Cet entretien est la transcription d’un échange entre Vaira Vīķe-Freiberga et Titus Corlăţean qui s’est tenu le 27 janvier 2022 dans le cadre de la Nuit des Idées et de la présidence française du Conseil de l’Union européenne. En partenariat avec l’Institut Français, le Grand Continent publie une série de textes et d’entretiens : ces « Grands Dialogues » forment un dispositif réunissant des personnalités intellectuelles de premier plan venues du monde des arts, des lettres, des sciences, du journalisme et de l’engagement et représentant l’ensemble des États membres de l’Union européenne.
Le projet démocratiques incarné par l’Union fait face à la montée des populismes et d’un soi-disant modèle de démocratie illibérale poussé par certains voisins à l’Est. Avec le Brexit, les institutions européennes ont montré une certaine résilience face aux dangers que représentaient les négociations avec le Royaume-Uni et ont fait quelque part front commun. Est-ce que cette solidarité va perdurer ? Est-ce que c’était de façade ? En 2022 où en est-on du projet européen notamment à la lumière des ambitions qui étaient celles des Lettons quand ils ont adhéré à l’Union Européenne en 2004 ?
Vaira Vīķe-Freiberga
Par le simple fait de l’adhésion, les citoyens de l’Union européenne ont montré leur engagement pour le projet européen. L’Union par son existence même est preuve d’un engagement d’une majorité des citoyens consultés, qui ont d’abord établi les premières bases de ce projet. Le projet s’est transformé au fil des années avec les traités. Le contrat social qui est représenté par l’Union et son existence est en quelque sorte incarné dans l’acquis communautaire que chaque nouveau membre doit maîtriser et prouver qu’il a maîtrisé. Du temps de ma présidence, c’est un processus que la Lettonie a suivi de manière extrêmement diligente, parfois difficile mais jugé nécessaire et appuyé par la majorité des citoyens.
Dès l’adhésion, on se rend compte que le projet européen est en formation continue et devrait continuer à l’être. J’ai invité à un nouveau contrat social mais je souhaite changer ma formule afin de dire que le contrat social au sein de chaque État-membre et entre pays devrait toujours être conçu comme un processus plutôt qu’un état stable. C’est une évolution constante, son ouverture, sa capacité de se transformer au fil des exigences imposées par le passage du temps, par les événements qu’ils soient biologiques, géologiques ou sociaux qui nous entourent et qui influencent notre vie. Ces notions de flexibilité et d’ouverture demeurent pour moi l’élément central pour nous assurer qu’à mesure que les années avancent et que les situations changent, une majorité des citoyens au niveau international et européens engagés dans ce contrat se sentent consultés et importants.
Au Bélarus, les soulèvements ont été suscité par un sentiment que le vote ne comptait pas dans le résultat des élections. Je pense qu’il s’agit là de l’exigence première pour tous les citoyens : que le vote compte, que l’opinion compte, que je puisse m’exprimer. Trop de pays dans le monde interdisent cette expression à leurs citoyens et les punissent sévèrement s’ils ne s’inscrivent pas dans la continuité de ce qui est considéré comme acceptable, surtout l’obéissance au système en place. La démocratie en tant que système nous permet de nous exprimer, cela s’illustre souvent avec la liberté de se plaindre. Cela peut être fatigant parfois si tout le monde se plaint mais c’est un droit fondamental qui est inéluctable. Nous devons accepter la possibilité de critiquer en même temps que nous nous exprimons, à condition que ce soit fait de façon civilisée, polie, respectueuse des autres.
