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Le texte signé par le président de l’Institut Jacques Delors est disponible également sur le Grand Continent en allemand et espagnol, ainsi qu’en anglais sur le site du Groupe d’études géopolitiques.
L’Europe nous protège. Parce que, dans un monde violent, nous avons le privilège et la chance de vivre dans un espace politique dont les valeurs fondatrices sont le dialogue, la paix et la force du droit, davantage que la loi du plus fort. L’Europe est irremplaçable. Même ceux qui la critiquent doivent reconnaître qu’elle est le seul refuge dans les moments les plus dramatiques. L’Europe est une construction fragile. Il suffit que l’un des 27 membres décide de s’interposer pour que tout se complique, au point de provoquer une paralysie politique. C’est pourquoi il faut changer l’Europe et la rendre conforme à sa mission historique et aux attentes de ses citoyens. Elle doit surtout être libérée de l’étau du droit de véto qui étouffe ses aspirations. Elle doit être renforcée dans sa dimension sociale. Elle doit enfin devenir adulte dans les domaines de l’énergie, de la sécurité et de la politique étrangère.
La menace portée par Vladimir Poutine est le Léviathan qui nous oblige à faire ce saut définitif en avant et à montrer que, précisément dans un monde de violence, nous pouvons prospérer et être des protagonistes grâce à la force de nos valeurs. Nous n’avons qu’une seule tâche : achever le voyage que nous avons commencé il y a soixante-cinq ans. Pour la première fois, nous pouvons le faire, nous n’avons jamais été aussi proches du tournant fédéral. En Italie, la confiance dans l’Union européenne, après le 24 février, est revenue à son niveau le plus élevé depuis dix ans. Et partout en Europe, lorsqu’ils les ont vues menacées, les citoyens ont décidé de défendre leurs valeurs avec conviction. Des millions de personnes sont descendues dans la rue. Ils ont compris que l’heure était à l’unité. Un momentum s’est ouvert, un élan en faveur du projet européen.
Et cela à un moment où deux visions antinomiques des relations internationales s’affrontent dans la tragédie ukrainienne. L’Union européenne a l’ambition d’être une puissance de valeurs : elle projette des intérêts et des valeurs non pas par la force, mais par des règles, la paix, la culture, un mode de vie et un modèle de développement uniques. De l’autre côté, il y a Poutine, qui oppose la force de la loi à la loi de la force, envoyant un message clair au monde : il n’y a pas de place pour des modèles alternatifs au sien, un mélange de nouvelles politiques de puissance et de vieil impérialisme.
Poutine n’a jamais caché sa répulsion pour l’européisme : pour lui, l’Union ne fait pas partie des grandes puissances. Il raisonne avec la focale du XXème siècle et à ce siècle il emprunte les ambitions, toujours frustrées, d’un aspirant gendarme russe et hégémon de l’ordre sécuritaire du Vieux Continent.
Défendre le modèle européen contre Poutine, c’est d’abord et avant tout faire comprendre qu’être une puissance de valeurs n’est pas l’ambition des idéalistes ou des belles âmes. Nous ne devons cette défense qu’à nous-mêmes et à ceux qui continuent à regarder l’Europe avec espoir. Aux Ukrainiens qui résistent et se battent pour leur dignité et leur indépendance, mais aussi pour la liberté européenne. Nous ne pouvons pas les laisser seuls, et il ne pourra jamais y avoir d’équidistance.
Pour être une puissance de valeurs, capable de défendre la paix, l’Union a besoin d’instruments à la hauteur des défis d’aujourd’hui et d’une doctrine stratégique qui donne de la force à nos principes. Aujourd’hui, toutes les conditions sont réunies pour faire passer le processus d’intégration européenne à un niveau supérieur. De la guerre et de la pandémie doivent naître « sept Unions ». Sept Unions à réaliser, qui ont des racines lointaines, mais qui sont redevenues extrêmement actuelles dans l’actualité de cette période de crise.
1.
Premièrement, l’Union en matière de politique étrangère. La réaction a été immédiate. En réponse à l’invasion de l’Ukraine, l’Union a immédiatement fait preuve d’une force jamais déployée auparavant dans ce domaine. En l’espace de quelques heures, des sanctions d’une intensité et d’une portée sans précédent ont été approuvées. Tout aussi inédite a été l’unité européenne : unanimité dans les procédures et aussi dans la condamnation politique. Il s’agit d’une posture sans précédent, révolutionnaire par rapport au passé, lorsque des intérêts divergents sur la Russie avaient fini par diviser les pays de l’Union. Les sanctions fonctionnent et elles font mal, malgré les menaces et les tentatives de les contourner.
