1 – Baudelaire et Bruxelles : retour sur une rencontre manquée
Si l’on met à part le voyage en mer qu’il fit à vingt ans jusqu’à l’île Bourbon (l’actuelle île de la Réunion), Baudelaire n’a pas voyagé. Il n’a passé qu’une seule fois la frontière en Europe, en avril 1864, pour rejoindre Bruxelles, puis il la repasse pour rentrer à Paris en juin 1866. On peut s’étonner de cette singulière abstinence. Les écrivains du XIXe siècle ont en général beaucoup voyagé, et Baudelaire a pu les entendre raconter leurs voyages. Il était curieux de tout pourtant, mais apparemment l’idée ne lui est pas venue de traverser les Alpes ou la Manche, de voir Rome ou Londres. Il connaissait le monde par les musées et par les livres. La peinture anglaise et italienne était au Louvre. Et il a découvert avec fascination la collection de peintres espagnols de Louis-Philippe. Mais il ne croyait pas aux vertus du dépaysement. Le grand poème sur lequel se referme la seconde édition des Fleurs du Mal en 1861, Le Voyage, est une satire de l’esprit voyageur, de la vaine curiosité de celui qui croit trouver autre chose et ne trouve que la monotonie et l’ennui, et le mal, « le spectacle ennuyeux de l’éternel péché ». Pour Baudelaire il n’y a qu’un voyage, c’est celui qui fait passer de la vie à la mort.
Il a même poussé la réfutation du voyage jusqu’au mensonge, puisqu’au retour de l’île Bourbon, il racontait à ses amis qu’il était allé beaucoup plus loin – jusqu’aux Indes, jusqu’à Calcutta – alors que ce n’était pas vrai. Il ajoutait un voyage fictif à son voyage réel. Et il racontait si bien ce faux voyage que ses plus proches amis y ont cru, comme Charles Asselineau ou Théophile Gautier.
Quand Baudelaire arrive à Bruxelles en avril 1864, il a peut-être un embryon de curiosité pour une ville qu’il ne connaît pas, mais il voulait surtout quitter Paris où il n’avait plus que des créanciers. Et de toute façon sa curiosité disparaît bien vite, puisqu’il reconnaît dans la Belgique de l’époque une caricature de la France, une réplique aux traits plus marqués.
Pour ceux qui connaissent Bruxelles aujourd’hui, la capitale de l’Europe, bureaucratique et bétonnée, il est difficile de comprendre que Baudelaire soit resté insensible au charme de la vieille ville brabançonne, restée verte et populaire, la ville que Verlaine et Rimbaud ont connue quelques années plus tard. Le paradoxe est que Baudelaire s’est impliqué dans la vie bruxelloise. Il a fréquenté le Cercle littéraire et artistique, où il avait fait cinq conférences. Ce cercle avait son siège sur la Grand-Place, dans un magnifique palais qui datait de Charles Quint et qu’on a malheureusement détruit, comme tant de beaux bâtiments à Bruxelles, dont l’Hôtel du Grand Miroir, où Baudelaire logeait. Il a aussi beaucoup fréquenté les brasseries et les cafés bruxellois, ce qu’on appelait les estaminets. Et il eut de nombreux contacts avec les émigrés du Second Empire. Il était reçu chez Adèle Hugo, exilée là avec sa famille. Mais après quelque temps, il s’est mis à détester Bruxelles et la Belgique et s’est lancé dans un incroyable projet de pamphlet contre le petit royaume.
2 – C’est en Belgique pourtant que Baudelaire découvre l’art baroque
Ce fut un étonnement pour lui, un choc esthétique comme il en avait eu lorsqu’il a entendu pour la première fois la musique de Wagner, ou lorsqu’il a découvert Delacroix en visitant la Galerie des Batailles au château de Versailles, avec son collège, à dix-sept ans, en juillet 1838.
Quand il arrive à Bruxelles, il est vieux et malade, même s’il n’a que quarante-trois ans. Et l’impression est d’autant plus forte qu’il la vit dans ce contexte de sa santé fragile et de son allergie à la Belgique. Il hante les églises pour fuir la société belge. Et il affirme d’autant mieux sa découverte qu’il y retrouve sa différence, sa « singularité », comme il dit : personne, à l’époque, n’aime l’art baroque. Il pense que le goût de ses contemporains reste attaché au gothique, par atavisme, et il met en cause Victor Hugo et l’influence de Notre–Dame de Paris.
