Le Sommet du 22 avril consacre le retour américain dans la lutte contre le changement climatique, enjeu global dont l’urgence est soulignée depuis 30 ans par les rapports du GIEC. Mais les rares États à avoir fait de la lutte contre le changement climatique une priorité politique n’ont pas encore pris toute la mesure de ses conséquences géopolitiques. Il est pourtant urgent d’anticiper cette géopolitique du climat, à l’intersection de la politique intérieure et de la politique étrangère, et mobilisant de nombreux domaines habitués à travailler en silos ainsi que de nombreux acteurs, au-delà des seules puissances étatiques. C’est seulement à cet aune que pourront se faire des avancées concrètes, à l’horizon de la COP26 de Glasgow mais surtout au-delà.
L’Union européenne a adopté au cours de l’année 2020 l’une des politiques de lutte contre le changement climatique les plus ambitieuses au monde, le Pacte vert pour l’Europe ou Green Deal européen, un plan multisectoriel d’investissement de mille milliards d’euros sur dix ans lancé par la Commission européenne fin 2019 – dont le plan Biden de « New Deal » à l’ambition transformatrice sur le climat constitue aujourd’hui le seul équivalent.
Si le Green Deal européen intègre des stratégies spécifiques dans les domaines de l’industrie, du climat, de la biodiversité, de l’alimentation, de l’énergie, de la mobilité et de la transition juste, nul volet extérieur n’a été défini et les conséquences géopolitiques du Green deal européen commencent seulement à être étudiées. Dans la communication de la Commission européenne à l’origine du Green deal, la dimension internationale de la lutte contre le changement climatique est encore trop souvent réduite à la seule diplomatie climatique et aux actions de coopération menées dans le cadre onusien, dont l’Accord de Paris sur le climat conclu en 2015 constitue le paradigme.
Or, deux constats s’imposent : d’une part, celles-ci échouent à atteindre leurs objectifs, puisque trente ans de diplomatie climatique ont vu les émissions mondiales de GES augmenter de plus de 60 % et que la disparition de la biodiversité et les conséquences sociales du changement climatique ne sont pas prises en compte. D’autre part et de manière plus fondamentale, la lutte contre le changement climatique est en train de devenir un enjeu géopolitique à part entière, intégré aux rivalités de puissances. Celle-ci affecte en effet de nombreux domaines : géopolitique de l’énergie bien sûr, politique industrielle et commerciale, compétition stratégique et sécurité nationale, mais aussi organisation sociale. Du fait de leur interconnexion, les politiques de transition ne peuvent se permettre de les aborder de manière sectorielle sous peine de voir changer les paramètres de l’équation ; autre complication, les conséquences à court terme ne présagent pas toujours des conséquences à long terme des politiques choisies, comme le montre l’exemple de la croissance à court terme anticipée de la demande de gaz naturel russe. La lutte contre le changement climatique est aussi un enjeu à l’intersection de la politique étrangère et intérieure. À l’intérieur, la préoccupation de la société civile pour l’environnement, notamment des jeunes générations, ne cesse de croître dans de nombreux pays, affectant les arbitrages politiques. Au niveau mondial, la lutte contre le changement climatique et pour la protection de la biodiversité est un enjeu de soft power et de leadership, mais aussi de compétition croissante, dans le cadre de la rivalité sino-américaine en particulier.
Anticipant une victoire du candidat démocrate Joe Biden et un retour américain sur la scène climatique, le président chinois Xi Jinping créait la surprise le 22 septembre dernier en annonçant à l’Assemblée générale des Nations unies la décision de la Chine d’atteindre la « neutralité carbone » en 2060, et un pic d’émission de GES d’ici 2030. Biden avait annoncé dès l’été 2020 un objectif de neutralité carbone en 2050 similaire pour les États-Unis ; dès sa prise de fonction, il a réintégré le pays dans l’Accord de Paris, et fait de la lutte contre le changement climatique la priorité de son mandat. Si ces déclarations sont prometteuses sur le plan climatique et constituent un véritable tournant, elles annoncent également des tensions géopolitiques.