Titus Corlăţean
Il y a seulement quelques jours, le 1er janvier 2022, nous avons fêté les quinze ans de l’adhésion de la Roumanie à l’Union européenne. En réalité, nous avons connu avant un demi-siècle de régime autoritaire, tout d’abord après la Seconde Guerre mondiale avec un régime staliniste très dur puis avec un régime communiste et ses vécus qui ont traumatisé la nation et les racines de l’identité roumaine. La liberté et les droits fondamentaux, la chute du communisme constituaient un rêve – et il a eu lieu. La chute du communisme a changé la perspective de notre nation, comme pour tous les pays d’Europe Centrale et Orientale. Il y a une histoire spéciale entre la Roumanie et les Pays Baltes qui furent liés dans le passé avec le Pacte Ribbentrop-Molotov et toutes ses conséquences. On agit d’une manière similaire et on a des émotions similaires par rapport à l’histoire.
Les quinze années depuis l’adhésion sont très vite passées et ont vu de bons acquis pour la Roumanie et les Roumains. La Roumanie actuelle est très différente de celle d’il y a vingt ans. La situation n’est pas parfaite, on doit toujours travailler pour rattraper un décalage de développement économique et social. Le pays a connu cinquante années de régime autoritaire communiste mais, grâce à l’adhésion européenne, la situation a changé. À la veille de l’adhésion à l’Union, fin 2006, le PIB était de 97 milliards. Quinze ans après, il a plus que doublé. Le PIB per capita représentait 25 % de la moyenne européenne, quinze ans après c’est plus de 70 %. Il y a une dynamique économique et sociale importante puisqu’on fait partie de la famille européenne, y compris du point de vue de l’accès aux ressources de développement. On peut dire que la vie des Roumains a changé.
Il me semble important d’évoquer le prisme des valeurs. Après la chute du communisme, il y a eu un changement du système de valeurs, avec en premier lieu la liberté. Tous les droits fondamentaux et les libertés, comme celle de croyances religieuses, ont pu exister. Il y a aussi eu des désillusions. Les Roumains sont parfois des champions dans l’auto-critique envers les institutions et le milieu politique même si c’est souvent justifié. Parfois, on manque d’une perspective historique. Il y a quand même un risque et ce qui rend notre discussion sur la nécessité d’un nouveau contrat social important. Il ne faut pas oublier la solidarité et la dimension sociale dans l’Union. Il faut essayer au niveau politique l’application de double standard et essayer de dépasser certains jeux politiques qui veulent privilégier certaines visions politiques. Le solde, la situation sociale et bien d’autres indicateurs se sont améliorés dans le pays depuis quinze ans. Il y a des espoirs, un engagement roumain pour faire partie de ce projet européen qui n’est pas parfait mais qui doit être amélioré.
De quoi parle-t-on quand on parle de nouveau contrat social européen ? Est-ce que l’acquis communautaire fait partie de ce pacte social ? Quelles en sont les composantes et pourquoi en faudrait-il un nouveau ?
Vaira Vīķe-Freiberga
Je ne suis pas certaine qu’on puisse parler de nouveau pacte car cela impliquerait un ancien que l’on rejetterait. C’est un projet qui est toujours en cours et qui doit être modifié selon les circonstances. Au moment de l’adhésion de nos pays, le nôtre en 2004, le vôtre, Titus, en 2007, il y avait une grande joie car nous nous sentions acceptés par la famille européenne de laquelle le rideau de fer et la soumission à la poigne de fer de Moscou nous avait gardés écartés pendant cinquante ans. C’est un des éléments qui a aidé les pays baltes à faire des efforts poussés, à s’engager dans des réformes fondamentales, souvent coûteuses pour les habitants en termes d’efforts humains. Il y a eu des difficultés économiques dans tous les pays post-communistes avec une période de difficultés matérielles importantes. C’est difficile à comprendre pour les personnes qui n’ont pas connu ce genre de transition brutale et rapide. Nous entendons que les voisins russes et leurs dirigeants se plaignent de cette période d’humiliation. Pour nous, elle a été une période de libération. Il y a un abîme selon le narratif avec lequel nous regardons l’histoire de ces dernières trente années et plus. La volonté de s’engager dans un projet a pris des siècles pour aboutir aux idées de Monnet et Schuman et après le carnage de la Seconde Guerre mondiale. C’est un projet qui, selon moi, exige des efforts continus, soutenus et un engagement de la population. Il faut aussi une population européenne au sens large qui connaisse un peu son histoire, y compris son histoire récente.