Les analystes s’accordent à dire que le PIB de la Russie connaîtra une chute vertigineuse en 2022, jusqu’à -10 %, voire -12 % selon les prévisions les plus récentes. Les sanctions fonctionnent parce que la communauté internationale a agi de concert, à commencer par les États membres de l’Union européenne et les partenaires de l’axe transatlantique. Le gel des réserves de la Banque centrale russe, un plan conçu par Mario Draghi directement avec Janet Yellen, a été efficace précisément parce qu’il concernait une grande partie du système financier mondial.
L’Union doit mettre à profit cette leçon, si elle veut défendre ses valeurs et son rôle. Avec la même unité, elle doit maintenant prendre des mesures pour protéger nos économies, en compensant les ménages et les entreprises des conséquences des sanctions et en les protégeant autant que possible de l’inflation. Mais surtout, elle doit veiller à ce que la réponse unie et immédiate de ces derniers mois soit la règle, et non l’exception.
2.
La deuxième Union est celle qui est élargie à nos voisins. Là encore, la conscience aiguë de la nécessité de donner un signal politique aux pays désireux de rejoindre l’Union ne s’est pas faite attendre. Pour l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie, « faire partie de l’Europe » est littéralement une question de vie ou de mort.
Nous ne pouvons pas répéter l’erreur commise après 1989. À l’époque, les pays de l’ancien bloc soviétique étaient obligés de rester dans la salle d’attente durant quinze ou dix-huit ans avant de rejoindre l’Union. Et ce malgré l’entrée fulgurante de l’Allemagne de l’Est dans le processus de réunification. Ce flou sans fin a alimenté une frustration qui persiste encore aujourd’hui et se traduit par de la méfiance et des malentendus. C’est la même insatisfaction mêlée d’impatience que nous ressentons dans les Balkans occidentaux, une zone stratégique surtout pour l’Italie.
Décevoir les attentes risquerait à nouveau de produire un effet boomerang, à plus forte raison dans cette phase d’incertitude. Accueillir aujourd’hui pour intégrer demain est une priorité géopolitique pour l’Union. Il serait impensable – et contre-productif – de fermer la porte à ceux qui aspirent à la démocratie européenne et rejettent les modèles autocratiques.
Nous devons construire une Confédération européenne, une sorte d’anneau plus large qui maintiendrait ensemble les 27 États membres de l’Union et les pays candidats. L’Union poursuivrait son cours ordinaire, mais un lieu politiquement très visible serait ajouté à côté d’elle pour faire grandir l’identité européenne de ceux qui veulent y adhérer.
Une confédération qui ne remplace donc pas le processus formel d’adhésion — qui se poursuivrait en parallèle — mais qui serait à même d’offrir une alternative valable à la rigidité de l’actuel système binaire « dedans ou dehors ». Sans édulcorer les exigences d’une adhésion pleine et entière à l’Union, la Confédération devrait prévoir des lieux et des moments pour partager les grands choix stratégiques de l’Europe, à commencer par la politique étrangère, la défense de la paix et la promotion de la lutte contre le changement climatique. J’imagine des sommets européens où nous nous réunissons le premier jour au niveau de l’Union et le deuxième jour au niveau de la Confédération.
3.
En ce qui concerne l’accueil, la troisième Union dont on perçoit les signes d’un changement de rythme est celle des politiques communes d’asile. Il est inutile de rappeler les échecs marquants de ces dernières années : l’immigration est le grand trou noir de l’Europe. En partie à cause de l’asymétrie géographique sur cette question, nous vivons depuis plus d’une décennie une confrontation entre les pays méditerranéens, qui ont été en première ligne pour accueillir les migrants et exiger une approche européenne de la migration, et l’Europe centrale, qui est hostile à toute option de solidarité entre les États.
La crise ukrainienne a renversé ce scénario. En quelques jours, la Pologne est devenue le deuxième pays d’accueil de réfugiés dans le monde. Dans le même laps de temps, l’unanimité a été atteinte pour activer pour la première fois la Directive européenne sur la protection temporaire, un instrument introduit en 2001 mais jamais utilisé en raison des vétos nationaux.