La Chine, l’Union européenne et les États-Unis sont les trois plus gros pollueurs mondiaux et représentent à eux trois plus de 50 % des émissions mondiales de CO2 en 2018. La Chine en particulier est actuellement responsable de 28 % des émissions globales de CO2, soit l’équivalent de celles de l’Union Européenne, des États-Unis et de l’Inde réunis. Bien qu’en termes de stock, les émissions accumulées de la Chine ne représentent encore que la moitié du stock total de CO2 émis jusqu’à présent par les États-Unis, le pays est depuis 2007 le premier pollueur mondial. Si la Chine, les États-Unis et l’UE concrétisent leurs annonces, l’objectif de moins de 2°C de réchauffement à l’horizon 2100 fixé par l’Accord de Paris pourrait encore être atteint. Mais de nombreuses incertitudes pèsent sur la crédibilité des engagements chinois, ainsi que sur la possibilité pour le président Biden de mettre en œuvre son programme climatique face aux contraintes politiques américaines, notamment au Congrès.
Les implications des engagements pris par les trois puissances dépassent pourtant la seule sphère environnementale. La lutte contre le changement climatique est autant une question de survie à long terme que de sécurité et de stabilité à court et moyen terme. Selon la Banque mondiale, le nombre de déplacés climatiques internes est amené à atteindre 140 millions de personnes en 2050, et devient un facteur d’instabilité politique majeur pour des régions déjà sujettes à la pression démographique et au stress hydrique. La fourniture des infrastructures et des réseaux nécessaires à la transition énergétique des pays les moins avancés est déjà un enjeu d’influence et sera source de nouveaux rapports de dépendance à l’échelle globale. Si les enjeux liés à la préservation de la biodiversité demeurent souvent escamotés par les chiffres des émissions de GES, ceux-ci ont des conséquences géopolitiques tout aussi cruciales, de l’exploitation des ressources océaniques et amazoniennes à l’ouverture de nouvelles routes maritimes permanentes en Arctique… La décorrélation fréquente entre politiques nationales et problématiques locales exacerbe enfin les tensions avec la société civile, acteur à part entière de la nouvelle géopolitique du climat en gestation.
Dans le contexte de la rivalité politique et technologique sino-américaine, la lutte contre le changement climatique risque surtout de devenir un nouveau terrain de compétition entre les deux puissances – soulevant la question du positionnement européen. La Chine occupe depuis plusieurs années une position de leader dans le secteur des technologies dites vertes à plusieurs niveaux de la chaine de production. Il s’agit du premier exportateur mondial de terres rares (62 % des importations de l’UE de 2010 à 2014), matières premières entrant dans la composition des batteries électriques, des panneaux solaires et de nombreuses autres technologies vertes. Le pays est le premier producteur mondial de voitures électriques et de panneaux solaires, mais aussi le premier consommateur : en 2017, 21 % des ventes mondiales de véhicules électriques étaient concentrées dans six villes chinoises. Le risque s’accroit également de voir le développement des technologies vertes et de la géoingénierie faire l’objet d’une guerre sans merci où la rétention de certaines technologies – comparable à ce que l’on peut observer aujourd’hui dans le secteur des semi-conducteurs – ralentira leur diffusion. Dans le domaine de la politique commerciale, la lutte contre le changement climatique pourrait aussi rapidement créer de nouvelles tensions. L’Union européenne a d’ores et déjà affiché sa volonté de mettre en place un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières pour empêcher que la mise en œuvre du Green deal européen ne pénalise les entreprises européennes sur les marchés mondiaux et ne favorise les « fuites de carbone » : il s’agit aussi d’inciter les pays partenaires à adopter des politiques industrielles plus ambitieuses sur le plan climatique. Elle pourrait vouloir intégrer à terme ses principaux partenaires économiques dans un « Club du climat », caractérisé par des normes et des droits de douanes identiques en matière d’émissions de GES. Si cette politique s’avère sans contexte nécessaire, elle pourrait poser des difficultés pour les Occidentaux ; en se superposant à la relation transatlantique, un tel Club augmenterait les risques et le spectre de la guerre commerciale sino-américaine.