Nous avons désormais une génération dans l’Est et le centre de l’Europe qui n’a jamais connu l’oppression communiste – et heureusement pour elle ! Heureusement que nous en sommes arrivés là. Il y a aussi beaucoup d’habitants de l’Ouest de l’Europe qui n’ont jamais pu imaginer à quoi cela pouvait ressembler. Il y a tout un processus d’éducation à faire sur ce que nous sommes en tant qu’Européens dans notre diversité, pour apprendre davantage les uns sur les autres. Personnellement je me suis fixé le projet de tenter de lire progressivement des traductions d’auteurs de différents pays d’Europe. Juste après la présidence, j’avais fait partie d’un jury engagé dans le choix du prix européen de littérature. J’ai écrit l’introduction d’un volume sur l’histoire de la littérature européenne. La connaissance de l’autre, de son voisin, non seulement entre les différentes couches sociales, groupes ethniques et religions comme stratifications sociales qui peuvent exister dans une société. J’aimerais voir une Europe ou des projets comme Erasmus, le tourisme qui, hélas touché par la pandémie, donne encore plus de connaissances de l’autre pour créer la base d’une cohabitation harmonieuse et amicale. Il est difficile d’être ami avec quelqu’un que l’on ne connaît guère. C’est tout un processus d’engagement et d’apprentissage.
Tout cela prend du temps mais cela peut devenir tout à fait naturel si cette démarche n’est pas vue ni conçue comme un effort. Quand je regarde l’actualité, je regarde les chaînes lettones, américaines, britanniques, espagnoles, françaises, je me sens enrichie par le fait de pouvoir avoir accès à des nuances du point de vue des autres. Tout ce qu’on peut espérer et qu’ils aient à leur tour auraient un intérêt à ce qui se passe ici. J’éprouve de la reconnaissance pour la Présidence française qui a été à l’initiative de cette série de dialogues.
Un comique américain sur Internet faisait des blagues sur la situation internationale se moquait du fait que le Danemark envoyait une frégate en mer baltique. Quand on est grand et américain les efforts produits par un petit pays comme le Danemark ou l’Espagne sont moqués. J’ai trouvé que c’était malvenu et de mauvais goût. C’est un symptôme du manque de sensibilité, d’ouverture des grands pays envers les petits. En Europe nous avons cette même maladie qui nous menace, un virus social qui menace l’Europe est l’idée que la grandeur fait l’importance et que plus on serait petit, moins on aurait de droits. C’est un des problèmes de l’Europe – qui comprend le Luxembourg qui est plus petit que la Lettonie – que ce respect de la diversité y compris celle des armements, des populations, de la taille, du poids économiques, que nous gardons présent à notre esprit, l’égalité de tous les citoyens dans toutes leur diversité avec une acceptation inconditionnelle.
Même question pour vous. Il y a une dimension d’identité européenne dans ce pacte social comme l’a dessiné Madame la Présidente. Quel est ce pacte social européen selon-vous ?
Titus Corlăţean
Le sujet d’un nouveau pacte social européen est une dynamique continue. Je vais continuer dans les propos importants de Madame la présidente. Cela explique pourquoi ce projet est important pour les nations d’Europe centrale et orientale puisqu’après la deuxième guerre mondiale, nul n’a demandé aux Roumains s’ils voulaient rester avec Staline ou rejoindre De Gaulle, Schuman, Churchill et les autres. Nous avons donc vécu de l’autre côté du mur, qui nous a ôté un demi-siècle de liberté, de vie. C’est pour cela qu’à nos yeux le projet européen est si important. Il faut garder à l’esprit qu’il y a de la diversité. On a une identité européenne commune mais il y a des nuances car l’histoire européenne a été différente. L’expérience culturelle du point de vue politique, idéologique et historique a été différente, notamment pour ceux qui étaient de l’autre côté du mur.
