Nous avons l’habitude, aujourd’hui, des débats sur les rapports entre Islam et Europe, Islam et laïcité, Islam et démocratie… Or derrière ces débats se cache un débat plus profond sur la nature même de l’Europe, et sur sa relation avec le religieux en général. Une grave crise portant sur la définition de l’identité européenne et sur la place du religieux est en cours, comme le montre d’ailleurs la radicalisation catholique en France autour de la Manif pour Tous, voire la radicalisation laïque autour de questions comme l’abattage rituel ou la circoncision.
Tout État est séculier par principe, et tend à séculariser la religion. Ce processus historique, issu des traités de Westphalie (1648), a progressivement défini une identité chrétienne de l’Europe, en tant précisément que « christianisme sécularisé », qui s’est longtemps maintenue en dépit de l’affaiblissement des pratiques religieuses. Mais la pertinence de ce concept est à interroger depuis les années 1960 et la rupture du consensus moral qu’il sous-tendait et qui animait auparavant en Occident les consciences à la fois chrétiennes et laïques.
L’État ne peut, depuis lors, plus traduire en normes les « valeurs » car ces dernières se sont autonomisées dans des sphères politiques distinctes qui se les disputent âprement, rompant avec plusieurs siècles d’un implicite moral partagé par la majorité et qui ne nécessitait pas codification. Face au vide laissé par l’abandon d’un implicite collectif, l’on voudrait codifier le religieux et en limiter toujours davantage la place dans l’espace public. Mais l’en chasser revient peut-être à en faire la proie des braconniers du fondamentalisme. Il importerait donc de re-socialiser le religieux d’une manière qui rendrait sa visibilité acceptable.
L’héritage des guerres de religion
L’importance du christianisme dans l’Histoire européenne, dans l’idée même d’Europe, ne fait aucun doute. L’espace qu’on appelle Europe aujourd’hui correspond dans le fond à l’espace du christianisme latin au XIe siècle. Que les principaux concepts juridiques, politiques, etc., qui ont structuré la construction étatique, puis la construction de l’Europe aient été forgés très largement dans un milieu chrétien, cela va de soi. Il est évident que les premières universités étaient des institutions religieuses et que les premiers intellectuels étaient des clercs. Ce christianisme n’était pas non plus fermé sur lui-même, et il a bénéficié des échanges, des apports grecs, romains, musulmans, etc. Les érudits de l’époque étaient ouverts et prenaient leur bien là où ils le trouvaient. Je ne veux pas ici entrer dans une reconstruction du Moyen Âge, où l’on ferait de l’Andalousie le paradigme de la coexistence des religions : ces représentations sont très largement des constructions anachroniques (quel multiculturalisme au Moyen Âge ?) qui servent à penser les problématiques d’aujourd’hui, et que l’on peut instrumentaliser à droite comme à gauche. Si les festivals œcuméniques de musiques sacrées sont des réussites esthétiques, ils ne disent pas grand-chose des relations entre communautés religieuses.
Le XIe siècle est un moment clé : au moment précis où le grand schisme de 1053 sépare définitivement la latinité catholique de l’orthodoxie orientale, le violent conflit entre le Pape et l’Empereur, sur la source du pouvoir politique et de la légitimité, pose la question du lien entre religion et politique, entre autorité et pouvoir (auctoritas et potestas). À la longue, l’Empereur, ou plutôt le souverain temporel, gagne. Non pas par la victoire du séculier sur le religieux, mais par la définition du pouvoir comme expression de la volonté de Dieu. Le pouvoir est légitime en soi comme volonté, c’est-à-dire comme reflet de la volonté de Dieu, le pouvoir l’emporte sur l’autorité du savoir : c’est cette matrice théologico-politique qui jouera un rôle clé dans l’élaboration du concept de nation souveraine et dans celui de la Loi comme expression de la volonté politique et non pas reflet du droit naturel. Tout cela, le Moyen Âge l’a très largement élaboré et débattu dans un espace de fait européen, où clercs et idées circulaient indépendamment de leur appartenance « nationale ». L’Église a défini très tôt une supranationalité (pardonnez l’anachronisme, puisque le concept d’État-nation s’est construit lentement au cours des siècles).
La généalogie de l’État-nation se solidifie autour des traités de Westphalie de 1648. Cela vient essentiellement de la grande rupture de la Réforme, qui casse l’idée de l’universalité de l’Église, et met fin à sa prétention de contrôler le politique. Cette coupure fondamentale est toujours présente. Mais assimiler l’américanisation (ou la globalisation) à la protestantisation de notre vieille Europe est un peu rapide : le protestantisme est extrêmement divers, et il y a loin de l’auto-sécularisation propre au luthéranisme à la résurgence d’un calvinisme évangélique en Amérique.
Mais il est vrai que le grand traumatisme européen remonte aux guerres de religion. Ces guerres démarrent sur des questions théologiques (la grâce et le salut) considérées comme essentielles et non négociables par les acteurs — les deux dernières des 95 thèses de Martin Luther ne laissent pas de place au compromis : « Il faut exhorter les chrétiens à s’appliquer à suivre Christ leur chef à travers les peines, la mort et l’enfer. Et à entrer au ciel par beaucoup de tribulations plutôt que de se reposer sur la sécurité d’une fausse paix ».
On peut bien sûr expliquer comment la Réforme exprime plus qu’elle ne crée un bouleversement des cadres sociaux, culturels et intellectuels de l’époque en faveur de nouveaux acteurs. Mais il n’empêche que l’on se tue bien pour des dogmes et pour la foi.
La violence est religieuse dans son fond comme dans sa mise en scène, comme l’ont montré par exemple Olivier Christin et Denis Crouzet 1. Or, il n’y a rien à négocier sur le religieux, malgré les efforts incessants des rois et des empereurs (François Ier et Charles Quint par exemple) pour amener les théologiens des deux camps à trouver un compromis (Poissy, Worms, Ratisbonne). Les religions se révèlent alors incapables de faire la paix entre elles car on ne peut pas négocier sur le dogme, mais seulement sur la place du religieux (avis aux laïques qui veulent réformer l’Islam !). Comme le montre Olivier Christin, la paix des religions a été faite par les politiques, en posant justement que c’est le politique qui devait décider de la place du religieux 2. Ce n’est nullement la séparation, car le politique intervient directement dans le religieux (par exemple la Déclaration des Quatre articles en 1682, suscitée par Louis XIV, affirme la supériorité du concile sur le Pape).