Il s’agit d’une étape historique : la directive garantit le droit de séjourner pendant au moins un an dans l’Union aux citoyens fuyant l’Ukraine, sans devoir passer par le labyrinthe des procédures de demande d’asile requises après 90 jours de séjour.
C’est beaucoup, mais ce n’est pas suffisant. L’Europe a bien géré l’urgence, elle doit maintenant donner une réponse structurelle à la gestion des flux migratoires. Ce n’est pas non plus un défi facile à relever. Plusieurs pays soulèvent déjà des objections fondées sur la différence des personnes arrivant de l’Est et de celles traversant la Méditerranée. Des objections qui sont politiquement et éthiquement inadmissibles. Les rejeter et trouver un accord qui concilie solidarité et opportunités est un test de maturité pour l’Europe en tant que communauté de valeurs.
Depuis presque trois mois, la guerre de la Russie de Poutine à l’Ukraine bouleverse tout.
Comment comprendre cette crise inédite ?
Un événement intellectuel européen avec entre autres Latour, Balibar, Roudinesco, Colin Lebedev, Gonzalez Laya, Kepel, Pisani-Ferry, Haski, Soutou, Aglietta…
4.
Quatrième grand chapitre : l’Union de l’énergie. La guerre en Ukraine a bouleversé l’agenda politique, plaçant en tête de liste la question de la dépendance aux combustibles fossiles importés. Aujourd’hui, le gaz et le pétrole nous exposent à une double vulnérabilité : géopolitique et climatique. Géopolitique, car le territoire de l’Union est pratiquement dépourvu de gisements de combustibles fossiles : il n’abrite que 0,2 % des réserves mondiales de gaz naturel et 0,1 % des réserves de pétrole. Climatique, car le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) des Nations unies nous rappelle que « sans une réduction immédiate et profonde des émissions dans tous les secteurs, limiter le réchauffement de la planète à 1,5° est hors de portée » et qu’une « réduction substantielle de l’utilisation des combustibles fossiles » est donc nécessaire.
Face à cette double vulnérabilité, il n’existe qu’une seule solution : accélérer la production d’énergie verte. Cela ne peut se faire sans la dimension européenne d’une politique énergétique commune. Le plan REPowerEU va dans la bonne direction, mais une plus grande intégration est maintenant nécessaire sur les principales dimensions de l’Union de l’énergie : approvisionnement commun, stockages partagés, intégration du réseau et projets d’investissement coordonnés.
Ce dernier point, en particulier, est crucial pour atteindre l’objectif principal : multiplier notre capacité à produire de l’énergie à partir de sources renouvelables, afin de combiner — enfin — durabilité et souveraineté énergétique (c’est-à-dire autonomie), tout en nous libérant de la dépendance à l’égard des combustibles fossiles et de la nécessité d’importer des produits énergétiques. Mais cette transition ne sera efficace que si elle est juste. Toutes ces actions doivent s’inscrire dans le cadre de la solidarité européenne et être caractérisées par l’équité. L’équité sociale au sein des pays, pour éviter l’effet gilet jaune et assurer une transition juste. Mais l’équité aussi entre les États, car sur la voie de l’Union de l’énergie, des mécanismes de compensation entre les pays doivent être envisagés pour éviter d’élargir, plutôt que de diminuer, les divergences économiques dans le marché unique, comme nous le rappelle toujours Paolo Gentiloni.
5.
De la sécurité énergétique à la sécurité militaire : la cinquième Union est celle de la Défense. Lorsqu’on tend l’oreille au débat italien dans les médias, cela ressemble presque à une intuition de dernière minute, une nouveauté. En vérité, nous savons que l’on parle de défense européenne depuis l’aube du projet d’intégration. En 1954, après l’échec de la Communauté européenne de défense, une idée à matrice fédérale pour résoudre la question européenne, une proposition plus fonctionnaliste est avancée qui aboutit à la naissance de la Communauté européenne en 1957. Depuis lors, on ne porta plus de discussions sérieuses en matière de défense commune, du moins jusqu’à l’élection de Donald Trump.