On se situe dans un moment de provocation importante pour nos sociétés. Je crois qu’il faut trouver le bon équilibre entre d’un côté la sagesse de personnes qui ont plus d’expériences et de l’autre côté l’énergie des jeunes. Il est vrai que ces derniers n’ont pas connu le régime autoritaire et la guerre. Beaucoup de jeunes et de personnes ont pris la question de la paix à la légère alors même qu’il s’agit de l’acquis principal au fondement du projet européen. On observe désormais des provocations à la frontière avec l’OTAN. Il faut valoriser ce que l’Union a acquis pendant des années. Le projet européen est un projet très précieux mais perfectible.
Avec le temps, des points de vulnérabilité ainsi que des menaces apparaissent. Il y a eu la crise économique, financière et sociale qui, en 2009, a changé le paradigme international y compris dans l’Union par des changements en interne et du système néo-libéral. À l’époque on pensait, y compris en Roumanie, que le modèle social européen était mort. Aujourd’hui, dans une période de crise sanitaire avec des déséquilibres et un impact important sur la population dans les champs économiques et sociaux, face aux frustrations et aux inégalités, les dirigeants doivent s’engager sur la base d’un dialogue politique et social à l’intérieur du pays. Il faut ce même engagement dans la famille européenne, au niveau institutionnel, sur la base d’un dialogue honnête et correct prenant en compte les nuances des différentes situations entre Nord, Sud, Est et Ouest. Il faut trouver les moyens les plus appropriés pour consolider le projet européen et confirmer sa résilience. Il y a beaucoup de raisons de se doter d’un nouveau pacte social européen. Je peux prendre l’exemple d’une des priorités françaises à ce semestre : le salaire minimum. Sujet important s’il en est car en regardant la situation, y compris en Roumanie, les gouvernements sociaux-démocrates ont toujours travaillé sur le salaire minimum. Au sein de l’Union, 60 % des personnes qui touchent le salaire minimum sont des femmes, elles-mêmes très touchées par les crises sociales. Avec la crise sanitaire la pauvreté a aussi largement augmenté. Mon pays soutient avec beaucoup d’énergie cette initiative de la Présidence française. Une autre question majeure serait aussi celle des impôts : impôt progressif ou taux unique d’impôt. Il y a un déséquilibre de la pression sur les différents contributeurs et pour cela il faut compléter le projet de l’Union économique et financière avec la dimension sociale. Une Union qui touche l’économie et la finance sans appréhender la question sociale ne pourra jamais fonctionner.
Il faudrait aussi une vraie solidarité avec des solutions concrètes comme des projets pour la jeunesse. L’année 2022 a été proclamée année pour les jeunes, qui ont beaucoup souffert pendant la pandémie mais qui vivent actuellement un manque de perspective notamment à cause de l’interruption des relations sociales causée par la pandémie. Il y a des raisons à l’attitude anti-système des jeunes autant qu’à leur frustration et il est donc important de trouver des solutions et des alternatives.
Les gouvernements avaient établi un objectif très important : l’Union Européenne en tant qu’acteur global. C’est un sujet capital d’un point de vue stratégique. Comment aboutir à cet objectif si on ne travaille pas sérieusement à l’intérieur de l’Union sur la résilience interne ? Sans bases solides nous ne pouvons pas être un acteur global. Afin de consolider le projet politique européen, la dimension sociale est capitale. Les grands dirigeants de l’Union doivent travailler sur ce sujet. On a besoin de voir des leaders politiques qui montrent une vraie vision politique plus que bureaucratique. La Commission européenne, si importante, prend parfois le pas sur la décision politique. Il faut que chacun ait sa place et que les politiques montrent une vraie vision.