Aujourd’hui, on continue à promouvoir le dialogue interreligieux pour s’opposer à la violence religieuse, mais cela ne marche pas plus qu’au XVIe siècle. On ne résoudra pas des conflits religieux par des débats théologiques. Commencer par la question théologique est une impasse. Petit à petit, les politiques des XVIe et XVIIe siècles comprirent que les guerres de Religion n’étaient pas gagnables : l’État a donc décidé de faire lui-même la paix religieuse, en organisant la place du religieux, résolvant ainsi le vieux conflit entre le Pape et l’Empereur au profit de ce dernier. C’est ce que signifie le principe Cujus regio, Ejus religio : le souverain décide du religieux. C’est l’État qui fixe les règles du jeu en matière de religion, et ce jusqu’à aujourd’hui.
De toute façon, même dans un État religieux, comme la République Islamique d’Iran, c’est le politique qui décide du religieux. Il n’y a nulle part d’instance religieuse autonome et indépendante qui dicterait à l’État ce que devrait être un État religieux. En 1995, j’ai donné une conférence à Qom en Iran, à l’université islamique Moufid, qui m’avait demandé de venir faire m’expliquer sur le titre de mon dernier livre, L’échec de l’Islam politique 3. Je développe mon propos et pose la question de savoir qui décide de l’islamité des lois votées par le parlement. Un conseil des Gardiens est certes prévu par la constitution pour valider l’islamité des lois votées par le Parlement. Mais les conflits entre les deux institutions sont permanents.
Alors intervient une troisième instance, le conseil des Experts, qui doit mettre d’accord le conseil des Gardiens et le parlement. Cette instance est constituée des hommes du pouvoir, de cette équipe dirigeante qui a fait la révolution 4. Je pose la question classique « Qui garde les gardiens ? », c’est-à-dire qui décide en dernière instance de la vérité religieuse. Alors, un mollah au fond de la salle lève la main et crie « la Kalachnikov ! ». La réaction fut très mitigée dans la salle, mais l’argument était posé de manière juste. Nulle part un théologien n’ira impunément taper à la porte du dictateur, du président, ou du pouvoir en général pour contester la conformité d’un argument du pouvoir politique sur des termes religieux. Cet individu finira invariablement en prison, en Iran comme en Arabie Saoudite (et autrefois sur le bûcher comme Savonarole à Florence)
Souveraineté et sécularisation
Tout État est séculier, et cela n’a rien à voir avec la pratique religieuse des populations. Il existe des États séculiers où la pratique religieuse est très forte, par exemple les États-Unis, où le premier amendement défend la séparation du religieux et du politique. La différence avec la France réside dans le fait que dans le système américain, la séparation protège le religieux du politique, alors qu’en France, elle protège le politique du religieux. Les États-Unis n’en restent pas moins un pays de stricte séparation des Églises et de l’État. En France, la loi de 1905 sépare d’abord l’Église catholique et l’État républicain. Ce n’est pas une loi de séparation des religions en général. Les Israélites et les protestants ont soutenu cette loi.
Il faut distinguer laïcité et sécularisation : une société complètement sécularisée peut n’être pas laïque (Grande-Bretagne et Danemark) et une société très religieuse peut être laïque (Inde, États-Unis et Italie). La « laïcité » n’est pas la conséquence mécanique d’une déchristianisation due à la sécularisation de la société. Le gallicanisme interdisait au Pape de communiquer directement avec les catholiques (par exemple un curé ne pouvait lire en chaire une déclaration du Pape), sans l’approbation du Roi. L’État s’imposait contre la papauté mais le roi Louis XIV était lui-même un grand dévot.
La sécularisation n’est pas non plus nécessairement une déchristianisation.
Mais il se trouve qu’en Europe, elle l’a aussi été. Cette déchristianisation est sociologiquement mesurable. Par exemple, historiquement on l’a faite par l’étude des testaments. Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, les hommes et femmes dotés d’un patrimoine tendent à léguer une partie plus ou moins importante à l’Église à leur mort, pour assurer le salut de leur âme 5. Au XVIIIe, les femmes continuent à léguer dans la même proportion, tandis que les legs masculins chutent. Au XIXe siècle, le phénomène se poursuit avec la montée du dimorphisme sexuel dans l’Église. Si le clergé reste masculin, l’assistance des paroisses se féminise de plus en plus, tandis que le nombre de nonnes dépasse le nombre de moines. De nombreux critères objectifs de pratique religieuses sont au XXe établis par les sociologues. Leur travail est facilité avec l’Église catholique, puisque c’est une bureaucratie qui tient des registres. On a des registres de participation à la messe, du denier de Saint-Pierre, des baptêmes, des confessions, etc. Aujourd’hui encore, l’Église a un registre des conversions, qu’elle ne montre pas trop pour ne pas créer des problèmes. On sait par exemple parfaitement le nombre de musulmans qui se convertissent chaque année à l’Église catholique. Les statistiques pour les protestants sont moins bien tenues.
Nous avons donc deux formes de sécularisation, la sécularisation politique, celle de la séparation de l’Église et de l’État (la laïcité juridique), et la sécularisation sociologique, qui est celle de la chute des pratiques. Ce sont deux phénomènes qui sont le plus souvent parallèles. Au moment du traité de Westphalie et des débuts de la sécularisation politique, toute l’Europe est croyante. Au XIXe siècle commence en effet une sécularisation sociologique en France. Mais l’observation n’est pas vraie de toutes les sociétés. Le cas du Québec est intéressant. Très catholique jusqu’en 1960, la pratique s’y écroule en dix ans dans les années 1960. Encore plus récent est le cas de l’Irlande, qui s’est décatholicisée encore en dix ans. Le prochain pays à se décatholiciser sera sans doute la Pologne, dernier bastion de l’identité catholique.
Ceci dit, la chute de la pratique religieuse n’enlève pas sa pertinence à la référence religieuse. Selon la formule fameuse de Marcel Gauchet, si « le christianisme est la religion de la sortie de la religion », alors la culture européenne dominante est un christianisme sécularisé. Cette thèse, sous des formes différentes, existe depuis Feuerbach, voire Hegel, et est reprise par Max Weber et Pierre Legendre. Ce n’est pas parce que les gens ne croient plus que la société n’est plus chrétienne dans ses concepts fondateurs (le « for intérieur »), ses valeurs, et ses institutions. On peut encore rappeler l’influence du christianisme dans le droit, ou bien le rôle de l’Inquisition dans la construction de l’enquête policière et l’importance de l’aveu. Les cultures artistiques et philosophiques de l’Europe moderne sont bien ancrées dans le christianisme. Même Descartes a passé beaucoup de temps à tenter de prouver l’existence de Dieu, pour se faire pardonner son invention du Cogito qui rendait la vérité autonome.
