Les États-Unis sont en rapide évolution sur la question du climat : l’opinion publique américaine est désormais majoritairement convaincue ; les acteurs économiques et financiers ont commencé à changer leurs pratiques de production et leurs principes d’action 1. Ces évolutions ne seront cependant pas suffisantes sans une profonde évolution du cadre juridique et un très fort investissement de l’État fédéral.
À cet égard, l’issue des discussions en cours au Congrès sur un projet très ambitieux et potentiellement historique en matière climatique présente une importance majeure. À ce jour, les perspectives restent incertaines : les républicains dénoncent un agenda liberticide, le monde des affairesse mobilise contre l’augmentation de la fiscalité pour financer les actions nouvelles, les démocrates peuvent utiliser une procédure législative particulière, à la majorité simple au Sénat, mais cela suppose qu’ils n’enregistrent aucune défection dans leurs rangs.
Dans ce contexte, Joe Biden met un soin particulier et engage une grande part de son capital politique à construire par ses mots, ses discours, ses actes symboliques, un grand récit national sur le climat. Il est le « narrator in chief » qui cherche à s’inscrire dans la tradition des Présidents qui ont contribué aux transformations du pays par l’influence de leurs récits sur l’imaginaire américain, ce que l’on appelle aux États-Unis « the bully puppit ». Son discours traduit une réflexion renouvelée sur l’importance des grands récits pour renforcer et rassembler la démocratie. Autant que les arguments sur la question climatique utilisés par le Président américain, c’est cette réflexion qui peut intéresser l’observateur européen.
Les arguments de Joe Biden pour convaincre les Américains
Joe Biden insiste systématiquement sur les opportunités d’emplois liées à la transition énergétique : « quand j’entends le mot climat, je pense nouveaux emplois ». Il répète dans ses discours la liste des activités nouvelles dans les énergies renouvelables, les réseaux, les véhicules électriques, la rénovation des bâtiments, « sans compter les activités que nous n’avons pas encore inventées ». Il met en avant le fait que 90 % de ces emplois ne requièrent pas un diplôme de formationd’éducation supérieure (no college degree) et qu’ils bénéficieront d’abord aux working class, à l’Amérique populaire et aux classes moyennes (« this is about you »).
Joe Biden souligne aussi que sa politique ne va pas détruire le mode de vie américain. Face aux évènements climatiques, c’est l’inaction qui constitue le plus grand danger (« this is a code red moment »). Le Président américain insiste sur des symboles, comme lors de sa visite de l’usine de production des nouveaux pick up trucks électriques de Ford, pour démontrer que la sortie des énergies fossiles ne signifie pas une intervention coercitive de l’État fédéral pour imposer de nouveaux modes de consommation, mais le changement des sources d’énergie aujourd’hui utilisées.
Son discours ne comporte jamais aucune dimension de critique morale ou de condamnation des territoires spécialisés dans les énergies fossiles ou les industries fortement émettrices de carbone. Pour Joe Biden, les mineurs de charbon, les travailleurs de l’acier ou du ciment ont contribué au rêve américain, ils ont chauffé le pays, permis le développement de ses infrastructures. Ils ne sont pas coupables d’un « péché originel » dont ils devraient aujourd’hui payer le prix et doivent être respectés et accompagnés dans la transition.
De plus, le Président américain lie la question climatique et la question sociale, les inégalités. Lors de ses visites dans les régions frappées par les événements climatiques, il insiste sur le fait que ce sont d’abord les Américains les plus modestes qui sont les victimes des crises climatiques : ceux qui ne peuvent pas s’assurer, les locataires les plus pauvres qui vivent dans les appartements en sous-sol des grandes villes et qui sont les premières victimes des inondations, ceux qui ne peuvent pas reconstruire leurs maisons après les cyclones, ceux qui ne peuvent pas aller vivre ailleurs.
Surtout, Joe Biden essaie aujourd’hui de donner une perspective et de préserver l’espoir. Les événements climatiques font apparaître des nouveaux traumas (« climate grief »), un état de choc dans les parties du pays touchées par les sécheresses, les incendies ou les inondations. Chaque épisode est plus sévère que le précédent : trois des dix incendies les plus forts de l’histoire des États-Unis sont intervenus cette année, les records de précipitations sur la région de New York viennent d’être battus successivement par deux ouragans. Un Américain sur trois vit dans un comté qui a été touché par un désastre naturel cet été. Dans ce contexte, faut-il reconstruire ? Faut-il partir ? Y a-t-il encore un avenir ? Ces sentiments sont d’autant plus violents qu’une large partie du pays était encore jusqu’à récemment dans le déni du réchauffement climatique. Dans ce contexte, Joe Biden veut montrer que des réponses sont possibles, construire les bases de la résilience individuelle et collective, pour contenir les effets de la peur et du désespoir sur le plan politique et social.