En gardant à l’esprit les divergences économiques et sociales au sein de l’Union, on peut s’interroger sur la manière de renforcer l’identité européenne. Quand on regarde les chiffres on voit qu’une nette majorité d’Européens adhèrent à l’Union : 70 % en Lettonie, 68 % en Roumanie. Que manque-t-il à ce sentiment européen ? Qu’attendre de plus des citoyens européens ?
Vaira Vīķe-Freiberga
Il ne faut surtout pas renforcer l’identité en l’imposant à l’individu et au citoyen. Il me semble que les citoyens qui se sont déjà identifiés comme européens sont ceux ayant découvert que c’est un enrichissement et non un devoir et une obligation. C’est une découverte et une joie de trouver une identité qui dépasse celle de son pays car dans le monde actuel les origines et les caractéristiques demeurent présentes mais la connaissance de ces différences nous permet d’assumer en même temps de multiples identités. Les identités sont comme plusieurs manteaux que l’on peut revêtir. Nous avons tous des identités multiples, des réseaux d’interactions multiples et qui s’entrecroisent et peuvent entrer en conflit.
Il faut développer davantage de dialogue mais l’identité européenne est en train de croître à travers le continent depuis la fin du rideau de fer. Même dans l’Ouest de l’Europe, qui était démocratique et libre, les citoyens d’avant 1991 s’identifiaient de manière nationaliste et le Brexit a montré que cela manquait aux britanniques. Cette identité commune s’est formée au fil des années à travers la prise de conscience qu’on a, en Europe, davantage en commun avec son voisin qu’avec ses colonies, pour les anciens empires coloniaux. Nous parlions du passé communiste mais l’Europe de l’Ouest traîne quant à elle le boulet de son passé colonial. Cet engagement des anciens possédant des colonies envers les pays avec lesquels ils gardent toujours liens de collaboration, et espérons de sympathie, les empêche. J’ai grandi dans le protectorat du Maroc et, au collège, mon livre de géographie me montrait un monde rose qui était la France et ses colonies et un monde bleu avec la Grande Bretagne et ses colonies. Cette phase historique est dépassée mais on peut, je pense, espérer maintenir des liens d’un point de vue économique. Si les anciens pays colonisés le souhaitent, cela pourrait être profitable pour les deux parties. L’histoire coloniale a fait que les pays d’Europe de l’Ouest ont eu assez peu d’intérêt pour ce qui se passait de l’autre côté du rideau de fer et s’en accommodaient très bien.
Les choses ont changé depuis – pour l’Ouest comme pour l’Est. Je vois l’avenir comme une unification naturelle et volontaire dans laquelle chacun comprendra l’enrichissement à la clé : une Europe qui est solidaire et qui se voit comme actrice sur la scène internationale. En mettant leurs ressources en commun, tous les Européens ont gagné quant à leur poids dans le monde car même les plus grands pays du continent ont perdu de l’influence à l’échelle mondiale. La mondialisation fait qu’il y a des changements tectoniques dans la distribution des pouvoirs au niveau global. Afin de garder une place pour la vision européenne du monde et la vision européenne de la société, donc du contrat social entre citoyens et dirigeants, il est important pour l’Europe de comprendre la nécessité de cette solidarité. Il ne faut pas une nécessité qui soit une punition imposée par la force mais qui soit une compréhension du gain de force permis par l’unité et la solidarité européenne. Les pays séparément, même les plus grands, n’auraient pas cette force.
Titus Corlăţean
Nous sommes Européens, les racines sont communes, mais il y a tout de même une expérience assez différente de l’histoire. Il y a aussi des nuances lorsque l’on parle des modalités pour consolider cette identité européenne commune. Je pense que les provocations vécues durant les dernières années peuvent aider les nations européennes, notamment ceux qui ont en main les décisions politiques, à trouver des solutions puisqu’elles sont toujours plus efficaces lorsqu’elles sont communes. Le projet européen montre qu’on ne peut trouver la bonne voie de manière individuelle.