Ce qu’il découvre, c’est que nous appelons, nous, l’art baroque, et qu’il appelait plutôt, en utilisant la terminologie de l’époque, « l’art rococo ». Il en découvre la version religieuse, « l’art jésuitique », sur les façades des églises et dans leur architecture intérieure – les autels, les chaires, les confessionnaux ; et la version civile ou profane, qu’il appelle occasionnellement le « style joujou », qui place par exemple un cavalier sur le toit d’un immeuble de la Grand-Place à Bruxelles. L’expression « style joujou » est intéressante, parce qu’elle est comme un retour d’enfance : il appelait la jolie maison de sa mère à Honfleur « la maison joujou », et il est l’auteur d’un texte sur l’enfance intitulé « Morale du joujou ».
Nous cherchons toujours à mieux comprendre et à mieux définir l’art baroque, mais le bilan conceptuel qu’on peut faire aujourd’hui n’ajoute rien d’essentiel à ce que Baudelaire avait pu comprendre et formuler lors de son séjour en Belgique, en 1865-1866. Il identifie tous les aspects qui nous servent aujourd’hui à définir l’art baroque : sa théâtralité, son caractère composite, l’esthétique du contraste entre le clair et l’obscur, entre le coquet et le funèbre, la collision de l’érotisme et du mysticisme. Il compare l’église baroque à un boudoir.
3 – Baudelaire est-il contemporain d’autres découvertes du baroque à la même époque dans d’autres pays ?
Le livre qui pose les fondements d’une définition de l’art baroque est l’ouvrage de Heinrich Wölfflin, Renaissance und Barock, publié à Munich en 1888, vingt ans après l’expérience belge de Baudelaire. L’influence de Wölfflin sera considérable, en particulier à partir du moment où il succède à Jakob Burckhardt à la chaire d’histoire de l’Université de Bâle, avant d’enseigner à Berlin. Les Suisses alémaniques et les Allemands sont les grands précurseurs de la théorisation du baroque. Les débats en France sur la notion de baroque et son extension à d’autres domaines, à la littérature en particulier, se déroulent bien plus tard, dans les années 1930 et après la guerre. Le livre de Wölfflin n’a été traduit en français qu’en 1967.
Wölfflin ignore évidemment les fragments de Baudelaire sur l’art baroque, laissé à l’état de notes projectives en vue d’un livre sur la Belgique qui eût fait place à l’art – une place marginale et large à la fois. Et Baudelaire et Wölfflin n’ont pas vu les mêmes monuments. Baudelaire a vu l’art jésuitique dans quelques églises principalement flamandes, à Bruxelles, à Malines, à Anvers, mais aussi la cathédrale et l’église Saint-Loup à Namur. Il n’a pas voyagé en Italie, ni en Autriche. Et Wölfflin, lui, définit l’opposition entre l’art de la Renaissance et l’art baroque à partir de ce qu’il a vu à Florence et à Rome. Il observe la naissance de cette nouvelle esthétique dans la sculpture et dans les conceptions architecturales de Michel-Ange.
Mais Baudelaire n’ignore pas Michel-Ange, présent au Louvre. Il évoque La Nuit, une des allégories du tombeau des Médicis à Florence, dont il a pu voir des reproductions dans des livres. Il en parle dans le sonnet des Fleurs du mal intitulé « L’Idéal », où on retrouve sa sensibilité à l’art qu’on n’appelait pas encore baroque :
Ou bien toi grande nuit, fille de Michel-Ange
Qui tors paisiblement dans une pose étrange
Tes appas façonnés aux bouches des Titans
L’idée se retrouvera chez Wölfflin parlant de la lutte entre la masse et le mouvement.
Un autre poème des Fleurs du mal donne une idée des affinités de Baudelaire avec l’esthétique baroque. Il s’agit des « Phares », le poème sur les grands conducteurs de l’art, ceux qui guident le regard. Si l’on prend la liste de ces huit « phares », plusieurs ont un rapport avec l’esthétique baroque. Rubens évidemment, le premier cité, Michel-Ange bien-sûr, et un autre grand sculpteur Puget, peut-être aussi Goya, et Delacroix, qui passait au XIXe siècle pour le Rubens français.
4 – Quand Baudelaire est-il devenu un poète européen ?
