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Cette étude est le troisième volet d’un triptyque consacré au techno-nationalisme comme matrice de confrontation, après la Chine et la Corée du Sud.

Key Points
  • Dans le discours officiel américain, la maîtrise des technologies critiques et émergentes est toujours présentée comme le pilier de la puissance.
  • Alors que l’État fédéral a longtemps joué un rôle dominant en matière de recherche et d’innovation – en 1965, ses dépenses de R&D représentaient 60 % de la dépense totale, soit 1,8 % du PIB – le secteur privé a puissamment accru son implication en la matière puisqu’il supporte 70,7 % de la dépense de la R&D en 2019, tandis que les financements fédéraux se réduisaient fortement.
  • Dans un contexte de « nouvelle guerre froide », la perception d’une forte menace pesant sur les États-Unis est le prérequis à tout effort de l’État fédéral en vue de soutenir le développement industriel et technologique, encore plus aujourd’hui que les deux partis, très polarisés, ne semblent pouvoir trouver de consensus que sur les questions de sécurité.

Vu de Washington, la Chine constitue une menace pour l’ordre international né après 1945 et pour la place centrale qu’occupent les États-Unis au sein de ce dernier. L’administration Trump qualifiait ainsi la relation conflictuelle entre les États-Unis et la Chine de « concurrence entre grandes puissances » tandis que l’administration Biden emploie le vocable de « compétition stratégique. »  

Les nouvelles technologies occupent une place centrale parmi les questions qui cristallisent l’opposition entre les deux superpuissances. Pour Washington, les progrès de la Chine en matière de recherche scientifique et de développement industriel, en particulier dans les domaines considérés comme critiques et émergents, constituent une menace. L’administration Trump a donc engagé un virage vers une politique économique internationale tournée vers le ralentissement du développement technique et économique de la Chine1. Face à l’avance de Huawei et ZTE en matière d’équipements réseaux 5G, les États-Unis ont ainsi déployé une campagne mondiale d’influence pour convaincre leurs alliés des risques qu’ils feraient peser en matière de sécurité nationale. Des critiques de plus en plus vives se sont élevées au sujet des atteintes à la propriété intellectuelle et aux actes d’espionnage économique, conduisant à une surveillance accrue des échanges académiques et des partenariats scientifiques. La politique industrielle et de soutien à l’innovation a également été mobilisée, dans l’objectif de redynamiser le système de recherche et d’innovation américain afin de «  gagner le XXIème  siècle  »2.

Ces mesures ne sont pas sans précédent dans l’histoire américaine. Dans les années 1980, confronté au dépassement de leur secteur des semi-conducteurs par les entreprises japonaises – en 1990, 6 des 10 premiers producteurs mondiaux sont japonais3 – les Américains mobilisent à la fois un volet coercitif – le Japon accepte d’importer des semi-conducteurs américains à hauteur de 25 % des besoins nationaux4 – et le levier de la politique industrielle et de recherche – au travers de la création de Sematech, un partenariat public-privé visant à mettre en commun les dépenses de recherche. Mais depuis les années 1990, la tendance avait été à des politiques plus libérales, faisant confiance au libre jeu du marché et aux coopérations internationales, c’est-à-dire à une vision du monde « techno-mondialiste »5.

Depuis les années 1990, la tendance avait été à des politiques plus libérales, faisant confiance au libre jeu du marché et aux coopérations internationales, c’est-à-dire à une vision du monde « techno-mondialiste ».

Louis de Catheu

Le changement d’orientation dans les politiques publiques américaines doit donc être relié à une transformation des représentations relatives à la recherche, à l’innovation et aux technologies. Nous nous intéresserons en particulier à la manière dont les élites dirigeantes conçoivent leur articulation avec la puissance de l’État et sa place sur la scène internationale, avec l’identité nationale et avec le système économique et la place qu’y jouent l’État et le marché. 

Pour mener à bien cette étude, l’on s’est penché sur les textes produits par les branches exécutive et législative de l’État américain : textes de lois, communiqués et documents de la Maison Blanche, rapports officiels, discours et articles d’opinion des décideurs publics, etc.  

