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Cet entretien est également disponible en version anglaise sur le site du Groupe d’études géopolitiques.

Il y a un sentiment général, du moins à l’extérieur de ses frontières, que l’Union Européenne (UE) devient de moins en moins pertinente sur la plupart des aspects. Cependant, dans votre dernier livre, vous affirmez que l’UE reste une superpuissance influente qui façonne le monde à son image : c’est en fait la seule superpuissance réglementaire mondiale, en raison de ce que vous appelez « l’effet Bruxelles ». Qu’est-ce que l’effet Bruxelles ?

Je ne nie pas que l’Union ait de multiples faiblesses, mais mon livre est une invitation à se demander ce que signifie le pouvoir aujourd’hui et quel type d’influence est réellement important. À cet égard, mon intuition est que nous avons sous-estimé un type particulier de pouvoir ; sa prise en compte montre que l’UE est réellement une puissance réglementaire mondiale. 

Par l’effet Bruxelles de facto, je fais référence à la capacité unilatérale de l’UE de réglementer les marchés mondiaux en établissant des normes en matière de politique de concurrence, de protection de l’environnement, de sécurité alimentaire, de protection de la vie privée ou de réglementation du discours de haine dans les médias sociaux. Il est intéressant de noter que l’UE n’a pas besoin d’imposer ses normes de manière coercitive à qui que ce soit – les seules forces du marché suffisent. En fait, l’UE est l’un des marchés de consommation les plus vastes et les plus riches, soutenu par des institutions réglementaires solides. Rares sont les entreprises mondiales qui peuvent se permettre de ne pas commercer avec l’UE, et le prix d’accès au marché unique consiste à adapter leur conduite et leur production aux normes de l’UE, qui sont souvent les normes les plus strictes au monde. Il est important de noter que ces entreprises choisissent souvent de respecter les mêmes règles sur d’autres marchés également, afin d’éviter le coût de se conformer à des régimes réglementaires différents.

Rares sont les entreprises mondiales qui peuvent se permettre de ne pas commercer avec l’UE, et le prix d’accès au marché unique consiste à adapter leur conduite et leur production aux normes de l’UE, qui sont souvent les normes les plus strictes au monde.

ANU BRADFORD

L’effet Bruxelles de facto est complété par un effet Bruxelles de jure, c’est-à-dire l’adoption de réglementations de type UE par des gouvernements étrangers. Cela peut être le résultat du lobbying des entreprises locales qui se conforment déjà aux règles et aux normes de l’UE, mais il existe un ensemble plus large de mécanismes qui transmettent les règles de l’UE aux juridictions étrangères. En effet, les règles de l’UE sont souvent prises comme modèle, en raison de l’influence politique et du pouvoir de négociation globaux de l’UE, associés à son expérience, à son expertise et à sa volonté de prêter son assistance technique et de promouvoir le développement des compétences. Plus prosaïquement, la tradition de droit civil de l’UE conduit généralement à des règles précises et détaillées, rédigées en plusieurs langues, qui sont plus faciles à reproduire dans des pays en développement où le personnel administratif et judiciaire peut être moins qualifié. L’effet Bruxelles offre à ces pays la possibilité d’externaliser leurs activités réglementaires auprès d’une entité plus ingénieuse et plus expérimentée.

Vous soulignez que votre observation ne concerne pas seulement l’UE et Bruxelles, mais que « l’effet Bruxelles » pourrait également émerger dans d’autres juridictions. Quelles sont ses conditions nécessaires et suffisantes ?

Le livre tente d’établir une théorie générale de ce qu’il faut pour qu’une juridiction soit une puissance de régulation mondiale, bien que l’UE soit actuellement la seule à remplir ces conditions cumulatives.