Ainsi, Joe Biden fait-il progressivement du climat une grande cause nationale, autour de laquelle se décidera l’avenir des États-Unis (« we have to think big »). La question climatique présente, en effet, les caractéristiques des grandes initiatives qui ont marqué l’histoire américaine : une cause à la fois nationale et universelle, un défi qui peut sembler insurmontable au premier abord mais auquel l’Amérique a les moyens de répondre, comme elle a su répondre à d’autres enjeux essentiels dans son passé, un projet qui peut créer des emplois de façon concrète et fonder les innovations du futur, un nouveau « moon shot » à accomplir en un peu plus d’une décennie. Si le discours du « moon shot » a été souvent surutilisé dans le discours politique américain, la situation est aujourd’hui différente. Cette référence redevient crédible : l’opinion publique est majoritairement convaincue sur la question du climat, la discussion sur de grands programmes fédéraux est engagée, la pression de la concurrence chinoise, notamment sur les technologies propres, est un « aiguillon » qui bouscule le pays, la crise du Covid a quant à elle relégitimé l’action publique.
Une inconnue persiste cependant. Le Président américain va-t-il insister sur la nécessité de placer les pays fortement émetteurs de carbone (c’est-à-dire, dans une perspective américaine, d’abord et avant tout la Chine) sous pression, avec des mesures commerciales contraignantes ? Joe Biden ne veut pas être accusé d’augmenter le coût de la vie des ménages américains. Il veut se donner une chance dans la négociation sur le climat avec la Chine. Mais si les républicains continuent de souligner qu’il est absurde de s’engager sur un vaste agenda climatique car la Chine n’agira pas suffisamment pour sa part, Joe Biden pourrait en faire un élément de son récit sur le climat.
Discours sur le climat et réflexion sur la démocratie
Le narrative de Joe Biden repose sur une conviction profonde et renouvelée de l’importance des grands récits pour rassembler et renforcer la démocratie. La capacité de la démocratie américaine à produire des discours collectifs s’est atrophiée depuis une génération. Les polarisations et les fragmentations actuelles ont de multiples causes : les inégalités, la stagnation des revenus, les crises territoriales, la peur de l’immigration, les effets contrastés du progrès technique etc. Mais elles tiennent aussi au vide créé par l’érosion des grandes mythologies positives qui ont porté l’Amérique depuis ses origines.
Ces questions ne sont pas abstraites. Les démocrates ont ainsi le sentiment de ne pas avoir su construire un récit sur la crise financière de 2008 et d’en payer encore aujourd’hui le prix politique dans leur rapport à l’Amérique populaire et dans l’attraction exercée par les théories du complot. De même, leurs discours sur le progrès technique, la mondialisation mais aussi le climat n’ont convaincu qu’une partie de l’Amérique et nourri la perception, dans les communautés rurales et ouvrières blanches du pays, d’un mépris culturel des élites à leur égard. Ce sentiment de dépossession a ouvert la voie à l’émergence du contre-récitde Donald Trump. Les blocages sur le climat n’auraient jamais atteint leur niveau sous le seul effet des lobbies des énergies fossiles, des libertariens ou de certains courants religieux. C’est le grand doute des milieux populaires qui leur a donné leur poids et leur influence. Ces blocages nés d’abord dans les représentations d’une partie des Américains expliquent la façon dont Joe Biden aborde ces questions aujourd’hui.
Par ailleurs, il ne s’agit pas seulement des arguments utilisés mais aussi du style narratif. Le Président américain est porté, du fait de sa personnalité et de son expérience, par une tradition de prêcheur influencée par ses convictions religieuses dans la tradition américaine. Mais il exprime aussi une réflexion sur un style de narration. David Brooks a bien résumé les débats à cet égard dans ses commentaires sur le livre de Jonathan Rauch (The Constitution of Knowledge) qui analyse deux types de connaissances et de savoirs : celui fondé sur des faits et des données objectives (propositional empirical knowledge) et celui fondé sur des émotions, des sentiments, des symboles partagés (emotional moral knowledge). Les démocrates ont la conviction qu’ils ont surtout insisté dans le passé sur le premier, en négligeant le second, qui a été au contraire la grande force de Donald Trump. Ceci explique aussi les modes de construction du récit du Président.
De plus, s’il est utile de regarder les sujets sur lesquels Joe Biden insiste, il est aussi intéressant de considérer les sujets dont il ne parle pas. Ainsi, Joe Biden se tient-il à l’écart, autant que possible, des conflits culturels ou identitaires, des identity politics. Dans ses discours, il met l’accent sur ce qui unit et non sur ce qui divise. En particulier, il cherche systématiquement à faire de la question climatique un sujet très concret, économique, social et technologique, sur lequel les Américains pourraient se rapprocher et surtout pas un thème d’affrontement idéologique et culturel abstrait sur lesquels ils se diviseraient.