Une société libre, inventive et située à la frontière technologique

Les élites américaines décrivent leur pays comme une terre d’inventivité et soulignent l’importance des contributions scientifiques et techniques effectuées par ses chercheurs et ingénieurs. Le projet de loi Endless Frontier Act affirme ainsi que « Depuis plus de soixante-dix ans, les États-Unis ont été sans équivoque le leader mondial dans les innovations scientifiques et techniques »6. Et il est vrai que les États-Unis sont encore le premier pays investisseur en matière de R&D avec 27,3 % des dépenses mondiales en 20197. Ce leadership technologique est en partie expliqué par la nature de la société américaine, ses valeurs d’ouverture, de liberté et de transparence qui « sous-tendent l’activité de recherche »8, mais aussi par une imprégnation très forte de capitalisme politique9.

L’exceptionnalisme américain, c’est-à-dire l’idée que le pays possède un modèle politique, social et économique qui le distinguerait comme une «  cité sur la colline » (“city on the hill”) et en fait un exemple pour les autres nations, et qui constitue un topos du discours politique américain mobilisé pour donner sens aux succès technologiques du dernier siècle. Il semble toutefois que les démocrates et les républicains insistent sur deux domaines différents d’application de la liberté – l’économie et la politique – lorsqu’il s’agit de mettre en exergue les valeurs et principes des États-Unis. Pour l’administration Trump, le marché libre contribue à une approche «  uniquement américaine du progrès technologique »10 et contribue fortement au dynamisme technologique américain, puisque le marché se « saisit des résultats de la recherche et les traduit en bienfaits pour la société »11. L’État doit donc jouer un rôle en retrait. Sous l’administration Biden, l’accent semble être mis sur la liberté politique et la démocratie, qui constitue « l’avantage le plus fondamental » des États-Unis12, car il permet l’échange des idées, l’examen critique et le progrès. 

Un second topos du discours politique américain est mobilisé, celui de la frontière et de l’esprit pionnier. Ainsi, le projet de loi Endless Frontier renvoie à un rapport rédigé à la demande du Président Roosevelt par Vannevar Bush, directeur de l’Office of Scientific Research and Development pendant la seconde guerre mondiale13. Il soutient que l’État fédéral doit se préoccuper de la recherche en temps de paix car la création de «  nouveaux produits, de nouvelles industries et de plus d’emplois requièrent l’addition continuelle de savoirs sur les lois de la nature ». C’est à cette condition que pourraient être conquises les «  nouvelles frontières de l’esprit », selon le souhait du Président Roosevelt14. Quinze ans plus tard, John Fitzgerald Kennedy, dans son discours d’acceptation de la nomination du parti démocrate reprenait ce thème en affirmant que les États-Unis se trouvait à «  l’orée d’une nouvelle frontière, une frontière d’opportunités et de périls inconnus », derrière laquelle se situaient notamment les «  territoires inexplorés de la science et de l’espace (…)  »15. Depuis, les innovateurs de la Silicon Valley ont repris à leur compte cet imaginaire pionnier. Alors que l’État fédéral a longtemps joué un rôle dominant en matière de recherche et d’innovation – en 1965, ses dépenses de R&D représentaient 60 % de la dépense totale, soit 1,8 % du PIB – le secteur privé a puissamment accru son implication en la matière puisqu’il supporte 70,7 % de la dépense de la R&D en 201916, tandis que les financements fédéraux se réduisaient fortement.

Alors que l’État fédéral a longtemps joué un rôle dominant en matière de recherche et d’innovation – en 1965, ses dépenses de R&D représentaient 60 % de la dépense totale, soit 1,8 % du PIB – le secteur privé a puissamment accru son implication en la matière puisqu’il supporte 70,7 % de la dépense de la R&D en 2019, tandis que les financements fédéraux se réduisaient fortement.