Le point de départ est que la juridiction doit avoir un marché de consommation important et suffisamment homogène, afin de devenir une destination commerciale incontournable. La condition suivante est que la juridiction doit avoir une capacité réglementaire suffisante ; être un pouvoir de régulation est une stratégie consciemment poursuivie par un État plutôt que quelque chose d’inhérent à sa taille de marché. L’État doit s’engager à mettre en place des institutions et à les doter de compétences réglementaires pour traduire son pouvoir de marché en une influence réglementaire tangible. Ensuite, il doit y avoir une volonté politique de déployer cette compétence de régulation vers la conception de règles strictes ; contrairement aux États-Unis, par exemple, l’UE a justement une telle volonté politique.

L’État doit s’engager à mettre en place des institutions et à les doter de compétences réglementaires pour traduire son pouvoir de marché en une influence réglementaire tangible.

ANU BRADFORD

Les deux dernières conditions aident à identifier les domaines de politique publique où ce type de pouvoir peut exister. Premièrement, on ne peut réglementer unilatéralement que des cibles inélastiques. Contrairement aux capitaux, qui peuvent se déplacer ailleurs si la réglementation devient trop contraignante, les consommateurs ne sont pas mobiles et les entreprises doivent respecter les règles applicables sur le marché concerné. Cela explique la différence entre les États-Unis, qui ciblaient principalement le secteur financier, plus élastique, au cours des dernières décennies, et l’UE, qui se concentrait sur la régulation des marchés de consommation et de l’environnement.

La dernière condition remplit le rôle le plus analytique de la théorie, car elle nous permet d’expliquer pourquoi certaines entreprises suivent globalement les mêmes règles dans certaines circonstances tandis que d’autres entreprises profitent de régimes réglementaires différents dans d’autres circonstances. Il s’agit de la non-divisibilité de la production : l’effet Bruxelles apparaît lorsque les entreprises concluent qu’il est dans leur intérêt de poursuivre une conduite ou un modèle de production uniforme plutôt que de profiter de réglementations moins strictes sur d’autres marchés. 

Cependant, vous affirmez également qu’il y a des entreprises pour lesquelles il serait faisable de diviser leurs modèles de production, mais qui choisissent de ne pas le faire, pour des raisons de réputation.

En effet, les entreprises souhaitent parfois simplement conserver une marque uniforme au niveau mondial. De plus, les entreprises peuvent envoyer aux marchés et aux consommateurs un signal précieux en s’associant au respect de normes élevées dans de nombreux domaines de réglementation, que ce soit en inscrivant leur entreprise à une bourse qui les soumet à des exigences de reporting plus strictes ou en adhérant à des standards élevés de respect de l’environnement, des droits humains ou des travailleurs. De cette manière, les entreprises peuvent renforcer leur légitimité, obtenir des gains de réputation et convaincre les consommateurs dont les valeurs déterminent le comportement d’achat. Certaines entreprises ne peuvent pas se permettre d’envoyer à certains consommateurs le signal que leurs intérêts sont moins pris en compte que ceux des consommateurs européens.

En fait, il existe de nombreuses autres raisons qui poussent les entreprises vers la non-divisibilité. Par exemple, la non-divisibilité juridique fait référence aux exigences juridiques et aux recours judiciaires en tant que moteurs de l’uniformité des normes. Cela se manifeste généralement par un effet de contagion qui découle du respect par l’entreprise des normes de la juridiction la plus stricte. Les fusions mondiales fournissent un exemple illustratif en ce sens qu’elles ne peuvent pas être réalisées juridiction par juridiction. La non-divisibilité technique fait référence à la difficulté de séparer la production ou les services de l’entreprise sur plusieurs marchés pour des raisons technologiques. Cela s’applique souvent à la réglementation de la confidentialité des données, où le principe de « confidentialité dès la conception » du RGPD garantit de plus en plus que les produits sont conçus selon une norme unique, l’UE déterminant les paramètres par défaut en tant que régulateur le plus strict de la protection des données. Enfin, même lorsque les entreprises sont en mesure d’identifier une solution technologique qui leur permet de produire différentes variétés de produits pour différents marchés, les aspects économiques sous-jacents, et en particulier l’importance des économies d’échelle, peuvent souvent rendre ces divisions intenables.