L’Europe est-elle chrétienne ?
On peut donc défendre l’idée d’une identité chrétienne de l’Europe, et mettre en avant ses « racines chrétiennes », sans se voir opposer la chute de la pratique et l’effacement de la foi. On peut tout à fait se réclamer d’une culture chrétienne et ne pas croire en Dieu, comme Maurras, ou même Jean-Marie Le Pen. Pour eux, la foi importe peu mais le catholicisme joue un rôle fondamental en Europe, parce que la culture dominante est considérée comme un christianisme sécularisé. Incidemment, on dit souvent aujourd’hui « judéo-christianisme », mais l’expression n’a pas de sens. Ce qui est passé du judaïsme au christianisme, c’est ce que l’Église a bien voulu y laisser passer, et l’Église n’y a pas laissé passer grand-chose.
Pour l’Église, l’un des pires péchés consistait à « judaïser » le catholicisme. L’Église a alors fait la police de ce qui pouvait sortir du ghetto. Quand la culture juive est passée au XIXe dans la culture dominante, ce qu’on appelle métaphoriquement la « sortie du ghetto » (qui a parfois un aspect très concret), c’est l’essor de la grande culture Yiddish, qui bien qu’influencée par la religion est une culture séculière.
Jusqu’au milieu du XXe siècle, l’idée que la culture dominante est un christianisme sécularisé allait donc sans dire. On peut à l’époque parler de l’identité chrétienne de l’Europe sans évoquer la question de la foi, de la croyance, ou de l’Église comme institution. Quand les pères fondateurs de l’Europe, Robert Schuman, Jean Monnet, De Gasperi ou Adenauer lancent la construction européenne, leur groupe est composé aux deux tiers de catholiques pratiquants, avec un tiers de sociaux-démocrates. Il ne leur est jamais venu à l’esprit d’inscrire l’identité chrétienne de l’Europe dans aucun des textes fondateurs, non parce qu’ils étaient des laïcs ou parce qu’ils avaient peur de déclencher des réactions hostiles mais parce qu’au contraire il était tellement évident pour eux que la culture européenne était un christianisme sécularisé qu’ils ne voyaient pas l’intérêt d’une redondance.
La question s’est posée en termes explicites à la fin des années 1990, lorsque des députés européens proposent de mentionner les racines chrétiennes de l’Europe dans le préambule de la constitution européenne.
Mais pourquoi rappeler les évidences ? Si on veut rappeler une évidence, c’est précisément parce qu’il n’y a plus d’évidence. Bien sûr, pour beaucoup de partisans de la référence aux racines religieuses de l’Europe, il s’agit de s’opposer à l’Islam et à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Depuis, la référence identitaire au christianisme semble pour beaucoup être purement incantatoire et réactive : il s’agit de dire que l’Islam n’a pas de place en Europe. Mais pour les deux Papes qui ont défendu cette référence (Jean-Paul II et Benoît XVI), elle était loin d’être purement incantatoire : il s’agissait en effet pour eux deux de ramener l’Europe à ses racines, de tourner le dos à une culture dominante totalement sécularisée devenue pour le Pape Jean Paul-II une « culture de la mort » (expression mentionnée douze fois dans l’encyclique Evangelium vitae de 1995).
En un mot, l’Église catholique pense qu’il n’y a pas d’identité chrétienne sans retour aux valeurs chrétiennes, alors que tant les populistes d’Europe du Nord que les militants laïcs de tout bord défendent, sous le nom d’Europe chrétienne, les valeurs issues de la sécularisation (droits de la femme et des LGBT). Bref, la question de l’identité pose la question des valeurs. Et c’est ici que les choses sont plus compliquées. Comment peut-on dire que la culture européenne est une sécularisation du christianisme si les valeurs dominantes ne sont plus des valeurs chrétiennes sécularisées ? Que signifie invoquer une référence chrétienne dans l’Europe d’aujourd’hui ?
Le concile Vatican II dans les années 1960 voit le triomphe de l’auto-sécularisation du religieux. Dieu parle séculier (dans la ligne du théologien luthérien Dietrich Bonhoeffer). Les prêtres s’habillent comme tout le monde (en attendant la fin programmée du célibat), les églises n’ont plus de clocher, elles se cachent (comme les gares) dans l’urbanisme moderne. Le passage aux langues vernaculaires édulcore la vigueur du dogme en latin, l’enfer se vide, en tout cas dans l’au-delà, car ici-bas ce sont les autres. C’est le triomphe du sécularisme, dans ce qu’Habermas appelle la translation.
Puisque les laïcs ne comprennent plus rien au sacré, et qu’ils trouvent les croyants au mieux bizarres, au pire fanatiques, si les croyants veulent vivre paisiblement leurs convictions dans la société sécularisée, ils doivent les transcrire en langue laïque. L’Église a bien compris cette traduction : la lutte contre l’avortement devient la « lutte pour la vie ». La défense de la famille traditionnelle devient le refus d’une « révolution anthropologique dans les sociétés occidentales ». On ne parle plus des normes divines ou de la volonté de Dieu. Le discours de l’Église ne dit plus s’opposer à l’avortement à cause de tel passage des Écritures, mais au nom du droit à la vie. Sur Vatican II, il est intéressant d’écouter la position des traditionalistes ennemis du concile. Ce n’est pas parce qu’ils sont de droite ou d’extrême-droite que leurs arguments sont fallacieux 6. Le passage du latin au français comme langue liturgique a donné lieu à une édulcoration des formulations latines. Certaines prières ne sont aujourd’hui autorisées qu’en latin, comme la prière pour la conversion des juifs (oremus et pro perfidis judaeis), pour sauver les apparences (on dit alors que perfidus ne se traduit pas par perfide) 7.