Louis de Catheu

Les élites américaines semblent donc convaincues de leur supériorité scientifique, permise par leur modèle politique et économique. Repoussant toujours plus la frontière des connaissances, la nation américaine apparaît destinée à montrer la voie aux autres peuples. Mais elle n’est plus sans rivale pour atteindre la suprématie technologique…

La course pour la suprématie technologique 

Le discours officiel américain laisse transpirer une forte angoisse de voir la Chine conquérir la primauté technologique – le projet de loi Endless Frontier Act parle ainsi d’une «  position de leadership érodée et défiée par des concurrents étrangers »17. Les avancées de Beijing en matière universitaire (création d’universités de recherche, accroissement du nombre d’étudiants, augmentation des dépenses de R&D18), de maîtrise des technologies de pointe (intelligence artificielle et communications quantiques en particulier) ou de mise sur pied de secteurs industriels complets (panneaux solaires photovoltaïques) sont fréquemment soulignées. La National Security Commission on AI estime ainsi que la République populaire de Chine possède la volonté, le talent et l’ambition pour dépasser les États-Unis en tant que leader mondial de l’IA au cours de la prochaine décennie. Cette évolution, qui pourrait être saluée comme un développement positif – dans une perspective techno-mondialiste, le développement scientifique des pays étrangers constitue un bienfait puisqu’ils pourront mieux contribuer au pool commun de la connaissance, au bénéfice du pays le plus avancé – est perçu comme une menace. Ainsi, selon Chuck Schumer, à l’époque leader de la minorité démocrate au Sénat, la réduction rapide de l’écart technologique entre les États-Unis et le reste du monde « menace (la) santé de long-terme, la compétitivité économique et la sécurité nationale (des États-Unis) »19

Dans le discours officiel américain, la maîtrise des technologies critiques et émergentes est présentée comme le pilier de la puissance. Selon les motifs du projet de Endless Frontier Act « le pays qui gagnera la course dans les technologies clés – telles que l’intelligence artificielle, l’informatique quantique, les communications avancées – […] sera la superpuissance du futur »20. Plusieurs raisons sont avancées pour justifier cette idée. En premier lieu, ces technologies constituent des intrants clés dans le domaine de la défense : la National Security Commission on AI rappelle que les outils d’IA sont déjà utilisés dans des opérations de désinformation et qu’ils pourraient être employés pour développer des cyberattaques et des armes intelligentes. L’informatique quantique ouvre quant à elle la perspective de déchiffrer les communications qui reposent sur les méthodes actuelles de chiffrement à clé publique. Les technologies critiques et émergentes jouent également un rôle clé en matière de croissance. Il s’agit pour certaines de technologies d’application générale employées dans de très nombreuses chaînes de valeurs et cas d’usage, à l’instar de l’IA ou des semi-conducteurs. Les innovations sont donc susceptibles de produire des gains dans une large part de l’économie. La maîtrise des technologies joue également un rôle en matière de soft power, puisqu’elles ne sont pas agnostiques du point de vue des valeurs. Les solutions chinoises en matière d’IA, notamment en matière de surveillance, sont ainsi un «  puissant contre-exemple de la manière dont […] l’IA devrait être utilisée » selon la National Security Commission on AI.

Dans le discours officiel américain, la maîtrise des technologies critiques et émergentes est présentée comme le pilier de la puissance.

Louis de Catheu

Le discours américain sur les technologies s’est «  sécuritisé » c’est-à-dire que les questions scientifiques et d’innovation sont traitées au prisme de la sécurité nationale. La loi qui établit la National Quantum Initiative se dénomme ainsi «  Projet de loi pour fournir un programme fédéral coordonné pour accélérer la recherche et le développement [des technologies] quantiques au profit de la sécurité nationale et économique des États-Unis ». Autre exemple, la NSCAI a été mise en place en 2018  pour évaluer les conséquences en matière de sécurité nationale de l’IA. Présidée par l’ancien PDG de Google, Eric Schmidt, elle a rendu ses conclusions en juin 2021.

La possibilité de voir la Chine prendre le leadership dans tout ou partie des technologies critiques et émergentes est perçu comme une menace par les élites américaines, ce qui conduit à une sécuritisation des questions scientifiques et technologiques. 