L’identité européenne se compose aussi de respect pour les spécificités des différentes nations. Ayant vécu sous le communisme, certaines choses restent pour nous plus importantes que pour les nations ayant vécu dans l’espace de liberté et de démocratie et ayant reconstruit l’Europe après la guerre. La réconciliation franco-allemande tout comme le projet politique européen sont magnifiques. Pour nous, tout cela est plus neuf et il est donc plus facile de soutenir, sans être critique sur certains aspects, le projet européen. Nous avons aussi nos aspirations qui restent spécifiques car l’histoire a créé des clivages et des ruptures dans nos régions. Pour les Roumains, les relations avec la République moldave sont très importantes. Lorsque j’ai un dialogue politique avec un dirigeant de Paris ou Berlin, il est important de lui dire que ce qui se passe de l’autre côté de la frontière ne relève pas seulement de l’accord d’association avec l’Union européenne.
La force de l’Union s’était fondée sur ce modèle attractif pour les autres. Nous avons fait des efforts pour adapter les standards démocratiques et le système de valeur européen. L’espace de l’Union et les marchés ont été élargis, ce qui fut profitable à la fois pour les marchés de l’Ouest et les nôtres. Continuer l’exercice et le processus d’élargissement est essentiel. Il faut donc avancer sur la question des Balkans. Sans l’intégration, la situation de cette région peut rester complexe et nous n’avons pas d’intérêt à laisser les choses telles quelles. Au contraire, on peut donner davantage de stabilité et de force à l’Union si l’on continue sur la base d’une volonté politique claire. On invoque toujours les critères et exigences techniques et j’ai parfois l’impression qu’on use du critère technique à cause du manque de volonté politique. On discute désormais de l’Ukraine, de la Moldavie et de la Géorgie. Ici, un parallèle me semble nécessaire : dans nos pays, lors des accords d’association signés avec l’Union, il y avait une clause de perspective européenne avec une future candidature sur la base de l’accomplissement des critères. On a fait une offre importante à l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie sur la base des critères : associations, économie, coopération… on demande à ces pays de faire des efforts mais nous ne disposons pas de la volonté politique d’inclure au moins une clause comprenant une perspective européenne. Si on demande à leur population de soutenir des réformes, parfois douloureuses, il faut quand même donner plus d’espoir et on ne l’a pas fait.
L’identité européenne implique aussi une Europe géographique et politique autour de l’Union. Va-t-on s’arrêter ici ? Si on veut être un compétiteur global il faut continuer d’utiliser nos moyens qui ont déjà donné des résultats avec les PECO. C’était la modalité pour donner davantage de succès à l’Union. On a des racines communes, des valeurs communes, mais aussi des sensibilités qui doivent être traitées de manière correcte et solidaire. On comprend la pression migratoire sur les pays du Sud et il faut être solidaire. Il y a aussi des points sensibles à l’Est. En discutant de tout cela très sérieusement à l’échelle pertinente, on peut consolider la solidarité donc l’identité commune et européenne entre les États membres.
On a décrit un mouvement d’avancée européenne qui ne serait peut-être pas inéluctable car la construction permanente nécessite des efforts permanents. Quelque part, la montée des populismes telle qu’on la voit à travers le continent n’est-elle pas un rejet de cette vision cosmopolite qui est incarnée par l’identité européenne ? Est-ce que ce ne sont pas les populations qui veulent revenir à ce qui est national et local parce que l’Union semble distante et n’aide pas dans le quotidien ?
