Au printemps 2020, pour la première fois de son histoire, le Royaume-Uni n’a pas eu recours au charbon pour produire de l’électricité pendant plus de deux mois. Si la décarbonation du mix énergétique s’est donc cristallisée lors de la crise du Covid-19 du fait de la chute de la demande énergétique, cet objectif guide la politique énergétique du Royaume-Uni depuis déjà plusieurs années.

Dans un rapport à l’IFRI1, l’ancien PDG d’EDF Energy, Bruno Lecœur, montre la détermination dont le Royaume-Uni a toujours fait preuve dans la conduite de sa politique énergétique, depuis la généralisation de l’usage du charbon à l’investissement dans le nucléaire en passant par le développement du gaz naturel et du pétrole. Ces trois grandes transitions énergétiques, menées avec succès, ont été guidées par la volonté de garantir l’indépendance énergétique du pays, d’assurer l’accès à l’énergie à l’ensemble de la population, et depuis plusieurs décennies, de préserver l’environnement. Dans cet article, nous montrerons dans quelle mesure la transition vers les énergies décarbonées dans laquelle le pays s’est engagé avec détermination s’inscrit dans la droite ligne des transitions précédentes.

Une puissance politique et économique bâtie sur la présence de ressources fossiles abondantes

Exploités depuis l’Antiquité romaine, les gisements carbonifères britanniques ont suscité un intérêt renouvelé à la fin du XVIIIe siècle à la suite de l’invention de la machine à vapeur. En effet, dans un pays où le coût du travail était particulièrement élevé, la mécanisation permettait aux propriétaires d’usine de réaliser d’importantes économies de main-d’œuvre, à condition d’investir dans ces nouvelles machines et d’acheter massivement le charbon pour les faire fonctionner. La production de charbon s’est accélérée davantage lorsque quelques années plus tard, au début du XIXe siècle,  s’est développé le gaz de ville produit à partir de charbon. La consommation d’énergie de l’industrie, mais aussi celle des logements individuels (éclairage, chauffage) a alors considérablement augmenté, permettant une nette amélioration des conditions de vie et de la productivité des firmes britanniques. La prospérité économique du pays reposait donc alors largement sur sa production croissante de charbon, passant de 2,7 millions de tonnes en 1700 à 12 millions en 1800, avant d’atteindre un pic de 294 millions en 19132.

Mais l’âge d’or du charbon s’est estompé dès la fin du XIXe au profit du gaz et du pétrole. Le symbole de cette transition fut la conversion des navires de la Royal Navy au fioul à partir de 1913. Les grandes grèves qui ont secoué l’industrie du charbon en 1926 ont encore accéléré le passage au pétrole, alors importé du Moyen-Orient, de Perse, d’Irak et de Syrie, la nécessité d’assurer la sécurité d’approvisionnement depuis ces pays guidant alors grandement la politique britannique dans cette région du monde. 

Mais il a fallu attendre le début des années 1950 pour que le charbon domestique soit définitivement abandonné. En effet, l’épisode du Great Smog de 1952 a mis en évidence les graves conséquences sanitaires de la combustion intensive de charbon en ville  : l’hiver particulièrement froid avait poussé les Londoniens à brûler de grandes quantités de charbon pour se chauffer, mais un anticyclone empêchait l’évacuation des fumées, formant un épais brouillard noir responsable de la mort de milliers de personnes par intoxication3. À la suite de cela, il a été décidé que les usines et tous les habitants de zones urbaines se convertiraient à des combustibles moins émetteurs de fumées, comme le gaz, permettant au ciel de Londres de s’éclaircir enfin. Le recours au gaz s’est alors généralisé, d’abord issu des importations de GNL algérien, puis à partir de 1965 et des découvertes de BP en mer du Nord, directement produit par les Britanniques. Cette production locale a fortement stimulé la consommation de gaz naturel et permis d’amorcer le déclin du charbon (voir le premier graphique ci-dessous). Dans ce contexte, le Royaume-Uni est devenu membre de la Communauté européenne, au sein de laquelle, il a depuis joué rôle moteur de promotion du gaz naturel.