La connaissance : une ressource à monopoliser, avec les alliés

La montée des préoccupations en matière de sécurité nationale conduit à une transformation du regard porté sur l’activité de recherche, avec une attention plus grande donnée au contrôle au détriment de l’ouverture. Les pratiques déloyales et illégales de la Chine en matière de propriété intellectuelle sont fortement dénoncées, le «  vol de technologie » ou l’exercice de «  la coercition sur les entreprises pour les forcer à dévoiler leur propriété intellectuelle »21. Le développement du principe de fusion civilo-militaire et donc de réemploi par l’Armée de Libération Populaire de technologies développées dans le secteur civil contribue également à renforcer la perception du risque. En conséquence, on constate une optique sécuritaire de plus en plus prégnante en matière de politique de recherche et de coopération universitaire. Les étudiants chinois inscrits dans les universités américaines deviennent perçus comme des vulnérabilités. Selon Christopher Wray, alors Directeur du FBI : « l’utilisation de collecteurs non-traditionnels, en particulier dans le domaine universitaire, que ce soient des professeurs, des scientifiques des étudiants [est constaté] dans presque tous les bureaux que possède le FBI à travers les États-Unis »22. Les coopérations entre universités ou avec des entreprises chinoises sont également perçues avec le même angle du risque pour la sécurité nationale. Le bureau de la Maison Blanche pour le commerce et la politique manufacturière mettait ainsi en avant les risques liés au partenariat entre Huawei et l’université de Californie à Berkeley sur l’intelligence artificielle ou à la création par Baidu d’un institut dédié au Deep Learning dans la Silicon Valley23.

Mais les décideurs américains ont tout de même conscience des risques que des politiques trop restrictives pourraient avoir sur l’écosystème de recherche et d’innovation américain. Leurs idées quant à l’exceptionnalisme américain valorisent le rôle de la liberté et de l’autonomie dans les succès de leur pays. Surtout, les États-Unis attirent de très nombreux étudiants et jeunes travailleurs diplômés, en particulier en sciences et technologies : en 2017 ce sont ainsi environ 45 % des travailleurs titulaires d’un doctorat qui sont nés à l’étranger24. Y compris sous le Président Trump, le Joint Committee on the Research Environment devait conclure à la nécessité de « trouver un moyen de maintenir le degré d’ouverture qui est vital au succès de la recherche tout en étant vigilant ». La réduction de l’entreprise scientifique au seul espace national est donc rejetée car elle porte en elle un risque de déclassement. Eric Lander, Conseiller scientifique du Président Biden juge ainsi que l’ouverture permet aux idées d’être meilleures car « elles doivent concourir dans un marché ouvert et mondial […] sur la base de leurs mérites » et d’avoir « les meilleures personnes » contribuant à « un progrès scientifique rapide »25. L’administration Biden a ainsi récemment décidé de faciliter l’attribution de visas pour les étudiants en sciences et technologies26. Mais, en ce qui concerne les collaborations, en dehors du cas des biens publics mondiaux — la découverte des vaccins ou la protection de l’environnement — la logique des affinités diplomatiques – c’est-à-dire le recentrage vers les partenariats avec les alliés des États-Unis – semble s’imposer au secteur académique. 

Pour être plus rapide dans la course aux nouvelles technologies, les capacités scientifiques et industrielles des alliés constituent en effet un avantage stratégique. Même l’administration Trump, fervente du principe America First, reconnaissait un rôle, bien que subordonné, aux alliés dans la maîtrise des technologies critiques et émergentes.