Certaines entreprises ne peuvent pas se permettre d’envoyer à certains consommateurs le signal que leurs intérêts sont moins pris en compte que ceux des consommateurs européens.

ANU BRADFORD

Nous lisons votre livre comme une tentative intéressante de repenser le pouvoir. Vous proposez une théorie très large du pouvoir. Cependant, on ne peut s’empêcher de se demander si elle ne dépend pas trop des facteurs économiques. Par exemple, la légitimité accordée à l’UE en tant qu’organisation promouvant certains idéaux n’est-elle pas un facteur important pour expliquer son hégémonie ?

Je pense que les cinq conditions expliquent comment les marchés élargissent la capacité réglementaire de l’UE. Cependant, il ne s’agit manifestement pas seulement d’une histoire de bureaucratie et de capacité réglementaire. 

L’idée que l’UE soit perçue comme un régulateur légitime se résume à la question de savoir si les valeurs reflétées dans ses réglementations sont adoptées par les gouvernements, les entreprises et les consommateurs. La réponse détermine en partie si les entreprises elles-mêmes seront disposées à être considérées comme respectant certaines règles et normes. Cela est clair dans le secteur des technologies, où les entreprises veulent désormais être considérées comme étant associées aux valeurs inscrites dans les règles de l’UE. C’est la raison pour laquelle ils n’adoptent pas, par exemple, les règles chinoises plus contraignantes sur la liberté d’expression en ligne. Le techno-libertarisme américain est maintenant largement considéré comme obsolète, tandis que l’autoritarisme digital chinois est inacceptable ; par conséquent, le meilleur moyen de gagner la confiance de leurs consommateurs pourrait être de souscrire aux règles de l’UE et aux valeurs sous-jacentes, qui sont généralement bien pensées et produites dans le cadre d’un processus législatif approprié. 

La légitimité accordée à l’UE est également très importante pour l’effet Bruxelles de jure ; en effet, les gouvernements étrangers ne sont disposés à imiter l’UE que parce qu’elle est perçue par leurs propres citoyens comme un bon exemple à suivre.

L’idée que l’UE soit perçue comme un régulateur légitime se résume à la question de savoir si les valeurs reflétées dans ses réglementations sont adoptées par les gouvernements, les entreprises et les consommateurs. La réponse détermine en partie si les entreprises elles-mêmes seront disposées à être considérées comme respectant certaines règles et normes.

ANU BRADFORD

Qu’en est-il de la coopération multilatérale – quel est son rôle du point de vue d’une puissance réglementaire mondiale ?

Le livre peut être lu comme une remise en cause du discours dominant qui considère l’UE comme un champion de la coopération multilatérale et des normes universelles, ce qui contraste fortement avec l’unilatéralisme des États-Unis dans les affaires internationales. Grâce à l’effet Bruxelles, c’est l’UE, et non les États-Unis, qui utilise le mieux les forces du marché pour déployer son pouvoir réglementaire unilatéral à l’échelle mondial. La particularité de l’effet Bruxelles est qu’il s’agit d’un pouvoir pacifique et doux, bien qu’unilatéral. L’UE n’a pas besoin de compter sur la coercition ou la coopération. Il n’est pas nécessaire d’amener les gouvernements à se mettre d’accord sur ces règles, car les incitations du marché poussent les entreprises à se mettre en conformité. Contrairement aux canaux traditionnels d’influence internationale (par exemple les sanctions économiques), le pouvoir réglementaire est l’un des rares domaines où l’unilatéralisme fonctionne encore.

Cela ne veut pas dire que c’est le seul moyen par lequel l’UE souhaite exercer son pouvoir réglementaire. L’UE exerce également un pouvoir normatif à travers un certain nombre de canaux différents tels que les accords commerciaux, et la participation aux institutions internationales et aux réseaux gouvernementaux transnationaux. De toute évidence, elle a un intérêt direct substantiel dans la résilience et le maintien de l’ordre international libéral. L’UE est très active dans les organisations internationales et tente de conclure de multiples accords multilatéraux. Cependant, dans ce cas, l’UE est obligée de parvenir à un accord politique, ce qui est difficile à obtenir au sein même de l’UE. L’harmonisation fondée sur les traités est particulièrement difficile si les États ne s’entendent pas sur les avantages des normes mondiales. Leur application est également délicate, car il n’y a aucune garantie que les traités seront mis en œuvre ou appliqués. Les divisions existantes, qui rendent difficile la coopération multilatérale, semblent ne pas cesser de s’accroître. 