Vaira Vīķe-Freiberga
Le populisme est un phénomène qui m’a personnellement surprise. Il y a quelques années encore, on entendait parler de certains groupements qui semblaient être anti-démocratiques et on les traitait de fascistes. L’extrême gauche a été très bien tolérée en Europe historiquement, ce qui pour les pays d’Europe de l’Est est surprenant. La grande tolérance envers les idées d’extrême gauche semble être permise alors qu’il y a un rejet des idées d’extrême droite, qui est évident si elles sont liées au nazisme et fascisme. Nous aurions souhaité voir dans l’Europe de l’Ouest une meilleure compréhension des dégâts moraux et physiques, la destruction de vie humaine, d’identité et de culture ou la tentative de le faire que l’URSS et ses satellites imposaient à des dizaines de millions de personnes. La montée de ces mouvements de droite ou d’extrême-droite, comme Marine Le Pen en France qui a été proche de gagner, ou « Les vrais finnois », de jeunes punk au début des années 2000, apparaissait comme une curiosité. On voyait ce genre de curiosité un peu partout en Europe.
Aujourd’hui les mouvements de revendications locales ou nationales, de retranchement sur soi-même sont à contre-courant de ce que je considère personnellement comme positif. D’une certaine manière, des groupements considérables semblent vouloir s’encapsuler. Ce sont des espèces de bulles informatives et je pense que les réseaux sociaux jouent un rôle très important là-dedans. Les personnes commencent à fonctionner à l’intérieur de bulles de relations limitées au lieu d’être ouvertes à la société en général. Les modes de communication modernes permettent des liens de sympathie, de sentiments d’acceptation, d’inclusions, d’appartenances à des groupes fragmentaires, spécifiques et qui donnent un sens de sécurité aux gens durant des périodes de grande insécurité économique, sanitaire avec la pandémie, et quant à l’avenir politique de leur pays. La démocratie possède un côté sombre : ce n’est pas un système qui encourage une continuité politique à long terme. Il y a bien des exceptions comme l’Islande qui permet, dans sa constitution, au président d’être réélu sans limite. Ce fonctionnement est permis par la taille et le bon fonctionnement démocratique du pays. L’isolement psychologique des gens et leur besoin de protester vient de l’insécurité du monde moderne qui change avec une grande rapidité. Nous sommes des êtres humains dont l’évolution s’est faite à un rythme beaucoup plus lent. Le monde entier est arrivé dans un moment où le progrès technologique, et concernant les médias et de communications, est devenu révolutionnaire par rapport aux générations précédentes, qui elles n’avaient pas de téléphones cellulaires, Internet ou les réseaux sociaux. Cela crée de l’insécurité.
Il y a aussi eu la crise de 2008, qui a fait perdre la confiance dans les banques et dans les gouvernements. Puis, avec la pandémie, les citoyens ont constaté que leurs gouvernements et le système de santé étaient incapables de gérer correctement un virus apparu de nulle part et qui fait des ravages épouvantables à l’échelle mondiale. Cette insécurité pousse les gens à chercher des assurances. Nous n’osons plus nous serrer la main, c’est terrible et contre la nature humaine. Sur les réseaux sociaux les gens trouvent des partenaires, des personnes qui les appuient mais qui souvent sont extrêmement malsains et dangereux pour la stabilité globale de la société et pour la démocratie. J’y vois un danger clair pour la démocratie, avec des groupes qui encouragent et cultivent la suspicion, le rejet et la paranoïa. Le président Poutine est un exemple spectaculaire. On se sent persécuté et on devient agressif à cause de ce sentiment de persécution. Poutine a aussi la manie des grandeurs mais c’est autre chose. La manie de persécution est quant à elle très facile à susciter aux gens et c’est un grand danger pour l’Europe et pour le monde entier.
Au contraire, la possibilité de la démocratie comme système, aussi imparfait soit-il, nous donne l’espoir d’un progrès possible par rapport aux systèmes totalitaires qui exclut la possibilité de progrès. Nous sommes au bord d’un abîme qui nous menace et nous avons vraiment besoin de nous mobiliser pour comprendre qu’il y a des dangers à la démocratie et aux valeurs que l’Europe a toujours cultivées dans sa construction. Certains seraient prêts à détruire ce jardin que nous avons réussi à faire pousser jusqu’à aujourd’hui. J’espère que mes enfants et petits-enfants n’auront pas à souffrir de cela et que l’Europe, comme le monde entier, trouvera un moyen de contrôler cela et de récupérer des gens qui se sentent perdus. Il faut avoir une vision commune de ce que veut dire être humain, vivre en société civilisée et humaine et faire tous les efforts possibles afin d’éviter que nous sombrions dans la violence, la haine, dans tout ce que l’Europe et le monde ont déjà connu dans leur histoire et que nous voudrions voir disparaître de notre horizon.