Louis de Catheu

Si les États-Unis semblent adopter l’optique de la compétition dans le domaine des technologies, à rebours du paradigme techno-mondialiste qui valorise la collaboration, une place importante reste accordée aux alliances et partenariats. Pour être plus rapide dans la course aux nouvelles technologies, les capacités scientifiques et industrielles des alliés constituent en effet un avantage stratégique. Même l’administration Trump, fervente du principe America First, reconnaissait un rôle, bien que subordonné, aux alliés dans la maîtrise des technologies critiques et émergentes. Avec l’arrivée au pouvoir du parti démocrate, la dimension partenariale de la politique technologique s’est renforcée tandis que la confrontation entre la Chine et les États-Unis est de plus en plus insérée dans un schéma global de compétition entre les techno-démocraties et les techno-autoritarismes. Faisant suite à des propositions répétées visant à développer la coopération sur les sujets technologiques entre les grands États démocratiques — le T-12 proposé par Jared Cohen et Richard Fontaine ou l’alliance des techno-démocraties proposée par le think tank Center for a New American Century (CNAS)27 — l’administration Biden a mis sur pied un Conseil du commerce et des technologies (Trade and Technology Council) avec l’Union européenne en vue de coopérer plus étroitement, notamment en matière de régulation numérique ou de création de normes techniques internationales. Le sommet des démocraties a également été l’occasion du lancement de trois défis autour des technologies qui promeuvent les valeurs démocratiques28.

Les décideurs américains pensent que l’innovation est la clé de la puissance et du développement dans la « course technologique », au détriment des questions d’adoption des technologies29. Cela conduit à une valorisation de la protection de nouvelles idées et technologies au détriment des collaborations qui contribuent à leur émergence. Pour autant, Washington, pour garder une avance vis-à-vis de son rival chinois, cherchent toujours à bénéficier des échanges et des partenariats avec ses alliés. 

La justification sécuritaire d’un renouveau de la politique industrielle

La compétition technologique vient aujourd’hui réinterroger les rapports entre État et marché aux États-Unis. Les décideurs américains constatent que la Chine déploie un large éventail de mesures techno-nationalistes en faveur du développement des technologies critiques et émergentes : marchés réservés, planification sectorielle, attribution de subventions ou de crédit avec des conditions préférentielles. Elles contribuent puissamment au développement de secteurs tels que la production de semiconducteurs, même si elles sont parfois jugées inefficientes, eu égard à la masse de ressources engagée30. Au-delà de leurs effets bénéfiques sur le développement technologique chinois, ces aides éliminent les conditions d’une concurrence équitable. Le sénateur démocrate Mark Warner31 explique ainsi que le gouvernement chinois réserve le marché national à ses entreprises, ce qui leur permet d’atteindre une très grande taille et qu’il lui « est difficile de voir comment une entreprise en Amérique ou dans toute économie […] de marché peut concurrencer de tels mastodontes »32.

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En réponse, on observe la multiplication des projets en matière de politique industrielle. Au Congrès plusieurs projets de lois ont été déposés au cours des deux dernières années dans le but d’accroître le financement fédéral de la recherche et des industries de pointe : le Endless Frontier Act, le Strategic Competition Act, le Industrial Finance Corporation Act, etc. Les priorités de ces textes (financement des usines de semi-conducteurs, renforcement de la National Science Foundation, etc.) ont trouvé des débouchés via le United States Innovation and Competition Act adopté par le Sénat en juin 2021 et le America COMPETES Act adopté par la Chambre des représentants en février 2022. Cela ouvre la voie à l’adoption définitive d’un texte par la procédure de réconciliation. Brian Deese, directeur du National Economic Council, a ainsi mis en avant la vision de l’administration Biden pour une « politique industrielle américaine pour le XXIe siècle » qui soutient « les investissements stratégiques publics pour protéger et faire croître des industries championnes »33

Or il s’agit bien d’une rupture dans le discours stratégique américain. En effet, si dans la pratique l’État américain est engagé depuis longtemps dans des actions de politique industrielle – la construction des autoroutes, le programme spatial, financement de la recherche et de l’innovation par la DARPA ou les National Institutes of Health, etc. –, ces initiatives ne sont pas assumées comme relevant de la politique industrielle. Le sociologue Fred Block a ainsi pu parler d’un « État développementaliste caché ». 

L’État développementaliste, concept né sous la plume de Chalmers Johnson pour caractériser l’État japonais de l’après-guerre, désigne un État qui intervient pour organiser le développement économique au travers de l’attribution de subventions, de l’organisation des secteurs ou de l’orientation des financements vers des secteurs jugés clés. Aux États-Unis, il existerait au travers d’un réseau d’institutions dédiées notamment au financement de l’innovation (DARPA, ARPA-E, NSF, etc.)  mais il serait resté dans l’arrière-plan, l’espace public restant dominé par les idées du « fondamentalisme de marché »34.