Baudelaire a eu très tôt une résonance internationale. Avant même la publication des Fleurs du Mal en volume en juin 1857, un article paraissait en russe dans un grand journal de Saint-Pétersbourg, Les Annales de la patrie, en février 1856. L’auteur de cet article commentait les premières publications de Baudelaire et donnait le texte d’un poème inédit, « Le Flacon ». C’est un très bel article, juste de ton, qui perçoit le parisianisme et la modernité de Baudelaire. Certes l’auteur était un ami de Baudelaire, un exilé russe à Paris, Nicolaï Sazonov, qui était en quelque sorte le correspondant littéraire à Paris de cette revue de Saint-Pétersbourg. Mais c’est un premier ancrage hors frontières, et très précoce.
D’autres signes viendront assez tôt, comme l’article de Swinburne dans The Spectator de Londres en septembre 1862. Ou, plus tard, l’attention extraordinaire que Nietzsche a accordée aux Œuvres posthumes de Baudelaire parues en 1887, qu’il lit et annote en fondant sur elles le projet d’une grande étude sur le nihilisme européen.
Aujourd’hui, Baudelaire est traduit dans toutes les langues importantes. À l’occasion du bicentenaire de sa naissance cette année, des tables rondes se tiennent – en vidéo – à Pékin, à Shanghai, à New Dehli, à Rome, à Gênes à Tokyo. Et, en novembre à Paris, en présence si les conditions le permettent.
En décembre 2011, un colloque a été organisé à la Sorbonne et à la Bibliothèque historique de la ville de Paris sur le sujet « Baudelaire dans le monde », avec des intervenants venus d’Italie, d’Espagne, de Grande-Bretagne, d’Allemagne, de Scandinavie, de Hongrie, de Grèce, de Roumanie, et en dehors de l’Europe de Russie, du Japon et de Chine. Les actes de ce colloque ont été publiés dans le numéro 20 de L’Année Baudelaire. L’un des partenaires était l’université Vanderbilt à Nashville aux États-Unis, où se trouve un important centre de documentation baudelairienne, le W. T. Bandy Center for Baudelaire Studies. Nous le savions, certes, mais nous avons été impressionnés par le rayonnement international de l’œuvre de Baudelaire. Dans les principales langues européennes, l’anglais, l’allemand, l’espagnol et l’italien, il existe plusieurs traductions des Fleurs du Mal, qui rivalisent et que l’on peut étudier comparativement.
5 – Combien de temps Baudelaire a-t-il mis pour entrer dans les programmes scolaires en France ?
Baudelaire est inscrit au programme de l’agrégation en 1928, après les grands romantiques, Hugo, Lamartine et Vigny, mais aussi après Verhaeren et Heredia. Son cas faisait débat dans la critique et la conquête de la reconnaissance fut lente. Elle passait nécessairement par l’école. On peut dire qu’il est enfin légitimité par les programmes universitaires et scolaires dans l’entre-deux-guerres.
Les fondateurs de l’histoire littéraire et les auteurs de manuels comme Émile Faguet ou Gustave Lanson l’ignorent ou le traitent avec mépris. En 1894, Lanson lui consacre quelques lignes sévères, en créant quand même pour lui un concept original, celui de caïnisme. Lorsqu’il réédite son manuel en 1909, il prend acte de la réhabilitation du courant symboliste mais ne change pas une ligne à son pauvre texte sur Baudelaire. Faguet, dans son Histoire de la littérature française, en 1900 ne le mentionne même pas. On signale, parmi les moments précurseurs d’une reconnaissance universitaire, en 1889 l’Histoire générale de la littérature française d’un professeur de l’Université de Bruxelles, Hermann Pergameni, qui analyse assez bien le positionnement esthétique de Baudelaire en parlant d’un « singulier mélange d’exactitude brutale et d’idéalisme mystique », et en 1906 la thèse d’Albert Cassagne sur la versification de Baudelaire, qui est un travail fondateur.
Baudelaire fut longtemps au centre de vives controverses. Faguet l’attaque dans un article violent dans La Revue en septembre 1910, et Gide lui réplique aussitôt dans la NRF, en novembre-décembre. On comprend bien que le combat de Faguet est désormais perdu : il incarne l’arrière-garde et Gide l’avant-garde. En 1917, Les Fleurs du Mal tombent dans le domaine public, et donc sont rééditées, avec des préfaces d’auteurs en vue. Il y eut après la Première Guerre quelques moments décisifs. En décembre 1922, à la Chambre, un député membre de l’Action française, Xavier de Magallon, interpelle le ministre de l’Instruction publique, Léon Bérard, et conteste le conformisme de l’université, laquelle, selon lui, « maltraite ou ignore Baudelaire, Verlaine et Mallarmé ». En février 1924, Paul Valéry fait une conférence à Monaco, qu’il commence par ces mots : « Baudelaire est au comble de la gloire. » Et il oppose l’œuvre mince de Baudelaire aux innombrables volumes de Victor Hugo, en constatant que les Fleurs du Mal triomphent. Mais c’est Valéry, qui parlait pour lui et pour un happy few de poètes et d’amateurs éclairés. Il restait beaucoup de chemin à parcourir.