Cela dit, la théorie développée dans le livre suggère que l’UE devrait s’appuyer sur des instruments de coopération dans les situations où l’effet Bruxelles ne parvient pas à atteindre les marchés d’exportation importants pour les entreprises de l’UE, car, en l’absence de conditions équitables, les entreprises européennes tournées vers l’exportation ont du mal à pénétrer ces marchés. De même, la théorie suggère que l’UE est plus susceptible de poursuivre une harmonisation fondée sur les traités dans les domaines où l’UE a une capacité réglementaire limitée et donc une capacité réduite à générer des réglementations.

La particularité de l’effet Bruxelles est qu’il s’agit d’un pouvoir pacifique et doux, bien qu’unilatéral.

ANU BRADFORD

La CJUE joue-t-elle un rôle dans l’effet Bruxelles ?

La CJUE a souvent été invitée à se prononcer sur l’étendue des pouvoirs réglementaires de l’UE et a été dans l’ensemble favorable à l’intégration, renforçant les pouvoirs de la Commission et d’autres institutions de l’UE. En effet, de nombreux concepts centraux du droit de l’UE – y compris la suprématie du droit de l’UE et son effet direct – découlent des arrêts de la CJUE. Ces dernières années, il lui a également été demandé de se prononcer directement sur l’effet extraterritorial des règles de l’UE. Le droit à l’oubli en est un bon exemple : avant son inclusion dans le RGPD, il a été promulgué par la CJUE. Cependant, mon sentiment est que la CJUE a principalement une finalité interne, tout effet externe étant soit un ajout après coup, soit une conséquence de l’effet Bruxelles.

Au-delà de ce rôle interprétatif, les tribunaux européens ont fourni un modèle institutionnel pour les tribunaux régionaux. En effet, certaines études montrent qu’il existe de multiples copies de la CJUE dans le monde. En outre, les tribunaux étrangers citent souvent les arrêts de la CJUE dans plusieurs domaines. Les juridictions étrangères ont également tendance à suivre l’exemple de l’UE et à s’engager dans des procès « d’imitation » dans des affaires où les effets de certains comportements, tels que la pratique anticoncurrentielle, affectent plusieurs marchés, en particulier lorsque les enquêtes de l’UE alertent les gouvernements étrangers et les plaignants de ces comportements qui entraînent le déclenchement des poursuites ou lorsque le recours aux enquêtes menées par l’UE réduit le coût des poursuites pour les juridictions disposant de moins de ressources.

Comme vous le faites clairement remarquer, le pouvoir de marché à lui seul ne suffit pas. Par exemple, les États-Unis ont un marché de consommation important – en fait, ils l’avaient déjà avant même la création de l’UE. Ils ont également une capacité de régulation et une tradition juridique similaire à celle de l’Europe. Cependant, ils ne semblent pas bénéficier du même type d’influence, principalement parce qu’ils ne cherchent pas à promulguer les normes les plus strictes. Quelle est la particularité de l’UE et de son agenda normatif ?

La raison principale de l’appétit de l’UE pour la réglementation est qu’elle a été le principal outil de l’intégration européenne. Il y a toujours eu une double motivation derrière la réglementation : non seulement fixer les règles de fond pour un domaine particulier (par exemple, la réglementation environnementale), mais aussi construire un marché unique qui permet un environnement réglementaire harmonisé et, partant, des échanges sans frictions entre les États membres. Ce double rôle a ouvert la voie au compromis, car des partis de tous bords politiques, des entreprises et des organisations de consommateurs peuvent s’accorder sur l’intérêt de la réglementation comme moyen d’accroître l’intégration. D’une certaine manière, la réglementation est le seul moyen pour la Commission d’intervenir dans l’économie, compte tenu de ses contraintes budgétaires strictes qui restreignent la capacité de la Commission à poursuivre des programmes de dépenses directes ; lorsque la Commission cherche à étendre ses compétences, elle a tendance à le faire à travers la réglementation. 