La perception d’une forte menace pesant sur les États-Unis est le prérequis à tout effort de l’État fédéral en vue de soutenir le développement industriel et technologique, encore plus aujourd’hui que les deux partis, très polarisés, ne semblent pouvoir trouver de consensus que sur les questions de sécurité.

Louis de Catheu

Cela doit nous interroger sur le lien très fort qu’il existe entre la sécurité nationale et la politique industrielle aux États-Unis. Dans un pays dans lequel le culte de l’économie de marché libre s’est imposé, le Departement of Defense (DoD) a joué un rôle clé dans toutes les initiatives ayant visé à accélérer le développement de technologies émergentes. Marianna Mazzucato dans son ouvrage sur l’État entrepreneur retrace ainsi la plupart des technologies constitutrices de l’iPhone à des projets soutenus par le DoD. La perception d’une forte menace pesant sur les États-Unis serait donc le prérequis à tout effort de l’État fédéral en vue de soutenir le développement industriel et technologique, encore plus aujourd’hui que les deux partis, très polarisés, ne semblent pouvoir trouver de consensus que sur les questions de sécurité. Le sénateur John Cornyn, républicain texan, qui a parrainé le projet de loi CHIPS, a ainsi expliqué que : « Ce que nous faisons, c’est une politique industrielle différente de tout ce avec quoi les gens avec mon passé conservateur et pro-marché seraient normalement à l’aise. Notre moteur c’est ce qu’est en train de faire la Chine et [la sécurité de] la chaîne d’approvisionnement »35.

Renouveler l’hégémonie par la science

La réalisation de l’ampleur du développement économique et scientifique de la Chine s’est accompagnée d’une prise de recul critique sur les décisions adoptées lors du moment unipolaire des années 1990 et 2000 qui accueillaient favorablement l’intégration de la Chine au sein de l’économie mondiale. En mars 2000, le Président Clinton pouvait ainsi affirmer, à l’occasion d’un discours à l’université John Hopkins, que l’adhésion de la Chine à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) allait «  la mouvoir dans la bonne direction  »36. Cette vision favorable au développement des échanges et à l’ouverture est maintenant battue en brèche alors que la prédominance américaine apparaît menacée par la Chine. 

Dans le domaine des technologies, cela conduit à l’émergence d’une vision techno-nationaliste qui marrie l’éloge du génie scientifique national avec une plus forte implication de l’État dans le financement de la R&D et dans la protection du patrimoine scientifique et technologique de la nation. 

Cela fait naître une tension entre la tendance à envisager toutes les questions technologiques à travers l’angle de la sécurité nationale et la volonté de soutenir la production d’idées nouvelles via l’ouverture aux talents étrangers et aux coopérations, qui est toujours perçue comme consubstantielle aux valeurs américaines. 

Le techno-nationalisme vient également remettre en question l’efficacité du libre-marché et ainsi créer des conditions plus favorables au développement de la politique industrielle. Cette transformation des perceptions des élites américaines pourrait donc, de manière contre-intuitive, avoir des effets bénéfiques largement partagés. En effet, les outils de politique industrielle sont également mobilisés face à une autre menace, le changement climatique, comme l’illustrent par les récentes annonces de l’administration Biden sur la décarbonation de l’industrie et le développement d’une filière hydrogène37.