Le paradoxe du manque d’intégration en matière de défense est confirmé par les chiffres : lorsqu’elles sont additionnées, les dépenses militaires des 27 États de l’Union sont presque quatre fois supérieures à celles de la « superpuissance militaire » que serait la Russie. Pourtant, cela ne se traduit pas par une capacité de défense adéquate. En effet, l’absence de synergies génère des inefficacités et des redondances, qui n’ont jamais été aussi insoutenables. Les nouveaux efforts de sécurité et de défense déjà consentis par les Etats européens doivent être accompagnés de la construction d’une gouvernance d’inspiration fédérale, reprenant l’idée de la Communauté européenne de défense.
Le chemin pour y arriver est celui suggéré par Romano Prodi. Il passe par un pacte entre l’Allemagne, la France, l’Italie et l’Espagne. Si les quatre plus grands pays européens ne décident pas d’aller dans cette direction, il sera impossible d’y arriver. Et si nous n’y parvenons pas, la tension sur les relations transatlantiques et le rôle de l’OTAN continuera. Les contradictions entre le « burden sharing » que les États-Unis exigent de leurs partenaires européens en matière de coûts de défense et le désir légitime des Européens de développer leur autonomie stratégique se poursuivront. L’Union de la défense est le choix que nous devons faire avec détermination. C’est la seule façon de construire une synthèse efficace entre le besoin de protection et la nécessité de développer notre identité en tant que puissance de valeurs.
Toutefois, le modèle européen ne doit pas seulement se défendre contre des ennemis « extérieurs ». Il y en a de féroces au sein de nos propres démocraties. Les antidotes se trouvent en particulier dans les deux dernières Unions à réaliser : la sixième et la septième.
6.
La sixième Union est celle de l’Europe sociale. Ces dernières années, les populistes et les conservateurs ont menacé, y compris ouvertement, les pierres angulaires de la démocratie et de l’État de droit. Pour répondre à cette menace interne, il est nécessaire de renforcer l’Europe sociale en poursuivant le chemin initié en mai dernier avec le Sommet de Porto, en commençant par les efforts pour étendre et structurer « SURE », le plan européen contre le chômage.
Jamais auparavant la démocratie n’a été si indissociable du modèle social européen. En période de grandes transitions, une démocratie qui fonctionne a une forte dimension sociale : elle est l’espace de la redistribution, de la solidarité et de la protection des droits. Comme le rappelait Jacques Delors en 2016 : « Si la politique européenne sape la cohésion et sacrifie les normes sociales, il n’y a aucun moyen pour le projet européen de recueillir le soutien des citoyens européens. »
7.
Pour la même raison, il n’est plus possible de reporter la construction d’une Union sanitaire — la septième — qui garantisse à tous les citoyens européens les mêmes normes de soins et de bien-être, en surmontant les différences territoriales qui restent scandaleuses même au sein de la seule Italie. Ursula von der Leyen a publiquement exprimé son espoir que ce soit l’un des résultats de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, ce grand processus de démocratie participative qui, depuis près d’un an, implique les citoyens, les partenaires sociaux, la société civile et les institutions dans une discussion transparente et inclusive. La Conférence représente une grande opportunité pour donner un nouvel élan au chemin de l’intégration européenne, pour la première fois sur la base d’indications qui sont l’expression de réflexions et de discussions entre les citoyens, qui ont dépassé les instruments classiques d’implication de la démocratie représentative. Mais cette opportunité risque d’être gâchée si n’émerge pas une volonté politique claire de prendre ses conclusions au sérieux, avec un engagement concret de les faire avancer.
Ces sept Unions ne peuvent, bien entendu, être dissociées d’une refonte de la gouvernance économique européenne. La prolongation de la suspension du Pacte de stabilité — qui, dans ce contexte de guerre, devrait être annoncée le plus rapidement possible — ne peut servir d’excuse pour reporter une fois de plus une discussion sérieuse. Une réforme du Pacte de stabilité est indispensable et attendue depuis longtemps. La publication, le 4 avril, d’un document conjoint de l’Espagne et des Pays-Bas montre que le débat est ouvert et permet la possibilité d’alliances inédites. L’Italie doit jouer un rôle de leader, car il s’agit d’un jeu stratégique pour notre économie, qui, plus que d’autres, ne peut se permettre une troisième récession en dix ans. Elle doit être en mesure d’apporter une contribution décisive, comme elle l’a fait pour la construction de NextGenerationEU et comme elle doit le faire maintenant pour sa mise en œuvre effective. Le Pacte de stabilité doit devenir le Pacte de durabilité, qui permettra structurellement de réaliser les investissements publics nécessaires à la transition écologique et à la relance d’une économie durable, conformément à la stratégie de NextGenerationEU. Dans ce nouveau cadre, les règles de réduction de la dette devraient être adaptées au contexte de chaque pays, comme l’ont également indiqué l’Espagne et les Pays-Bas, afin de ne pas étouffer la croissance et de ne pas répéter les erreurs du passé.