La deuxième raison est que les Européens font moins confiance au marché que les Américains, et ont généralement structuré leurs économies de manière à attribuer plus de droits à l’État plutôt qu’à l’individu. En outre, l’UE ne partage pas la dépendance des États-Unis à l’égard des litiges privés et des règles de responsabilité délictuelle pour dissuader les entreprises de mettre sur le marché des produits dangereux ou nuisibles. Au lieu de cela, l’UE compte sur le gouvernement pour promulguer, puis appliquer des réglementations ex ante, ces interventions étant souvent perçues comme légitimes et souhaitables.

La raison principale de l’appétit de l’Union pour la réglementation est qu’elle a été le principal outil de l’intégration européenne. Lorsque la Commission cherche à étendre ses compétences, elle a tendance à le faire à travers la réglementation. 

ANU BRADFORD

En ce qui concerne le contenu des règles, plusieurs raisons expliquent pourquoi la réglementation de l’UE privilégie généralement « l’harmonisation à la hausse » plutôt que « l’harmonisation à la baisse ». 

Premièrement, des normes strictes ont souvent été adoptées pour rassurer le public européen sur le fait que l’intégration économique ne se ferait pas au détriment de la santé et de la sécurité des consommateurs ou de la qualité de l’environnement. De plus, les Européens adhèrent généralement à une « culture du principe de précaution ». En effet, l’UE et les États-Unis partagent la culture administrative consistant à analyser les coûts et les avantages d’une action réglementaire avant de promulguer un nouveau règlement. Cependant, l’adoption de ces « études d’impact » est plus récente et donc moins ancrée dans l’UE. Lorsque les risques réglementaires sont incertains et difficiles à quantifier avec précision, l’UE est plus à même d’intervenir, même sur la seule base du principe de précaution.

L’harmonisation à la hausse a également été politiquement plus acceptable parmi les États qui avaient déjà les normes les plus élevées dans certains domaines réglementaires. Des taux de croissance élevés et des économies compétitives en Europe du Nord renforcent la capacité de ces pays à plaider en faveur de réglementations environnementales qui ne compromettent pas les objectifs économiques. Ils sont également fortement incités à européaniser leurs normes afin de garantir que leurs entreprises nationales ne soient pas désavantagées lorsqu’elles sont en concurrence sur le marché européen.

Lorsque l’on considère les points de vue des différents groupes d’intérêt clés, l’harmonisation à la hausse plutôt qu’à la baisse fournit également un terrain fertile pour le compromis. Marier la finalité économique de chaque norme à son objectif sociétal plus large permet de construire des coalitions entre différentes parties prenantes. Même pour les entreprises qui préféreraient des règles plus laxistes, l’harmonisation à la hausse reste préférable aux normes nationales discordantes, qui augmentent inévitablement les coûts et la complexité.

Des taux de croissance élevés et des économies compétitives en Europe du Nord renforcent la capacité de ces pays à plaider en faveur de réglementations environnementales qui ne compromettent pas les objectifs économiques. Ils sont également fortement incités à européaniser leurs normes afin de garantir que leurs entreprises nationales ne soient pas désavantagées lorsqu’elles sont en concurrence sur le marché européen.

ANU BRADFORD

Et le protectionnisme ? La Commission pourrait-elle s’engager à protéger les entreprises européennes de la concurrence internationale ?

Les sceptiques quant à l’influence réglementaire externe de l’UE présentent souvent l’UE comme un acteur protectionniste, désireux d’imposer des coûts aux entreprises étrangères dans le but de protéger les entreprises de l’UE, en particulier en ce qui concerne les enquêtes antitrust dans le secteur des technologies. Cependant, un examen plus approfondi des cas pertinents suggère que les entreprises européennes ne sont guère les principales bénéficiaires des actions de concurrence de la Commission. Dans la plupart des cas, les gagnants sont d’autres entreprises américaines, notamment celles qui avaient déposé plainte auprès de la Commission en tant que concurrents.