6 – Où en est la critique baudelairienne aujourd’hui ?
La critique baudelairienne a la chance de se fonder sur une très forte et très belle tradition, illustrée en particulier par quelques grands éditeurs comme Jacques Crépet ou Claude Pichois. Elle reste très vivante. Je crois même qu’il y a en elle ce principe actif qu’est l’émulation. Les thèses, nombreuses, en témoignent, dont certaines sont importantes, impliquant des recherches sur des parties mal connues de l’œuvre de Baudelaire. Les cours d’Antoine Compagnon au Collège de France, en 2011-2012 et 2015-2016, ont connu un grand succès. Après la mort de Claude Pichois, qui avait fondé une revue d’études baudelairiennes, L’Année Baudelaire, nous avons, à quelques-uns, repris le flambeau. Elle reflète l’actualité de la recherche baudelairienne. Un « Séminaire Baudelaire », très suivi et dont l’audience est de plus en plus large, se tient également, dans le cadre de l’ITEM (Institut des textes et des manuscrits modernes, rattaché au CNRS). Le fait qu’une équipe de chercheurs prépare aujourd’hui une nouvelle édition de la Pléiade est un autre signe fort, de l’actualité de la recherche baudelairienne et d’une demande éditoriale.
7 – Que lit-on (ou que ne lit-on pas) de Baudelaire aujourd’hui ?
La postérité pratique la sélection parmi les écrivains. On lit Balzac, Flaubert et Rimbaud ; beaucoup moins Gautier ou Barbey d’Aurevilly, qui sont pourtant des auteurs importants. Ce phénomène se répercute sur le plan éditorial. Les uns sont généreusement accueillis dans les grandes collections patrimoniales et diffusés en livres de poche, les autres beaucoup moins. De même, la sélection est sévère à l’intérieur de l’œuvre d’un écrivain pourtant consacré. On lit de Baudelaire Les Fleurs du Mal, beaucoup moins Le Spleen de Paris, et beaucoup moins encore tout le reste. Et c’est dommage, car il n’y a pas de déchet dans l’œuvre de Baudelaire. Tout y est, comme il le voulait, concentré. Il n’y a rien à aucun moment de bavard ni de négligé. Baudelaire est dans la grande tradition de la maîtrise des formes, de l’exigence, de la contrainte, qui est la vraie tradition classique, celle des moralistes, dont il était un fervent lecteur. Il est en rupture en cela avec le laisser-aller romantique. Et tout se tient dans son œuvre. Pour le comprendre, il faut aussi lire ses articles de critique et ses essais, comme celui sur le rire, et ses notes autobiographiques, ses polémiques et sa magnifique correspondance.
Il faut sans doute mettre à part tout ce qu’il a écrit sur l’art, ses Salons, qui ont droit à un traitement particulier. C’est une partie majeure de son œuvre, que les historiens de l’art n’ignorent pas : il est le Diderot du XIXe siècle. Mais il faut lire tout ce corpus de critique d’art en baudelairien, et comprendre son point de vue, fasciné depuis l’enfance par la représentation plastique, dégagé de toute idée de progrès, dans quelque domaine que ce soit et a fortiori dans le domaine esthétique, mais captivé par ce qu’il appelle « la modernité ». Les historiens de l’art le considèrent parfois comme un désaxé, qui met son caprice au principe de son jugement. Pas tous bien sûr, mais certains d’entre eux ne veulent pas comprendre qu’il n’a en rien sous-estimé Manet ou surestimé Constantin Guys. Il les a simplement situés dans son regard, sensible aux signes précurseurs des avant-gardes.
8 – Baudelaire est-il un modèle pour la production poétique contemporaine ?