Dans tous ces domaines, l’Europe tente d’apporter des réponses à la hauteur du moment. L’architecture institutionnelle actuelle de l’Union permet déjà de progresser sur la voie d’une action plus coordonnée et plus incisive. Mais cela ne suffit pas : ce qu’il faut, c’est une percée, une vision. Il existe en effet des limites à de nouvelles avancées dans l’intégration européenne dans le cadre des traités existants. Tout cela peut se résumer en un mot : « unanimité ». Ce sont les vétos nationaux qui empêchent à l’Union européenne d’être encore plus efficace dans son action.
Il suffit d’un exemple pour se rendre compte de l’absurdité de la situation : en 2020, après la fraude électorale au Belarus et la répression violente des manifestations, la Commission européenne a immédiatement annoncé un train de sanctions, qui est toutefois resté bloqué pendant plus d’un mois en raison d’un seul vote contre : celui de Chypre. Il est difficile de ne pas penser que ce retard a été l’un des signaux qui ont poussé Poutine à tout risquer, convaincu que l’Union ne serait pas en mesure de réagir, même en cas d’invasion à grande échelle.
Le droit de véto est peut-être l’un des aspects les plus paradoxaux de l’Union : c’est le principal élément de la faiblesse européenne, mais c’est aussi celui qui est le plus utilisé par certains dirigeants nationaux pour se sentir illusoirement forts. Tout d’abord, le Premier ministre hongrois Viktor Orbán qui, dès sa réélection, a utilisé la légitimité populaire qu’il avait obtenue pour se faire le champion du véto. Il ne l’a pas utilisé sur une question en particulier, mais a agité une menace plus importante : celle de l’utiliser systématiquement. L’unanimité a toujours été le plus grand obstacle à l’intégration européenne. Nous avons vu cela depuis l’époque de Margaret Thatcher, dont l’héritage européen est très lourd. En fixant constamment des limites, des freins et des obstacles, elle a fait de l’Union européenne une construction asymétrique, très avancée en termes d’intégration économique, mais très faible sur les fronts de l’intégration politique et de la protection sociale. Nous payons encore aujourd’hui pour ces dommages.
Sans un bond en avant institutionnel, l’Union ne sera pas une véritable puissance de valeurs dans le monde d’aujourd’hui et, surtout, de demain. La modification des traités ne peut plus être un tabou ; elle doit devenir une bataille politique concrète.
Aujourd’hui, alors que tout le monde semble prêt à sacrifier le positionnement tactique au nom d’urgences et d’intérêts supérieurs, une fenêtre d’opportunité s’est ouverte. Il est temps de lancer une nouvelle Convention européenne, dans le sillage de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, qui se termine dans un mois, le 9 mai. La Convention est la conséquence naturelle de la Conférence : partir des propositions des citoyens, discutées avec les institutions et les partenaires sociaux, pour arriver à une réforme des Traités. Ce serait le premier exemple majeur du potentiel de la démocratie au troisième millénaire. Cette continuité naturelle est également suggérée par les macro-thèmes abordés par la Conférence sur l’avenir de l’Europe, qui coïncident largement avec les exigences susmentionnées. Et ce serait aussi une belle façon de rendre hommage à la mémoire de David Sassoli, qui était l’un des plus ardents défenseurs de la Conférence. La Convention trouve ainsi sa légitimité et sa force dans les principes mêmes de notre modèle démocratique.