À partir du milieu des années 1970 également, la découverte et l’exploitation des gisements de pétrole en mer du Nord britannique ont permis au pays de s’affranchir rapidement des importations moyen-orientales, ce qui l’a en partie protégé des effets des chocs pétroliers de 1974 et 19794. En 1980, le Royaume-Uni est devenu autosuffisant en pétrole avec une production désormais supérieure à la consommation. Les gouvernements qui se sont succédé se sont ensuite efforcés de préserver cette forme d’indépendance énergétique et y sont parvenus pendant près de 25 ans (voir le graphique supra).

Une indépendance énergétique préservée par l’adaptation du mix énergétique

En 1956, les tensions internationales qu’a fait naître la crise du canal de Suez en Méditerranée orientale ont fait craindre le pays pour la sécurité de ses approvisionnements énergétiques. À cette époque, les gisements pétrogaziers n’étaient pas encore découverts, le gouvernement s’est donc tourné vers la technologie nucléaire  : en 1957, il a ainsi lancé un premier programme nucléaire pour installer une capacité de 5 000 MW d’ici 1967. Le Royaume-Uni est alors devenu la première puissance nucléaire mondiale et l’est resté jusqu’à ce qu’il soit dépassé par les États-Unis en 1970. Mais il a fallu attendre 1979 et l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher pour que l’industrie nucléaire britannique soit de nouveau relancée dans le cadre d’un programme beaucoup plus ambitieux, planifiant la construction de réacteurs à eau pressurisée pour une capacité équivalente à 15 000 MW5

Mais les années 1980 ont révélé que le Royaume-Uni était encore fortement dépendant de son industrie charbonnière, et ce malgré la progressive diversification de son mix énergétique. En effet, à une époque où 60 % de la production électrique était encore issue de la combustion du charbon, les grandes grèves de mineurs de 1984-1985 rendent l’approvisionnement électrique du pays très problématique  : pour maintenir le service malgré les grèves, il a fallu importer de l’électricité nucléaire depuis la France et intensifier l’usage du fioul. À l’issue de ce vaste mouvement social, pour éviter que les mineurs puissent prendre la société en otage, le gouvernement a mené une politique de fermeture massive des mines, en reportant les efforts d’investissement sur la production d’électricité au gaz. À la fin du XXe siècle, la situation énergétique du Royaume-Uni semblait donc relativement enviable pour ses voisins européens  : les prix de l’énergie y étaient bas, le pays est exportateur net d’énergie, il a libéralisé le secteur avec succès et il est parvenu à bien réduire ses émissions de gaz à effet de serre. Mais le pays comptait encore principalement sur ses ressources fossiles. La diminution marquée des réserves prouvées au début des années 2000 (-38 % pour le pétrole et -57 % pour le gaz entre 2001 et 20096) et l’inertie de son secteur nucléaire ont contraint le Royaume-Uni à redevenir importateur net de gaz en 2004 et importateur net d’électricité en 2005. Et depuis cette date, la production d’électricité a encore chuté de 16 %7. La question de l’indépendance énergétique est donc de nouveau posée avec acuité, et ce d’autant plus que la demande augmente d’année en année en raison d’un dynamisme démographique, tel que le Royaume-Uni, aujourd’hui 3e pays le plus peuplé d’Europe avec 66 millions d’habitants, pourrait devenir le pays le plus peuplé d’Europe à l’horizon 20608.

Une politique volontariste, conciliant les objectifs d’indépendance énergétique et de décarbonation du mix énergétique

Le Royaume-Uni est l’un des premiers pays à avoir pris conscience des enjeux environnementaux du secteur énergétique. Dès 2003, un Livre blanc est publié sous le titre «  Our Energy Future – Creating a Low Carbon Economy  », préconisant de faire du secteur un outil de la lutte contre le changement climatique. En 2008, le Climate Change Act a marqué un véritablement tournant de la politique britannique  : voté à une écrasante majorité, ce texte fixe notamment des objectifs très ambitieux de réduction des émissions de gaz à effet de serre (-80 % entre 1990 et 2050)9. Pour atteindre ces objectifs, le pays doit encourager le développement de la production d’énergie décarbonée  : cela passe par la promotion des énergies renouvelables (National Renewable Energy Action Plan, 2010), mais également par la relance de l’industrie nucléaire avec notamment le projet de construction d’EPR à Hinkley Point lancé en 2012, et le programme de construction d’une dizaine de réacteurs (Nuclear New Build, 2018).