En abordant son aggiornamento, l’Église se demande alors comment développer une pastorale dans une société devenue analphabète sur le plan religieux. Les auteurs de la loi de 1905 connaissaient parfaitement l’Église, certains d’entre eux étaient d’anciens séminaristes, dont Émile Combes. Si l’on avait demandé à ces laïcs de 1905 la définition de la transsubstantiation, de la communion, de la Trinité, ils auraient répondu sans hésitation ; le dernier des présidents alphabétisés religieusement fut Mitterrand. La période actuelle est caractérisée par cet analphabétisme généralisé. Si on demande dans la rue à des passants les trois personnes de la Trinité, il est probable qu’ils vous répondront Marie, Jésus et Dieu. Ne leur demandez pas ce qu’est l’Eucharistie. Les Québécois, on le sait, jurent en utilisant un vocabulaire religieux (on dit « tabernacle » plutôt que « b… de m… »). Or, une campagne de communication avait été lancée dans les années 2000 par l’évêché de Montréal pour ramener les gens à l’alphabétisme religieux (les prêtres étant aux avant-postes pour observer la déchristianisation). Sur l’autoroute, une grande pancarte indiquait « Tabernacle », un peu plus loin une autre « Savez-vous ce que c’est ? » (la réponse supposée étant « ben quoi ! un gros mot ! »), puis une troisième « Demandez à l’évêque, tapez eveque.com ». Les gens continuaient à jurer sans plus savoir le sens des mots.
Les années 1960 sont selon moi une période clé, équivalente aux années juste après 1517 et la publication des 95 thèses. Après Vatican II, triomphe de l’auto-sécularisation du religieux, vient en 1968 Humanae Vitae, encyclique qui défend une position maximaliste interdisant toute pratique sexuelle non destinée à la procréation. Les catholiques ne comprennent pas ce coup de tonnerre dans un ciel bleu. Les laïcs s’indignent de ce pape réactionnaire. Pourquoi, alors que l’Église avait mis en place une théologie de la modernité, insiste-elle à ce point sur la norme ? Parce que nous nous trouvons alors sur un pivot, la rupture fondamentale des années 1960 : les nouvelles valeurs fondées sur l’individualisation, la liberté et la valorisation du désir ne sont plus des valeurs chrétiennes sécularisées. La liberté de la personne l’emporte sur toutes les normes transcendantes, il n’y a plus de morale naturelle. Il n’y a plus de morale partagée. Les valeurs chrétiennes reviennent alors sous forme de normes explicites, parce qu’elles ne sont plus comprises et partagées. Mais comme nous le verrons, c’est aujourd’hui la culture elle-même qui se reformule comme système de normes explicites. En ce sens, « Metoo » et « Balance ton porc » sont l’« Humanae Vitae » des laïques qui découvrent enfin leur mea maxima culpa avec cinquante ans de retard : le sexe demande une norme
Jusque dans les années 1960, dans le cadre de cette culture dominante chrétienne sécularisée, la référence à la loi naturelle, élaborée entre autres par saint Thomas d’Aquin, fait qu’il n’y a pas besoin d’être croyant pour être moralement bon. L’humanité partage une morale naturelle fondée sur une loi naturelle. Jules Ferry, dans sa « Lettre aux instituteurs », leur explique qu’ils trouveront d’eux-mêmes des paroles qui ne heurteront aucun « père de famille ». Pour Jules Ferry, il est évident qu’à l’époque il n’y a qu’une morale partagée par tous (il la compare à l’arithmétique dans l’évidence qu’elle implique).
La lutte entre l’État républicain et l’Église catholique est politique, non morale. Mais dans les années 1960, la référence à la morale naturelle disparaît : celle-ci n’est, pour la nouvelle génération en révolte, qu’un habillage idéologique de l’ordre conservateur et patriarcal (on accuse le capitalisme aussi, sans voir qu’il s’accommode fort bien du relativisme moral). Ce n’est pas tant que la sécularisation marque de nouveaux points (on était déjà dans des sociétés largement sécularisées), mais c’est plutôt la disparition de la zone grise entre les croyants et les non-croyants, c’est-à-dire le consensus plus ou moins large sur des questions fondamentales : la définition de la famille, le rejet de l’homosexualité, la division des rôles entre les sexes, la dissymétrie des rapports à la sexualité, etc. Les années 1950 avaient été bien sûr des années de conflit politique intense en France opposant cathos et laïcs, mais ce conflit ne portait pas sur les valeurs mais sur le contrôle de la société civile.
Dans l’Ouest de la France, par exemple, existaient deux sociétés : la paroisse avec son patronage et le cercle laïque. Chacun avait ses institutions de sociabilité, son club de foot, son bal (il faut bien que le groupe se reproduise), son ciné-club, ses colos de vacances, ses conférences. Les mariages mixtes étaient rares. Les deux sociétés n’étaient cependant pas vraiment en désaccord sur la question des valeurs. Par exemple, en 1967, au moment de la campagne pour légaliser les contraceptifs, Jeannette Vermeersch, la compagne de Maurice Thorez et l’égérie du Parti Communiste, fit une grande déclaration selon laquelle la contraception était un complot bourgeois pour limiter les naissances dans la classe ouvrière. En Italie, on pouvait s’entretuer sur les questions politiques, mais le consensus subsistait sur les questions privées de la famille.
Ce consensus se brise totalement dans les années 1960, et les zones grises disparaissent (et avec elle, très logiquement, les « cathos de gauche »). On peut constater l’évolution de la paroisse territoriale. Le baptême dans une paroisse ouvrait automatiquement le droit aux prestations de l’Église. C’était un droit d’être marié dans l’église qui vous avait vu naître. Mais à partir des années 1980, on voit arriver de jeunes curés qui demandent aux candidats s’ils font bien partie de la « communauté », car on ne les voit pas à la messe du dimanche. On constate ce glissement de la paroisse à la communauté, à un ensemble de gens qui partagent les mêmes convictions, et n’hésitent pas à changer d’église en fonction de leur « sensibilité » ; on assiste au développement des fraternités non diocésaines de « droit pontifical » (en Italie, les Focolari, Communion et Libération, Sant’Egidio). Les communautés de foi définissent un dehors et un dedans. C’est la disparition des tièdes et des agnostiques. On n’accepte dans la communauté que les vrais, ceux qui s’engagent pleinement. Sinon, il faut obtenir son « ticket d’entrée », c’est-à-dire que les curés donnent par exemple une période de formation pour expliquer ce qu’est le mariage chrétien aux futurs époux, etc.