Nous comprenons que, d’une certaine manière, s’engager dans une réglementation extensive est presque une préoccupation existentielle pour la Commission. Cela signifie-t-il que l’effet Bruxelles est consciemment poursuivi ?

Pendant longtemps, l’effet Bruxelles n’était qu’un sous-produit accessoire et en grande partie involontaire d’un agenda réglementaire qui était motivé par des motivations internes. Cependant, l’effet Bruxelles s’est avéré utile en soi pour promouvoir l’intégration européenne. D’une part, cela aide la Commission à uniformiser les règles du jeu internationales, atténuant ainsi les inquiétudes des entreprises de l’UE quant à leur compétitivité mondiale. Cela contribue à obtenir un soutien plus large pour une réglementation européenne plus poussée. D’autre part, en raison de l’effet Bruxelles, l’UE devient de plus en plus un normalisateur mondial, ce qui renforce la légitimité et l’influence de ses normes, tant à l’intérieur de l’UE qu’à l’étranger. L’effet Bruxelles offre également un instrument de politique étrangère important, qui compense le manque de pouvoir dont la Commission dispose par ailleurs dans les affaires extérieures. 

La dimension extérieure du marché unique n’a été pleinement réalisée que lorsque les partenaires commerciaux de l’UE, y compris les États-Unis, ont exprimé des craintes que le marché unique n’impose des coûts à des pays tiers. En effet, diverses déclarations des institutions de l’UE indiquent une prise de conscience croissante des effets externes du marché unique et la prise de conscience que cette dimension offre des opportunités à l’UE. 

L’objectif économique consistant à garantir des conditions de concurrence équitables et à protéger la compétitivité de l’industrie européenne explique probablement en grande partie la volonté de l’UE d’externaliser son programme réglementaire. Cependant, l’UE peut également être motivée par le désir d’obtenir une plus grande légitimité de ses règles en les globalisant. Elle peut également tenter de reproduire son propre modèle de gouvernance et son expérience réglementaire à l’étranger. Son expérience réussie dans la création d’un marché commun a encouragé l’UE à façonner un ordre mondial fondé sur ces mêmes règles. L’UE souscrit au point de vue selon lequel la libéralisation des échanges ne suffit pas à atteindre les objectifs économiques sans une harmonisation simultanée des politiques publiques. Enfin, être capable de fixer des normes au niveau mondial permet à l’UE de prouver à ses détracteurs qu’elle reste pertinente en tant que puissance économique mondiale. Accepter le rôle de puissance réglementaire mondiale renforce l’identité de l’UE et améliore la position mondiale de l’UE, même en temps de crise où son efficacité et sa pertinence sont constamment remises en question.

Quelle que soit la motivation, vous affirmez que le résultat est une certaine convergence vers des normes strictes à travers le monde. Comment vos observations cadrent-elles avec les études dominantes sur la concurrence réglementaire, qui indiquent généralement une course vers le bas ?

La réflexion sur l’effet Bruxelles détache la mondialisation de l’idée de déréglementation et de course vers le bas. Elle montre comment les avantages d’une production uniforme sur le marché mondial incitent les entreprises à ajuster leurs normes réglementaires à la hausse plutôt qu’à la baisse. 

De ce point de vue, l’effet Bruxelles s’appuie sur ce qu’on a appelé l’« effet Californie », étendant sa dynamique du système fédéral américain à un contexte mondial. Cependant, il décrit également les conditions précises qui permettent l’émergence d’une convergence réglementaire à la hausse. La théorie qui sous-tend l’effet Californie reconnaît l’importance de la taille du marché et des économies d’échelle en tant que sources de l’influence réglementaire externe d’une juridiction. Pourtant, elle ne considère pas des facteurs tels que la compétence réglementaire et l’inélasticité comme des éléments clés de la théorie et néglige d’autres facteurs que les économies d’échelle qui peuvent empêcher une entreprise de produire différentes variétés pour différents marchés.