En 2013, l’Energy Act propose une réforme du marché de l’électricité britannique, qui veut garantir l’approvisionnement des consommateurs à moindre coût, garantir un prix pour l’électricité produite à partir de procédés bas carbone, taxer les combustibles fossiles utilisés pour la production d’électricité et limiter les émissions des nouvelles centrales thermiques10. C’est dans ce contexte qu’en 2015 qu’est fermée la dernière mine souterraine de charbon, la mine de Kellingley dans le Yorkshire du Nord). Mais le gouvernement a montré qu’il ne comptait pas se détourner complètement des énergies fossiles puisqu’il a autorisé la même année le procédé de fracture hydraulique pour exploiter le gaz de schiste (Infrastructure Act, 2015).

Cette succession de politiques volontaristes est parvenue à transformer l’équilibre du mix énergétique en un temps record. La consommation du charbon continue à se réduire au profit du gaz naturel, moins émetteur et donc plus compétitif depuis la mise en place de la taxe carbone en 201311. En 2019, elle ne représente plus que 3 % de la consommation d’énergie primaire du pays contre 36 % pour le gaz naturel12. À l’horizon 2025, les trois dernières centrales à charbon devraient ainsi avoir disparu. À l’inverse, les projets éoliens se multiplient  : le pays est ainsi devenu leader de l’éolien offshore, mais également bon élève pour le développement de l’éolien onshore. En 2019, il représente 14 % de la production éolienne d’Europe et 4,5 % de la production mondiale. En 2019, la production de l’ensemble des énergies renouvelables a permis de couvrir 35 % des besoins du pays en électricité. Et au printemps 2020, dans le contexte de forte diminution de la demande consécutive au confinement de l’économie britannique, les énergies renouvelables ont été pour la première fois plus grandes pourvoyeuses d’électricité que les combustibles fossiles. Si cette situation s’explique par un contexte exceptionnel, limité dans le temps, elle signe toutefois un tournant dans la politique énergétique du Royaume-Uni, qui ambitionne de retrouver son indépendance énergétique grâce au développement des énergies décarbonées sur son territoire.

Conclusion

La grande détermination avec laquelle le pays a toujours conduit sa politique énergétique lui a permis d’assurer son indépendance énergétique pendant de nombreuses années. C’est avec cette même détermination que le pays entendait mener la transition vers les énergies décarbonées au sein de l’Union européenne, soutenant par exemple vigoureusement la mise en place du mécanisme européen de marché des permis d’émission, l’European Trading Scheme déployé en 2005. 

Le Brexit, effectif depuis le 1er février 2020, est donc une perte considérable pour la politique énergétique européenne. Mais il bouleverse également la politique énergétique et environnementale du Royaume-Uni, qui ne peut plus compter sur les subventions européennes pour développer de grands projets renouvelables et doit réécrire ses propres réglementations. N’appartenant plus au marché européen des permis d’émission, il doit par exemple reconstruire un cadre de taxation des pollueurs et les contours du nouveau système divisent la classe politique. Enfin, il faut encore définir les conditions d’accès au marché européen des compagnies pétrogazières britanniques, déjà fragilisées par la baisse de rendement des gisements.

Sur le plan énergétique, les années à venir seront donc décisives pour le Royaume-Uni  : en fonction de ses nouvelles relations avec l’Union européenne, de l’orientation que le pays donnera à la relance post-Covid et des moyens qu’il y consacrera, il lui sera plus ou moins facile de respecter les objectifs de réduction d’émissions de gaz à effet de serre pour lesquels il s’était engagé lors de la COP21. Il doit redoubler d’efforts pour retrouver son indépendance énergétique, dans un monde où l’électrique semble prendre à une place grandissante. Pour cela, il a tout intérêt à profiter des conditions avantageuses de financement pour investir dans la mise en valeur de son grand potentiel d’éolien offshore, mener à terme son projet de relance nucléaire, convertir les centrales à charbon en centrale biomasse, et poursuivre l’effort d’amélioration d’efficacité énergétique. Les termes et le rythme des dispositifs à mettre en place devraient être précisés dans la publication prochaine d’un Livre blanc sur l’énergie. Les nouveaux caps de la stratégie et de la coopération internationale seront quant à eux définis lors de la COP26, qui se tiendra symboliquement au Royaume-Uni, à Glasgow en novembre 2021.