Crise de la culture et retour de la norme
On ne partage donc plus les mêmes valeurs. Ce que les Américains appellent les « Culture Wars » ne sont pas des guerres de culture (rien de huntingtonien ici), mais des guerres sur les valeurs. Dans les années 1970, le débat politique cesse de porter sur l’économie ou la politique étrangère, mais commence à se centrer sur les « valeurs ». Aujourd’hui, les conflits ont lieu sur des concepts essentiels comme la définition de la famille, la question du genre, l’avortement, le mariage gay, tous devenus des sujets politiques centraux (remarquons que le débat sur l’immigration et les réfugiés se centre aussi sur la question des « valeurs » et de l’identité, comme l’a montré l’impact des agressions sexuelles de Cologne le 31 décembre 2016).
La culture dominante, désormais, n’est plus le christianisme sécularisé. Je m’inscris ici en rupture avec Marcel Gauchet ou Pierre Legendre. L’Église fut consciente très tôt du fait que nous ne partagions plus les mêmes valeurs (c’est bien le sens d’Humanae Vitae). Pendant le débat sur le mariage homosexuel, ce fut la première fois en France que les catholiques descendaient dans la rue en tant que catholiques depuis 1904. En 1984, pour la défense de l’École libre, ils ne manifestaient pas en tant que catholiques, et ils n’étaient pas seuls dans la rue. Depuis le toast du cardinal Lavigerie en 1890, l’épiscopat comme la papauté avaient toujours refusé que les catholiques français s’organisent comme parti politique : mais aujourd’hui « Sens Commun » est une innovation et une rupture.
Désormais, les communautés de foi se replient sur elles-mêmes et considèrent que le monde qui les entoure n’est pas séculier mais profane, voire païen. En même temps, l’épiscopat et le Vatican ne veulent pas en tirer les conséquences et cherchent à revenir sur la grande rupture. Les deux papes précédents, Jean-Paul II et Benoît XVI, étaient des papes de la Reconquête, ils considéraient que la culture dominante était une culture de mort, mais qu’en revenant à ses racines on pouvait la ramener à la vie. Jean-Paul II exhortait les catholiques français par son fameux « France, qu’as-tu fait de ton baptême ? ». Benoît XVI aussi fait toujours appel aux racines chrétiennes. Mais pour eux, le christianisme n’est pas une identité, c’est une foi. Pour redonner sa christianité à la culture européenne, il faudrait revenir à la foi, ou du moins il faudrait qu’une partie suffisante de la population y revienne, pour redonner une âme à l’Europe.
Évidemment, c’est un échec. Les statistiques de la présence des jeunes aux Journées Mondiales de la Jeunesse (JMJ, lancées en 1983) sont certes très encourageantes, la participation ne cessant de croître. Mais en même temps, de moins en moins de jeunes entrent au séminaire. Cela signifie soit que plus les jeunes voient le pape, moins ils ont envie de devenir prêtres, soit qu’ils vont chercher quelque chose de différent auprès du pape. Ils viennent aux JMJ pour participer à une grande messe, ou même simplement à une grande rencontre chaleureuse où l’on est entre soi, entre frères et sœurs sous le regard du Père. On y vit une grande expérience, on éprouve un flash de spiritualité, puis on rentre à la fac ou au lycée, en gardant peut-être contact avec la fille ou le garçon qu’on a rencontré…
Dans le fond, les gens qui se raccrochent à la foi et qui se disent croyants, et en particulier les born-again et les convertis, ne sont pas dans une quête culturelle. Ce qui les intéresse, ce n’est ni la culture, ni l’institutionnalisation du religieux. Il s’agit d’une quête individuelle, éventuellement individualiste, entre pairs.
Cela, dans le fond, va de pair avec la déculturation du religieux que j’ai décrit dans La Sainte Ignorance 8. Alors que la culture dominante est analphabète en religion, les communautés de foi ont un problème avec la culture, qui est pour elles devenue païenne plus que profane et apparaît menaçante. Parfois on va donc jusqu’à interdire la culture, les films en général, comme dans certains collèges évangélistes américains, ou l’internet, comme dans les communautés Loubavitch. Mais on a beaucoup de mal à reconstituer une culture religieuse, parce que les gens dans les communautés de foi ne s’intéressent pas à la culture en tant que telle. L’Église catholique lance des « pastorales » à destination des différentes catégories, avec des tentatives un peu baroques pour se reconnecter à cette culture qu’elle a abandonnée : le rock chrétien par exemple. D’autres tentent les romans bien-pensants « à l’eau bénite » qui marchent très bien chez les islamistes en Turquie, dans lesquels tout se termine bien, c’est-à-dire avec beaucoup d’enfants. On voit bien qu’au niveau culturel, il y a un problème d’adéquation.
Derrière la crise du religieux se trouve évidemment une crise de la culture. Si on maintient que le pivot essentiel est la décennie 1960, tout commence en Californie : y surgissent le mouvement hippie tout comme les mouvements évangéliques charismatiques. Mais peut-être que tout revient encore aujourd’hui en Californie. Car le paradoxe du grand mouvement de libération sexuelle, c’est qu’il aboutit aujourd’hui non pas à une réaction qui voudrait un retour en arrière, mais plutôt à une demande de normativité pointilleuse des comportements sexuels et d’exigence de transparence de la vie privée, certes accentuée par les réseaux sociaux, mais centrée autour d’une recherche plus générale d’une normativité explicitée en permanence 9.
Les valeurs reviennent sous la forme de la norme. Il n’y a guère d’endroit aussi normé que la Californie, de la taille du gazon à la gestuelle sexuelle. On s’aperçoit que toute la culture dite de libération achève sa course dans une explosion de normativité. On pourrait croire au retour de la réaction, mais ce sont les mêmes personnes qui ont fait la révolution sexuelle et culturelle des années 1960 et qui sont impliquées dans « Metoo » (soit comme coupables, soit comme nouveaux distributeurs de la norme). La nouvelle génération des victimes ne demande pas le retour au conservatisme moral, mais la mise à la norme de la libération sexuelle. En ce sens, on ne peut pas parler de « puritanisme », sauf de manière métaphorique. La normativité contre le harcèlement sexuel se fait précisément au nom de valeurs de 1968, féminisme et égalité des genres. On répond à un problème réel (le harcèlement sexuel) par un système de normes explicites. On donne aux garçons par exemple, dans des écoles américaines, des cours de comportement envers une fille (l’inverse n’est pas attesté, à moins d’inclure les cours de self-defense). Il s’agit d’énoncer les normes de l’interaction. Ce qui compte, c’est que tout doit être explicite. On voit disparaître les zones d’ambiguïté et d’implicite. Certains accusent alors le puritanisme américain, coupable tout trouvé qui arrange beaucoup de gens. Mais je pense que ce mouvement, s’il est apparu aux États-Unis, est un symptôme global.