Sources
  1. Ford, Christopher A. 2021. «  Four Years of Innovation and Continuity in U.S. Policy : Arms Control and International Security Since January 2017  ». Arms Control and International Security Papers 1(25)
  2. Joe Biden, Address to a Joint Session of Congress, 28 avril 2021
  3. Chicago Tribune, U.S. semiconductor companies gain on japanese, 20 janvier 1991
  4. Douglas A. Irwin, The U.S.-Japan Semiconductor Trade Conflict, The Political Economy of Trade Protection, University of Chicago Press, 1996
  5. Edgerton, David E.H.. « The Contradictions of Techno-Nationalism and Techno-Globalism : A Historical Perspective » New Global Studies, vol. 1, no. 1, 2007
  6. H.R.2731 – Endless Frontier Act
  7. National Science Foundation, The State of U.S. Science and Engineering 2022
  8. National Science & Technology Council, Summary of the 2019 White House summit of the Joint Committee on the the Research Environment
  9. Alessandro Aresu, « Le modèle chinois à l’assaut des États-Unis : capitalismes politiques en guerre » in le Grand Continent, Politiques de l’interrègne, Gallimard, mars 2022.
  10. White House Office of Technology Policy, National Science Foundation and Department of Energy Announce Over $1 Billion in Awards for Artificial Intelligence and Quantum Information Science Research Institutes, Energy.gov
  11. Idem
  12. Interim National Security Guidance, Mars 2021
  13. Vannevar Bush, Science, The Endless Frontier, Juillet 1945
  14. Lettre de mission du Président Roosevelt à Vannevar Bush.
  15. John Fitzgerald Kennedy, Acceptation of democratic nomination for President, Juillet 1960
  16. Congressional Research Service, U.S. Research and Development Funding and Performance : Fact Sheet , 4 octobre 2021
  17. H.R.2731 – Endless Frontier Act
  18. Elles sont passées de 32 milliards de dollars PPP en 2000 à 525 milliards de dollars PPP en 2019, soit de 4,5 % à 21,9 % du total mondial, voir The State of U.S. Science and Engineering 2022
  19. The Hill, Lawmakers introduce bill to invest $100 billion in science, tech research, 27 mai 2020
  20. H.R.2731 – Endless Frontier Act
  21. National Strategy for Critical and Emerging Technologies, Octobre 2020
  22. CNN Transcript, Intelligence Chiefs Take Questions From Senate Intelligence Committee,” February 13, 2018
  23. White House Office of Trade and Manufacturing Policy, How China’s Economic Aggression Threatens the Technologies and Intellectual Property of the United States and the World, Juin 2018
  24. National Science Board, Foreign-Born Students and Workers in the US Science and Engineering Enterprise, 2020
  25. Eric Lander, Clear Rules for Research Security and Researcher Responsibility, whitehouse.gov
  26. Wall Street Journal, Biden Administration Makes Visa Changes to Retain Foreign STEM Students, 21 janvier 2022
  27. Martijn Rasser, The Case for an Alliance of Techno-Democracies, Center for a New American Century, 19 octobre 2021
  28. White House Announces Launch of the International Grand Challenges on Democracy-Affirming Technologies for the Summit for Democracy, whitehouse.gov
  29. Stanford University Human-Centered Artificial Intelligence, What Previous Industrial Revolutions Can Reveal about the U.S.-China Race for AI Leadership, 3 janvier 2022
  30. « Notre approche orientée par le marché nous permettra de prévaloir contre les modèles dirigés par l’Etat qui produisent du gâchis et désincitent à l’innovation » dans la National Strategy for Critical and Emerging Technologies.
  31. Sponsor d’une proposition de loi, le CHIPS Act, visant à subventionner, à hauteur de 52 milliard de dollars, la création d’usines de semi-conducteurs.
  32. Wall Street Journal, Industrial Policy’ Is Back : The West Dusts Off Old Idea to Counter China, 29 juillet 2021
  33. Brian Deese, The Biden White House plan for a new US industrial policy, The Atlantic Council
  34. Fred Block, “Swimming Against the Current : The Rise of a Hidden Developmental State in the United States.” Politics & Society 36, no. 2 (June 2008) : 169–206.
  35. Greg Ip, Industrial Policy’ Is Back : The West Dusts Off Old Idea to Counter China, Wall Street Journal, 29 juillet 2021
  36. Bill Clinton, speech on China Trade Bill, 9 mars 2000
  37. Maison Blanche, Fact Sheet : Biden-⁠Harris Administration Advances Cleaner Industrial Sector to Reduce Emissions and Reinvigorate American Manufacturing, 15 février 2022