Est-ce que vous partagez ce constat sombre à l’égard du populisme et quels outils sont disponibles à l’échelle européenne pour répondre à ce défi ? Est-ce que vous percevez ce défi populiste en Roumanie ?
Titus Corlăţean
Je crois que le populisme et les mouvements anti-système extrémistes constituent une menace très sérieuse pour la santé de nos démocraties. J’ai été pendant plusieurs années représentant de l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe auprès de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance. En toute franchise, j’ai été plusieurs fois effrayé de rapports confidentiels de la situation dans tous les pays européens, notamment sur ces mouvements populiste et anti-système extrémistes.
Je peux prendre l’exemple de l’antisémitisme. Ces mouvements constituent l’une des provocations les plus importantes dans nos sociétés, pour plusieurs raisons. La première est très simple : la société et les moyens de communications actuels ont changé. La navigation dans l’espace virtuel est très facile. Il y a plus de superficialité, moins de vérification. On ne fait plus usage de plusieurs sources afin de vérifier les faits lorsque par exemple quelqu’un émet des accusations ou incite à la violence ou à la haine contre je ne sais quelle institution européenne ou nationale ou partie de la société civile. La société a changé. Avec le progrès technologique, il y a des points positifs comme l’accès à l’information plus rapide mais il y a aussi le revers de la médaille. À mon humble avis, il faudrait être plus profond lors de notre analyse car, assez souvent, on se dépêche de faire des diagnostics, parfois superficiels.
En Roumanie, nous avons essayé de comprendre certaines choses. Après la chute du communisme, et durant la période de transition politique et économique vers un système proche de l’Union et de l’OTAN, les réformes ont été nécessaires et parfois coûteuses. Une partie de la population a été perdante dans cette phase de transition. Il faut comprendre ces gens et les conséquences sur leurs vies, sans les rejeter et les condamner dès le début. Il faut penser à eux et trouver des moyens politiques de gouvernances de bonne qualité pour offrir des opportunités. J’ai essayé pendant deux ans de faire autrement sur la discussion importante de l’obligation ou nom du vaccin ou du pass sanitaire. Il y avait toute une fracture de la société à ces sujets. Il est difficile de comprendre ceux qui, dès le début, se sont opposés au vaccin d’un point de vue idéologique, mais il faut essayer de comprendre les autres. J’ai découvert des questions de doutes, des questions sans réponse de la part des autorités, des questions de conscience, des questions religieuses. Il faut avoir la sagesse de les traiter d’une manière spécifique et d’offrir à ces gens des alternatives qui respectent les critères de santé ainsi que proposer des alternatives à ceux qui ne veulent pas suivre la voie principale et pouvoir ainsi garder une cohérence à l’intérieur du système social, sans leur donner l’impression de les isoler. C’est un sujet sensible, sur lequel il faut trouver des solutions.
La conférence sur l’avenir de l’Europe est très importante. La présidence française va jouer un rôle extrêmement important puisqu’on discute avec tous les citoyens qui donnent eux-mêmes des réponses aux questions. Il faut plus de sensibilité et de sagesse face à tout cela. On peut pallier tout cela avec une éducation de meilleure qualité. On discute maintenant au conseil d’Europe une initiative française magnifique : l’observatoire de l’histoire. On connaît de moins en moins ce qui s’est passé dans l’histoire. On ne peut pas valoriser le passé pour valoriser le présent de manière appropriée. Il faut faire beaucoup plus dans ce domaine.