La norme est explicite tandis que la valeur est implicite. On peut, bien sûr, traduire des valeurs en normes. On peut traduire par exemple une valeur comme l’honneur en un code de l’honneur. Toutes les cultures ont inventé des codages variés pour les valeurs qui les animent. Mais si on a besoin que tout soit explicite, c’est qu’on ne partage plus d’implicite. Aujourd’hui, rien ne va sans dire, et ce qui est non-dit est suspect. Le simple terme de non-dit est dévalorisé, ce qui met la psychanalyse dans une crise profonde, puisqu’elle est maintenant considérée comme réactionnaire, patriarcale, parce qu’elle pose une certaine irréductibilité de ce non-dit. La crise profonde de la culture est liée au fait que l’on partage de moins en moins de choses dans l’implicite, et que tout doit être dans le dit et dans le normé. Ce n’est pas par hasard que cette exigence d’explicite s’attaque aussi à la liberté religieuse : le secret de la confession vient d’être aboli par le Parlement australien (janvier 2018) et la circoncision des enfants pour des raisons religieuses est sérieusement contestée en Europe du nord, parce qu’elle ne repose pas sur l’accord explicite de l’enfant.
Parallèlement, les fondamentalismes sont tous basés sur le code, du salafisme aux formes d’évangélisme les plus extrêmes. Ils usent bien sûr aussi du registre émotionnel, mais on remarque là aussi une codification de l’émotionnel : on ne peut pas entrer en transe n’importe où ni n’importe quand. La codification de l’émotionnel, de l’émoticône aux grands aveux télévisés, fait partie de cette exigence d’explicite normatif.
Resocialiser le religieux
Nos sociétés réagissent à cette nouvelle situation par l’angoisse déclenchée par un religieux qui ne rentre pas dans les codages, et donc par une volonté de coder le religieux. On déteste le fondamentalisme, mais on fait comme si tout le religieux était du fondamentalisme, parce qu’ainsi le religieux est au moins explicite et clair. On prend donc la religion à la lettre (d’où la bataille sur les versets du Coran concernant le djihad ou les Juifs). On recherche le verset scandaleux comme on cherche le tweet qui tue. Prendre le texte à la lettre, c’est bien le propre d’une démarche fondamentaliste. Il est clair dans les « débats » d’aujourd’hui que le mot (et surtout le bon mot) a tué le sens.
Certains avancent l’idée qu’il faudrait promouvoir le soufisme, le spiritualisme. Mais nos États sont bien incapables de promouvoir quelque spiritualité que ce soit. C’est là un fait structurel : un État produit de la norme, et non de la valeur, laquelle ne peut qu’émaner d’une culture commune. Au même moment, tous les pays parlent de « valeurs européennes ». Les Allemands et les Hollandais font remplir aux demandeurs de visas dans leurs consulats des questionnaires pour vérifier l’adhésion des requérants à celles-ci. En Hollande, on montre une photo de femme aux seins nus et on demande à l’interrogé si la photo le choque. Si oui, il n’est pas en accord avec la culture hollandaise. En Allemagne, on pose la question de savoir si le naturisme est une valeur allemande. Heureusement que Joseph Ratzinger n’a jamais eu à demander de visa allemand !
On parle donc d’Europe chrétienne sans être capable de lui donner beaucoup de contenu au-delà du pique-nique « saucisson – vin rouge » (c’est au moins une forme de communion sous les deux espèces : l’identité chrétienne est bien la caricature du christianisme). Ou bien on inscrit dans les valeurs européennes la liberté sexuelle, l’égalité de l’homme et de la femme, le mariage homosexuel, autant de valeurs combattues par l’Église Catholique, ou bien on abandonne la référence chrétienne.
Cette situation est caractérisée par une hypocrisie totale. Sous le terme d’identité chrétienne, on ne met plus les valeurs chrétiennes sécularisées, et ce depuis la coupure des années 1960. À la place, on installe les nouvelles valeurs. Vous remarquerez que les partis populistes européens ne sont pratiquement plus chrétiens. Les uns ne se réfèrent plus aux racines chrétiennes comme le parti de Geert Wilders aux Pays-Bas, qui porte haut les valeurs de 1968. En tournée au Texas face à des extrémistes locaux, il est applaudi à tout rompre jusqu’au moment où il dit que le problème avec les musulmans est qu’ils refusent les droits des homosexuels. Ce n’est pas exactement l’attitude que ces Texans reprochaient aux musulmans.
L’évolution de Marine Le Pen est intéressante : elle qui a hérité d’un parti qui défendait explicitement l’identité chrétienne de l’Europe, elle a mis en avant la laïcité comme indicateur de l’identité française. Quand elle propose de défendre les églises, c’est en les transformant en monuments historiques, ce qui est une bonne formule d’enterrement. Dans un pays catholique comme l’Italie, la Lega Nord est en conflit permanent avec l’archevêque de Milan, qui ne peut accepter la xénophobie érigée en principe politique. En Pologne, Droit et Justice, qui se réclame explicitement du christianisme, a organisé des cérémonies de fermeture de frontières avec des rosaires. L’archevêque de Varsovie a dû protester vivement en interdisant aux prêtres de participer à ces manifestations.
En Italie, la situation politique et sociale était, dans les années 1950, très clivée, comme en France, avec un fort Parti Communiste, une Démocratie Chrétienne, et deux sociétés civiles différentes, avec certes un peu plus d’intermariages qu’en France. Il y a très souvent des crucifix dans les salles de classe et jamais un député communiste italien n’a demandé qu’ils soient retirés. Il a fallu qu’une Finlandaise athée s’inquiète de l’influence néfaste du crucifix sur son fils pour que l’affaire finisse par être portée devant la Cour européenne des droits de l’homme, qui déteste par ailleurs s’occuper de religion (et préfère botter en touche en arguant du principe de subsidiarité pour laisser les États gérer le religieux : mais cela ne marche plus car la question religieuse s’est justement globalisée). Pour défendre la présence du crucifix, les avocats de l’État italien l’ont défini comme un symbole national de la culture italienne, qui n’a rien à voir avec la foi. Le crucifix, pour l’État italien, n’est au fond qu’un morceau de bois culturel.
