accord fiscal mondial que nous avons contribué à obtenir en plaidant et en faisant pression avec nos partenaires de coalition.
Cela ne veut pas dire que je ne comprends pas les préoccupations des petites économies, et en particulier des pays tiers. Les petites économies n’ont pas les économies d’échelle dont disposent les grandes, elles comptent donc sur les accords d’entreprise pour combler les lacunes. Les petites économies seraient donc extrêmement désavantagées et pourraient ne jamais rattraper leur retard dans le cadre d’un régime universel d’impôt sur les sociétés.
Dans le même temps, les Verts irlandais voient les dégâts en termes d’inégalité mondiale lorsque les pays ne peuvent pas récolter ce qui leur est dû et ne peuvent pas investir dans les infrastructures, l’éducation et la connectivité. Je le dis sans cesse au sein de notre parlement national : vous ne pouvez pas séparer la discussion sur la justice climatique de celle sur la justice fiscale.
Plus généralement, alors que nous considérons que notre gouvernement est de centre-droit, la position de l’Irlande sur le spectre des gouvernements de l’Union se situe au centre, avec des éléments de progressisme social qui, espérons-le, s’approfondiront au fil du temps.
Dans quelle mesure les Verts irlandais travaillent-ils en étroite collaboration avec d’autres Verts en Europe ?
Nous sommes membres des Verts européens et travaillons en étroite collaboration avec eux. Lors de l’élaboration d’un nouveau langage sur la question de l’impôt sur les sociétés, nous avons recueilli l’avis de certains de nos collègues de l’Union qui avaient été très critiques envers l’Irlande. Ils nous ont fourni des indications utiles sur la manière de faire valoir notre point de vue auprès de notre gouvernement sans déclencher un conflit massif.
Nous travaillons également en collaboration au niveau de l’Union sur les élections européennes. Lorsqu’il s’agit de former un gouvernement ou de rechercher une nouvelle idée politique, il existe une véritable sorte d’esprit de collaboration. Je pense donc que nous avons de la chance. D’après mon expérience, nous avons une relation plus étroite avec nos homologues européens que les autres partis politiques avec les leurs.
Je pense également qu’il y a une opportunité de travailler dans un espace similaire à celui des Just Transition Greens, avec d’autres Verts européens qui sont au gouvernement et font face à des défis similaires. J’ai très envie de rencontrer d’autres Verts européens qui veulent rester connectés avec des expériences de terrain tout en naviguant dans les contraintes très importantes d’être au gouvernement.
Quelle est l’importance des relations avec les acteurs politiques en Irlande du Nord et ailleurs en Grande-Bretagne ?
Les relations que nous entretenons avec l’Écosse, l’Irlande du Nord et le Pays de Galles sont très importantes, mais elles diffèrent. Nous sommes les plus proches des Verts d’Irlande du Nord et d’Écosse.
Le plus important pour nous est évidemment l’Irlande du Nord, également parce que les Verts d’Irlande du Nord font partie du Parti vert irlandais. Nous essayons de nous aligner sur eux. Claire Bailey, la cheffe du parti, et Rachel Woods sont toutes deux membres de l’Assemblée législative – le corps législatif décentralisé d’Irlande du Nord. Ces deux femmes sont une source d’inspiration. Elles sont, comme moi, des politiciennes explicitement féministes et elles occupent cet espace dans un spectre politique où cela est assez difficile. J’ai travaillé à Belfast pendant cinq ans, et ce n’est pas nécessairement un endroit facile pour être une féministe écologiste progressiste. Dans un système de partage du pouvoir, si vous n’êtes pas d’un côté, vous pouvez être écarté du débat, mais ces leaders proposent constamment des positions politiques innovantes.
L’expérience anglaise actuelle est assez spécifique. Malheureusement, les relations anglo-irlandaises en général sont assez mauvaises, probablement les pires depuis deux décennies. À un moment où nous avons vraiment besoin d’une collaboration très étroite, il est difficile d’établir un lien significatif avec le gouvernement anglais.
En tant que politicienne irlandaise écologiste, quelle est votre vision de l’Europe et de sa place dans le monde ?
Bien que je sois très critique à l’égard de la position de l’Irlande sur l’impôt sur les sociétés, je pense qu’un certain niveau de souveraineté et des niveaux relatifs de parité entre des nations de tailles différentes ont renforcé l’Union. Je sais que les gens ont parfois l’impression qu’elle est trop lente à agir ou que son processus décisionnel est trop facilement contrarié. Mais cela a permis de maintenir l’unité de l’Union et de donner aux petits États un sentiment de pouvoir.
Je suis un pacifiste de la vieille école et je ne crois pas à la militarisation croissante ni à la centralisation de la démocratie. La diversité des expériences des démocraties européennes est l’une de leurs plus grandes forces. Il y a beaucoup de travail à faire pour communiquer cette démocratie et la renforcer au niveau local, mais les freins et contrepoids de l’Europe sont importants.
Personnellement, je pense que le retour à des modèles de gouvernement local est important pour l’Europe et l’Irlande. En Irlande, nous avons largement démantelé notre démocratie locale. J’aimerais que la méthode communautaire soit considérée comme faisant partie de notre force idéologique. Les communautés qui prennent leurs propres décisions peuvent être un moyen de résoudre la crise climatique.
Si l’on raisonne au niveau global, l’Europe est leader par les idées et non par la force physique. Si vous regardez où les grandes puissances réussissent, c’est souvent la bataille idéologique qui est la plus significative. Bien que les États-Unis dépensent beaucoup pour l’armée, c’est leur culture qui a été la plus significative pour le monde. Si l’Union veut continuer à être un force inspirante pour le monde, elle doit mettre en avant une vision de la puissance basée sur les droits de l’homme, la confiance et la tolérance envers les nations en difficulté.
Quelles sont, selon vous, les priorités stratégiques des Verts pour l’avenir ?
Il est difficile d’avoir une idée claire de vos objectifs stratégiques lorsque vous êtes au gouvernement – en particulier lorsque vous êtes un parti minoritaire – car vous devez souvent accepter des décisions qui ne correspondent pas à votre idéologie et faire des concessions ailleurs.
Mais c’est le rôle du parti vert que de regarder vers l’avenir. Depuis des décennies, nous sommes ceux qui ne parlent pas seulement de ce qui se passera dans les 18 prochains mois, mais aussi de ce qui se passera dans 18 ans. Pour conserver cette force, il faut sortir de l’enclos du gouvernement. Et c’est ce que nous avons essayé de faire avec les Just Transition Greens. Pour les Verts au gouvernement, conserver cette énergie et ce dynamisme militants est un immense défi. Mais cela peut aussi être une bouée de sauvetage pour ceux qui se débattent dans un gouvernement de centre-droit et qui souhaitent aussi trouver un moyen de communiquer une vision pour une politique verte socialement juste.