Fondamentalement, Joe Biden a un objectif : mettre fin à l’état de « sécession » politique larvée d’une grande partie de l’Amérique blanche pauvre, suscitée par les inégalités, la stagnation des revenus, le déclin de l’emploi industriel et la dissolution des liens de proximité. Pour le Président américain, rétablir le lien, la confiance avec cette partie du pays passe d’abord par une amélioration rapide de la situation économique et sociale des classes moyennes et populaires. Cette préoccupation explique la relation établie entre la question climatique et la création de nouveaux emplois, en particulier dans les territoires économiquement défavorisés où le potentiel de production d’énergie solaire ou éolienne, par exemple, est important.
Plus largement, le Président et son équipe insistent sur un point fondamental : le capitalisme américain a été trop loin, depuis les années 1980, dans une mutation vers une version financiarisée et court termiste, au détriment des salariés. Cette évolution a engendré de profonds déséquilibres dans la distribution des revenus qui fragilisent aujourd’hui la société et la démocratie américaines toutes entières.
Dans ce contexte, l’agenda climatique de la Maison blanche n’est pas seulement un agenda de transformation des modes de production d’électricité, de transports ou de logement. Il est également un levier essentiel, dans un agenda de transformation sociale, pour établir de nouveaux équilibres. Les mesures sur le climat aujourd’hui proposées au Congrès sont ainsi associées à un très fort renforcement des protections sociales (sur la création de congés maladie, maternité ou de programmes en faveur de la petite enfance, par exemple) financées par une hausse de la fiscalité sur les plus hauts revenus. Joe Biden le souligne dans ses discours : la société décarbonée doit être plus juste et offrir des opportunités nouvelles, une reconnaissance sociale plus forte, pour tous les Américains.
Ces efforts du Président américain pour construire un grand récit sur le climat, la réflexion dans laquelle ce discours s’inscrit, l’action qu’il entraîne, présentent un très grand intérêt pour les démocraties européennes, à la fois parce que les chances de voir le Congrès voter des mesures aussi ambitieuses sur le climat ne se représenteront pas avant longtemps si les républicains venaient à l’emporter lors des élections parlementaires de mi-mandat en novembre 2022, mais aussi dans une perspective comparative pour traiter leurs propres enjeux dans la transition énergétique.
Pour leur part, les États-Unis observent attentivement l’Europe : le mouvement des gilets jaunes, par exemple, a convaincu de nombreux observateurs américains de la nécessité d’apporter d’abord des bénéfices concrets liés à la transition énergétique avant d’envisager un agenda de correction des externalités (ce qui explique que la taxation domestique du carbone ne soit pas envisagée par la Maison blanche à ce stade).
De plus, la question des grands récits ne concerne pas que les États-Unis. Elle a une importance pour toutes les démocraties, particulièrement celles (comme la France) qui incarnent une idée, une ambition et une aspiration universelles. À cet égard, les débats américains sont très stimulants pour ce qu’ils peuvent signifier au-delà du seul cas des États-Unis : les grands récits partagés sont-ils encore possibles dans un contexte marqué par la multiplicité des canaux d’information, la place des réseaux sociaux, l’essor des chaînes partisanes, la diffusion des théories du complot ? Dans le contexte de la démocratie américaine et de ses polarisations, un discours depuis le sommet de l’État a t-il encore une chance de convaincre et de transformer le pays ? La tradition de la démocratie américaine met par ailleurs en évidence la place de la société civile pour initier les grandes évolutions qui mettent ensuite en mouvement le pays. C’est pourquoi l’objectif de Joe Biden dans ses discours est d’accélérer les évolutions déjà engagées au sein de l’opinion publique, de mettre la pression sur le monde des affaires dont le changement de pratiques en matière climatique donne ensuite plus de leviers à son administration pour agir, de renforcer le lien dynamique et les influences croisées entre la société civile, le marché et les acteurs publics locaux ou fédéraux, pour avancer sur le climat.
Enfin, l’étude des ressources narratives de Joe Biden a un intérêt dans une perspective plus large : la capacité de l’Europe et des États-Unis à avancer ensemble vers de nouveaux cadres de gouvernance sur le climat dépendra aussi de la convergence des visions et des imaginaires au sein des opinions publiques. Les particularités culturelles et anthropologiques joueront un grand rôle : sur la place de l’investissement et de la dépense publique, la légitimité de la fiscalité, la vision de la science, de l’innovation et l’acceptation des technologies de rupture, le rapport au passé et au futur, le principe de précaution, le rapport au capitalisme et à la croissance, comme contrainte ou solution à la question climatique etc. Pour sa part, Joe Biden porte un récit très clair et très lucide sur le niveau des risques mais optimiste. Il accorde une place centrale à l’innovation et aux technologies comme solutions à la crise climatique. Il ne remet pas en cause la croissance économique, les fondements d’une société consumériste et le capitalisme. Mais – plus que tout autre Président américain dans la période contemporaine – il entend réformer ce dernier et relégitimer le rôle de l’action publique et de l’État fédéral comme acteur, investisseur et régulateur dans la transition énergétique.