Cette rivalité croissante et ses manifestations sur les terrains climatiques et environnementaux feront forcément des perdants, à commencer par l’environnement lui-même. La biodiversité est délaissée des débats sur la lutte contre le changement climatique, et les principales mesures annoncées par les États-Unis et la Chine se concentrent sur la réduction des émissions de CO2 au détriment de la lutte contre la sixième grande extinction en cours. La compétition climatique qui s’annonce risque surtout de laisser les pays les moins avancés et en voie de développement sur la touche, dépassés par une escalade technologique et commerciale qui accroitra leurs dépendances vis-à-vis de la Chine (terres rares, technologies propres) et des pays développés (hydrogène vert, finance verte). Les pays qui ne pourront pas remplir les conditions nécessaires à l’intégration d’un « Club du climat » centré autour de l’Union européenne ou intégrer les nouvelles normes financières ESG verront leur développement commercial entravé, de même que leur accès à l’énergie à mesure que celui-ci dépendra de plus en plus de technologies critiques – à moins que les trois premiers pollueurs mondiaux ne s’entendent pour accompagner la transition vers un développement soutenable du reste du monde, ce qui apparait à l’heure actuelle de plus en plus improbable. Dans un modèle de politiques climatiques centrées autour de la compétition technologique et commerciale, les revendications des sociétés civiles risquent également d’être escamotées, et avec elle le lien revendiqué entre justice sociale et justice environnementale.
Face à cette nouvelle donne géopolitique en gestation, l’Union européenne doit prendre la mesure de ses responsabilités, et se préparer à assumer une position de leadership dictée non pas par la vanité, mais par le réalisme. Comme le rappelait l’ancien président de la COP21 Laurent Fabius, l’Europe possède les compétences et les capacités d’investir massivement dans l’économie de l’avenir ; elle dispose également d’une expertise juridique et normative reconnue dans le monde entier, qui pourrait contribuer à orienter la transition mondiale dans des conditions respectueuses de l’État de droit et des peuples. L’Union européenne doit saisir l’opportunité historique offerte par l’élection de Biden aux Etats-Unis d’intégrer la relation transatlantique à l’effort climatique et environnemental européen pour réduire certaines de ses vulnérabilités. Les deux entités partagent des intérêts communs – en particulier une inquiétude vis-à-vis d’une dépendance trop forte à l’égard de la Chine – et une proximité de vue sur les modalités de la transition écologique : il y a une volonté commune des deux côtés de l’Atlantique d’intégrer la société civile dans le processus à tous les niveaux, que l’on ne retrouve pas en Chine ou en Russie. Les paramètres du débat en Europe restent cependant différents de ceux du débat américain car l’Union européenne n’est pas une puissance énergétique fossile et doit composer avec des contraintes politiques géographiques sensiblement différentes. Restreindre le volet extérieur de la politique environnementale européenne à la coopération transatlantique comporterait de plus des risques d’escalade commerciale avec la Chine, de perte de vue de nos propres intérêts et contraintes et d’oubli des autres pays du monde au profit d’un seul accord entre gros pollueurs (or les émissions de GES de certains d’entre eux, comme l’Inde, pèsent autant ou plus que celles de l’Union européenne dans le réchauffement mondial). Surtout, s’il faut rechercher, dans la fenêtre d’opportunité ouverte par l’élection de Biden, les gains possibles d’une coopération transatlantique renforcée, il convient également de rester prudent quant aux évolutions de plus long terme à attendre des États-Unis, où rien ne garantit que le prochain locataire de la Maison Blanche n’inverse pas à nouveau la posture américaine. L’Union européenne doit ainsi proposer un modèle de développement distinct de la voie américaine, tout à la fois plus juste vis-à-vis de ses propres citoyens et du reste du monde, mais aussi plus soutenable en adoptant des mesures de sobriété telles que celles défendues par la Convention citoyenne pour le climat ou inspirées du géomimétisme.
La période qui suivra le Sommet du 22 avril ouvre à ce titre une formidable fenêtre d’opportunités pour l’Union européenne, qui vient d’officialiser son objectif de réduction des émissions de carbone d’au moins 55 % d’ici à 2030 à la veille du Sommet convoqué par Joe Biden auquel participera également Xi Jinping. Il lui faudra néanmoins prendre toute la mesure de la nouvelle géopolitique du changement climatique, dont les bouleversements sont accélérés par la pandémie en cours. En questionnant la mondialisation, en accélérant la transition énergétique et digitale, en cristallisant aussi la rivalité des modèles et en mettant en évidence les effets de la « tragédie des horizons » sur le plan sanitaire, la pandémie a ouvert le champ des possibles, tout en actant le retour des frontières et le reflux de la coopération internationale. L’heure est à présent venue de mobiliser les expertises pour en tirer les leçons géopolitiques, et de les traduire en actes dans le champ de la lutte contre le changement climatique et au-delà.