L’État italien a gagné, mais les évêques ont de bonnes raisons de s’inquiéter de cette assimilation d’un symbole religieux à une sorte de gadget culturel.
La cause du crucifix a été gagnée au prix d’une sécularisation du religieux. Ainsi, soit on est dans la culture, et il n’y a plus de religieux, soit on est dans la religion et il n’y a plus de culture. Avec la « culturisation » du crucifix, on n’est plus dans la religion.
La prochaine affaire qui sera bientôt jugée à la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg et que j’attends avec impatience est l’interdiction des minarets en Suisse. L’État helvétique, qui était contre l’interdiction des minarets, mais qui, une fois la votation effectuée, fut obligé de défendre les résultats auprès de Strasbourg, a mis en place une argumentation habile.
Selon lui, l’interdiction n’est pas une atteinte à la liberté religieuse des musulmans puisque le minaret relève du culturel. Il est exact que le minaret n’existait pas à l’époque de Mahomet, qu’il en a existé des variétés différentes selon les régions, que c’est à l’origine une construction inspirée des clochers d’église, et il n’est en rien nécessaire à la pratique. On peut répondre à toutes les exigences rituelles de la religion sans minaret, or les mosquées sans minaret ne sont pas interdites. L’argument de l’État suisse contribue à dé-culturaliser l’Islam traditionnel. On ne peut plus construire des mosquées turques en Suisse, mais rien ne vous empêche de construire des mosquées suisses (avec une tour d’horloge par exemple). D’ailleurs, il n’y avait que quatre mosquées avec minarets dans toute la Suisse, parce que les ambassades saoudiennes ou turques, mécènes des édifices, avaient exigé des mosquées semblables à celles de leur pays d’origine.
La pratique judiciaire contribue donc à accentuer cette séparation entre politique et religieux, soit en culturalisant le religieux jusqu’à en faire disparaître l’élément religieux, soit en dé-culturalisant le religieux pour que ne subsiste plus que l’élément de la croyance.
Enfin, on peut évoquer le jugement du tribunal de Francfort interdisant la circoncision (2013), rendu immédiatement caduc par une loi du parlement allemand autorisant explicitement la circoncision. Il s’agit là d’une sorte de coup de force législatif. Si une loi a dû être votée, c’est parce que l’argumentaire du tribunal de Francfort était très cohérent. Puisque le tribunal ne peut juger les croyances, il ne juge que les conflits de droits. La protection de l’enfant, la protection de l’intégrité corporelle et la liberté de conscience sont des droits essentiels, au nom desquels ce tribunal interdit la circoncision. En effet, dans la décision rendue, la circoncision est décrite comme une atteinte à l’intégrité corporelle, comme une marque indélébile d’appartenance religieuse infligée à un enfant qui ne peut la refuser, l’engageant dans une religion qu’il peut quitter à l’âge adulte mais par laquelle il reste marqué à vie.
Le tribunal propose de ne pas imposer de circoncision avant dix-huit ans, et demande aux parents de laisser la liberté religieuse aux enfants. Mais que devient alors la transmission ? On aboutit à une définition du religieux explicitement coupé de toute culture. Le religieux ne saurait être transmis, c’est seulement un choix personnel. Cela impliquerait d’élever les enfants dans la plus stricte neutralité, puis de donner le choix aux enfants à dix-huit ans, tout comme on leur fait choisir une banque. Le jugement a été bloqué par la loi du parlement. S’il a fallu en arriver là, c’est parce que sur le plan juridique la décision du tribunal se tenait parfaitement et aurait pu passer l’étape de la Cour constitutionnelle.
Au Danemark, l’abattage rituel est interdit, parce que le droit des animaux l’emporte désormais sur la liberté religieuse, dixit la ministre de la Justice. Cela revient à faire de la liberté religieuse une liberté comme une autre, mais sur le plan mineur. Or la liberté religieuse est très spécifique.
La loi de 1905, par exemple, n’est ni une loi sur la religion, ni sur la foi, ni sur la croyance ou sur la pratique privée. Elle est une loi sur l’exercice du culte, c’est-à-dire sur la pratique publique de la religion. Si on interroge encore une fois des personnes dans la rue sur la définition de la laïcité, elles répondront invariablement qu’elle signifie que la religion est privée. La loi de 1905 fixe au contraire l’organisation de la pratique religieuse dans l’espace public sous le contrôle de l’État, qui décide de la place du religieux, mais considère que le religieux a sa place dans la société. Par exemple, les prières de rue ne sont pas illégales en France, sinon la police aurait arrêté les contrevenants. Seulement, quand on organise une manifestation sur la voie publique, il faut déclarer sa présence auprès des services municipaux. Mais aucune loi n’interdit à l’archevêque de Paris de faire un chemin de croix de Notre-Dame à Montmartre.
Les instruments juridiques à notre disposition pour penser le religieux sont par ailleurs tous des instruments qui le sécularisent. La loi énonce par exemple que nul ne saurait être discriminé en fonction de sa race, son sexe ou sa religion. La religion y est donc présente comme partie de l’identité, mais pas du tout comme pratique. La liberté de penser est celle d’avoir des opinions « politiques, philosophiques et religieuses ». Or pour un croyant, la foi est bien plus qu’une opinion. L’opinion se négocie, pas la foi.
À cause de ce découplage permanent entre culture et religion, et parce que la religion fait retour comme pure religion, cette dernière apparaît alors comme bizarrerie et au pire comme fanatisme, et tout l’effort est de séculariser le religieux. Quand la police fait une enquête pour le badge de sécurité d’un candidat bagagiste à Roissy, du fait que statistiquement la plupart des candidats sont d’origine musulmane si près de la Seine-Saint-Denis, une des premières questions concerne la pratique religieuse. Le meilleur moyen de s’en sortir sans encombre est d’affirmer spontanément que l’on boit de l’alcool (un rare cas où boire facilite l’embauche).
L’intensité de la pratique religieuse est considérée comme un signe de radicalisation (comme le montrent aussi les mesures de détection de la radicalité avancées par le gouvernement français en février 2018). Mais une intense pratique religieuse n’a rien de surprenant chez une partie des croyants, quelle que soit la religion (Luther n’était ni un libéral, ni un simple maître à penser). Chaque religion essaie de mettre en place des systèmes et des institutions de gestion de cette intensité ou radicalité. Les catholiques ont le monastère, institution reconnue et respectée. Les moines n’ayant pas de descendance, cela simplifie le problème. Mais les salafistes n’ont pas de monastère, vivent en famille, et prêchent dans les rues, ce qui bien sûr créé le problème du « scandale », de l’excessive visibilité du religieux (que l’on retrouve avec les pacifiques loubavitchs).