S’il est un modèle, c’est dans le fantasme de ceux qui croient aux modèles. En tout cas, Baudelaire n’y croyait pas. À la fin de sa vie, quelques jeunes gens se réclament de lui, et non des moindres, puisqu’il y a parmi eux Verlaine, dont il a lu l’article qu’il lui a consacré en 1865, et Mallarmé, dont il a entendu parler chez des amis. Mais à ce moment il réagit par une sorte de reniement évasif. Il glisse cette petite phrase dans une lettre à sa mère, le 5 mars 1866 : « Il paraît que l’école Baudelaire existe. » (C’est lui qui souligne.) La phrase concluait cette réflexion désabusée : « Je ne connais rien de plus compromettant que les imitateurs et je n’aime rien tant que d’être seul. »
Chacun peut avoir son idée sur la question des filiations, des écoles, des influences et des modèles. Et il est difficile d’imaginer une histoire de la littérature ou une histoire de l’art qui en ferait l’économie. On en a besoin pour donner de la cohérence aux chronologies. Mais Baudelaire n’y croyait pas. Il n’a jamais accepté de se rattacher à quoi que ce soit et dans le préambule de son article sur l’Exposition universelle de 1855, il récuse l’idée selon laquelle Signorelli serait « le générateur » de Michel-Ange et Pérugin celui de Raphaël. Il donne des exemples dans l’histoire de l’art mais il pense aussi bien à la littérature. Je cite son implacable conclusion : « L’artiste ne relève que de lui-même. Il ne promet aux siècles à venir que ses propres œuvres. Il ne cautionne que lui-même. Il meurt sans enfants. »
9 – Baudelaire, en devenant un « classique », a-t-il été banalisé ?
Il me semble qu’il résiste mieux que d’autres. Baudelaire fait partie des auteurs qu’on ne peut pas facilement simplifier, sauf à verser dans la falsification, à en faire par exemple un révolutionnaire, au sens politique, ou même un socialiste utopiste, lui l’admirateur de Joseph de Maistre et de Machiavel ! L’expérience me laisse penser qu’on peut plus facilement simplifier Rimbaud, parce que le « mythe » est une machine à broyer qui réduit l’auteur d’Une saison en enfer à la photo de Carjat et à quelques clichés. Il n’y a pas de mythe Baudelaire, mais un enchevêtrement de légendes. Et à une extrapolation ou à une idée sommaire, on peut toujours opposer une citation de lui.
Est-ce qu’en enseignant Baudelaire au collège, on ne risque pas de l’édulcorer ? C’est possible dans la mesure où on choisit d’expliquer des poèmes comme « L’Albatros », éloignés de l’érotisme transgresseur qui avait créé le choc baudelairien. On dirait presque qu’il a composé ces quatre quatrains pour apparaître dans les « morceaux choisis » à usage scolaire. Mais c’est le rôle de l’école, et « L’Albatros » est une merveilleuse allégorie. Baudelaire disait que le génie, c’est « créer un poncif ». Avec « L’Albatros », il y a réussi.
Baudelaire reste un auteur qui dérange. Tout n’est pas lisse dans cette patrimonialisation. Il reste un classique à l’état sauvage, qui sculpte son vers mais tient des propos violents sur des sujets sensibles. Pensons à ce qu’il dit des femmes, ou à ses sorties contre le progrès. Le XIXe siècle est fondateur de l’idée de progrès et le consensus progressiste s’est maintenu, aux XXe et XXIe siècles. Or Baudelaire, en théologien, réfutait l’idée de progrès. Pour lui, le vrai progrès, ce serait le recul du mal. Or le mal ne recule pas, au contraire. L’histoire du monde et l’avenir du monde sont une démonstration de cette « hérésie moderne » qu’est l’idée de progrès. Allez expliquer à nos contemporains que le progrès n’aide pas l’homme à vivre !
10 – Baudelaire aurait-il haï le XXIe siècle ?
En tout cas, il manque à notre siècle le dénonciateur fulgurant que fut Baudelaire dans son siècle à lui. Notre époque ne manque sans doute pas d’esprits libres, mais ils sont inaudibles dans l’enfer médiatique. Baudelaire, dans un fragment de Fusées, prophétisait le déferlement des barbaries auquel on a effectivement assisté tout au long du XXe siècle et auquel nous assistons encore. Walter Benjamin avait lu ce texte visionnaire et prophétique à Pontigny, en mai 1939, quelques mois avant la déclaration de la guerre de l’Allemagne à la France, ajoutant sobrement ceci à la lecture qu’il venait de faire : « Nous ne sommes déjà pas si mal placés pour convenir de la justesse de ces phrases. »