Nous avons besoin d’un moment « fort » comme la Convention car les bouleversements du mois dernier sont tout aussi forts. Une simple « révision » de la structure institutionnelle de l’Union ne peut suffire. En plus des politiques, c’est de la politique dont nous avons besoin. En d’autres termes, les instruments doivent être accompagnés d’une doctrine européenne, d’une vision ambitieuse, si nous voulons réellement transformer l’Union en une puissance de valeurs. « Âme et tournevis » ensemble, donc, y compris au sein de l’Union, pour défendre notre rôle dans le monde, protéger les gens et renforcer nos démocraties.
Ce renforcement ne peut être séparé de règles plus efficaces pour sauvegarder nos valeurs au sein de l’Union elle-même. Nous ne pouvons pas être une puissance des valeurs si nous ne sommes pas cohérents avec elles : il faut introduire des mécanismes permettant de bloquer et de sanctionner efficacement les pays membres qui les remettent en question, notamment en étendant à tous les fonds européens le critère de conditionnalité introduit par NextGenerationEU, qui lie l’allocation effective des ressources au respect des principes de l’État de droit.
Mais l’âme nous oblige aussi à poser des questions inconfortables. Les valeurs européennes de démocratie et d’ouverture ne sont pas seulement attaquées par les ambitions de Poutine, mais aussi par des tendances politiques, démographiques et économiques auxquelles il est temps de faire face. Comment réagir à la montée des régimes autocratiques qui, ces dernières années, ont à nouveau dépassé en nombre les démocraties ? Sur quelle base sommes-nous prêts à les affronter ? Et quelles sont les lignes rouges que nous ne pouvons pas franchir si nous ne voulons pas trahir nos valeurs ? Ni l’isolationnisme ni le cynisme ne sont compatibles avec l’identité européenne : nous avons besoin d’une réponse nouvelle et distincte.
Et quelle réponse donner à la diffusion de modèles qui mettent à l’épreuve les règles du multilatéralisme économique ? L’Organisation mondiale du commerce est née à une époque où plus de 60 % du PIB mondial était généré par des économies ouvertes de type occidental, mais les calculs de Bloomberg nous indiquent que d’ici 2050, ce pourcentage tombera à 26 % seulement. Sommes-nous prêts à défendre un modèle économique ouvert, sans tomber dans la naïveté qui, ces dernières années, nous a exposés à la concurrence déloyale du modèle chinois, fait de subventions publiques et faisant bien peu de cas des normes sociales et environnementales ? Comment envisageons-nous d’impliquer nos partenaires dans la conception d’une nouvelle mondialisation qui donnera enfin la priorité à la justice sociale et à la durabilité ?
De la réponse à ces questions dépend la défense de la paix et de notre modèle européen.
La Convention européenne est le meilleur véhicule pour approfondir cette question et, de cette manière, doter enfin l’Union européenne de nouveaux instruments, à la hauteur des défis mondiaux et de nos valeurs. Aujourd’hui, nous avons l’occasion d’écrire une nouvelle page sur le chemin de l’intégration européenne. Nous avons le devoir de faire de ces sept Unions une réalité. Nous le ferons en proposant à la famille progressiste européenne que cela devienne notre mission commune.
L’Italie, comme les autres États européens, doit être pleinement consciente d’un changement d’ère qui exige des décisions courageuses si nous voulons encore exister et être influents dans le monde de demain. Lorsque l’intégration européenne a commencé, le monde était petit, avec moins de trois milliards d’habitants. Aujourd’hui, il y en a déjà huit. Nous, Européens, étions un demi-milliard sur trois et aujourd’hui nous sommes le même demi-milliard, mais sur huit. Dans ce petit monde, nous étions de grands pays. L’Italie, comme la France ou l’Allemagne. Aujourd’hui, nous passons du statut de grands pays dans un petit monde à celui de pays beaucoup plus petits dans un très grand monde. Pour être influents et capables de nous protéger dans le grand monde d’aujourd’hui, nous devons faire le choix de nous unir. Ce n’est que de cette manière que nous serons suffisamment grands demain, ensemble, pour être aussi influents que l’ont été les pays européens individuellement au siècle dernier. Si nous suivons les sirènes des souverainistes et des nationalistes, si nous ne nous unissons pas une fois pour toutes, si nous ne réalisons pas ces sept Unions, nous aurons un avenir de petits pays sans importance, obligés de se mettre sous la protection des autres pour survivre. La guerre de Poutine a éliminé tous les doutes et alibis. Nous devons choisir notre avenir et celui de nos enfants. Maintenant.