Pour faire en sorte que la simple visibilité du religieux n’apparaisse pas comme provocation, la solution serait la re-culturation et la re-socialisation du religieux. En France, l’opinion publique ne veut pas de cela, et à chaque crise, on expulse encore plus le religieux de l’espace public. L’an dernier, un burkini sur une plage a entraîné l’interdiction générale de ce vêtement au nom de la lutte contre le terrorisme (rappelons que le mauvais goût n’est pas un délit). Plus on expulse le religieux, plus on le donne clairement aux radicaux. Donc derrière toutes les questions sur l’islam qui sont légitimes, il nous faut repenser la place du religieux dans nos sociétés occidentales européennes, et ensuite traiter la question de l’Islam à partir de notre conception de la place du religieux.
Conclusion
Quelles conclusions pour l’Europe ? Cette déconnexion entre le religieux et la culture dominante se fait partout sous des formes variées. Cela va de l’auto-sécularisation absolue du religieux dans les pays luthériens à la rupture des derniers liens existants entre l’Église et l’État dans les pays catholiques. Dans les pays scandinaves, l’Église nationale luthérienne (Église d’Etat) a désormais l’obligation de célébrer religieusement les mariages homosexuels, car la loi du parlement s’impose à elle, ce qui veut dire que l’absence de séparation entre la religion officielle et l’État a tué le religieux (ou bien plutôt l’a chassé du public pour le réduire au privé, car un pasteur peut, à titre individuel, demander d’être exempté de bénir un mariage homosexuel). La laïcité juridique n’est donc pas une condition nécessaire à l’achèvement du processus de sécularisation. Cela confirme ma thèse que tout État est séculier… et sécularise la religion.
Dans les pays catholiques, l’Église perd un peu partout son rapport privilégié à l’État et n’a plus de relais politique (c’est la droite espagnole qui a voté le mariage homosexuel). La démocratie chrétienne a disparu (en partie par usure et en partie parce que l’Église – le Pape Jean-Paul II – ne voulait plus de parti intermédiaire, incarnation politique de la « zone grise » dont nous parlions plus haut). En revanche, l’influence de l’Église se développe à travers les associations internationales de fidèles de droit pontifical, qui, on l’a vu, ne sont pas territoriales et non soumises au contrôle de l’évêque. Même dans des pays aussi profondément catholiques que l’Italie, l’Église dominante se reconstitue en communauté de foi et tend à se vivre de plus en plus comme une minorité, phénomène accentué par le fait que la droite conservatrice et populiste a cessé de se référer au catholicisme pour ne plus se réclamer que d’une vague « identité chrétienne » qui n’a plus rien à voir avec les valeurs défendues par le Pape.
C’est donc la fin de la diversité des statuts spécifiques de la religion dans chaque pays européen, telle qu’elle a été peu à peu fixée dans la foulée des traités westphaliens. Les problématiques de la place du religieux se rejoignent mais chaque pays continue de les gérer à partir d’un imaginaire politique « traditionnel » (au sens de tradition reconstruite) : la laïcité en France, la catholicité en Italie et en Pologne (où elle est reconstruite en idéologie d’État)… Mais aucune de ces nostalgies, exacerbées par les populismes, ne peut justement gérer la demande religieuse, la demande de foi, exprimée par des individus qui soient rejoignent des « communautés de foi » qui s’organisent sur d’autres valeurs (fraternités chrétiennes, salafistes, haredims), soit peuvent être tentées par des formes de nihilisme suicidaire.
Le problème de l’Europe est aujourd’hui de promouvoir non pas l’expulsion du religieux vers la sphère privée, mais au contraire la resocialisation et la reculturation du religieux.
Sources
- Denis Crouzet, Les guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion, vers 1525-vers 1610, Seyssel, Champ Vallon, 1990 ; Olivier Christin, Une révolution symbolique : l’iconoclasme huguenot et la reconstruction catholique, Paris, Éd. de Minuit, 1991. Olivier Christin, La paix de religion. L’autonomisation de la raison politique au XVIe siècle, Paris, Éd. du Seuil, 1997
- Olivier Christin, La paix de religion. L’autonomisation de la raison politique au XVIe siècle, Paris, Éd. du Seuil, 1997.
- Olivier Roy, L’échec de l’Islam politique, Paris, Éd. du Seuil, 1992.
- Nous pouvons ici constater l’ambiguïté du concept de souveraineté dans le contexte iranien. En effet, adoptée en 1979, la Constitution de la République islamique d’Iran repose sur deux piliers fondamentaux : la reconnaissance de la souveraineté absolue en Dieu – souveraineté divine, essence de l’Etat islamique – et la reconnaissance de la souveraineté populaire, fondement de légitimité politique. Cette double souveraineté à la base de l’Etat islamique rend le système politique iranien assez complexe dans sa conception ainsi que dans son fonctionnement. La double souveraineté peut donc être vue, d’un côté, comme l’expression du double caractère de la République islamique (comme son nom l’indique) : républicain et théocratique ; et, de l’autre, comme “cause” d’un double effet : l’institutionnalisation de la fonction du Guide Suprême en tant que chef de l’Etat (couvrant une fonction politique et religieuse) et l’intégration du recours au suffrage universel pour la légitimation du régime, conformément au modèle de l’État moderne démocratique.
- Michel Vovelle, Piété baroque et déchristianisation en Provence au XVIIIe siècle. Les attitudes devant la mort d’après les clauses de testaments, Paris, Éd. du Seuil, 1973 ; Pierre Chaunu, La mort à Paris, XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1978.
- Voir http://home.scarlet.be/amdg/pn/traductions_francaises_missel.pdf.
- Nous rectifions : aujourd’hui la mention de la judaica perfidia et des perfidi judei est désormais absente dans la liturgie latine. Elle a disparu du rite latin avant la fin du Concile Vatican II (1959) avec es corrections apportées par Jean XXIII.
- Olivier Roy, La sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture, Paris, Éd. du Seuil, 2008.
- Voir Olivier Roy, « De quoi le cochon est-il le nom ? », Le Monde, 10 janvier 2018. Note de l’éditeur