Les entreprises européennes ne sont guère les principales bénéficiaires des actions de concurrence de la Commission. Dans la plupart des cas, les gagnants sont d’autres entreprises américaines, notamment celles qui avaient déposé plainte auprès de la Commission en tant que concurrents.

ANU BRADFORD

Enfin, la littérature sur la concurrence réglementaire se concentre généralement sur la « convergence réglementaire de jure », qui ne tient pas compte de la convergence réglementaire qui se produit en l’absence de modifications formelles des règles juridiques. En fait, la convergence de facto peut se produire en plein désaccord entre grandes puissances. Lorsque les conditions de l’effet Bruxelles sont réunies, les normes rivales entre deux puissances égales ne se concrétisent pas. Au lieu de cela, le résultat de la course réglementaire est prédéterminé : le régulateur le plus strict prévaut.

On ne pourrait penser que les conditions que vous décrivez sont spécifiques aux caractéristiques institutionnelles, économiques et politiques de l’UE. Cela signifie-t-il qu’on ne peut pas s’attendre à un effet similaire à Washington, ni même à Pékin ?

Un effet similaire pourrait en fait émerger ailleurs, bien que les raisons de s’engager sur la voie d’une réglementation stricte puissent être différentes. Les États-Unis et la Chine n’ignorent pas complètement la concurrence réglementaire. En effet, nous assistons déjà à une telle concurrence pour la réglementation de la technologie, où chacune de ces juridictions tente d’imposer sa propre philosophie. Les États-Unis essaient de consacrer leur approche techno-libertaire, en s’assurant qu’aucune réglementation ne compromettrait l’Internet gratuit et les incitations à innover, tandis que la Chine fait des incursions significatives affirmant sa vision autoritaire. 

Certes, l’économie politique derrière la montée de l’État régulateur pourrait être différente dans d’autres juridictions, mais le point final pourrait très bien être le même. Les États-Unis n’ont pas été disposés à réglementer depuis le début des années 1990, mais il semble y avoir eu un tournant idéologique au cours des dernières années. Bien qu’il soit difficile de faire des prévisions, je m’attends à ce que l’UE se trouve du bon côté de l’histoire et que d’autres juridictions s’acheminent vers l’acceptation du fait que d’importants dangers découlent d’un marché libre non supervisé, suscitant le besoin d’une réglementation.

Cependant, peut-on s’attendre à ce qu’un effet similaire existe dans les pays qui ne suivent pas la même approche de la régulation sociale ? La Chine, par exemple, semble utiliser davantage les normes techniques que la réglementation juridique ; en effet, il semble que l’utilisation de la loi comme principal outil de régulation sociale soit bien une tradition européenne et américaine. N’y aurait-il pas déjà eu un « effet Pékin », déployé par d’autres moyens ?

Jusqu’à présent, Pékin n’a pas choisi la voie de l’UE pour devenir une puissance réglementaire mondiale. Il a choisi d’utiliser la construction d’infrastructures comme moyen d’exporter ses normes ; c’est en effet une logique différente, et « l’effet Pékin » pourrait être quelque chose de tout à fait nouveau, plutôt qu’une variante de l’effet Bruxelles. Cependant, si Pékin choisissait de renforcer son influence en suivant le modèle de l’UE, les cinq conditions de l’émergence de l’effet Bruxelles pourraient fournir une feuille de route claire, à condition également que la Chine ouvre véritablement ses marchés aux entreprises étrangères.

Néanmoins, je pense que même dans de telles circonstances, l’effet Pékin mettrait du temps avant d’émerger. La raison en est que la capacité de régulation est liée au PIB par habitant plutôt qu’au PIB : la consommation chinoise par habitant n’est pas suffisamment élevée, pour le moment, pour que les consommateurs se préoccupent des réglementations strictes de protection comme le font les consommateurs européens. 

Dans certains domaines, et surtout dans la réglementation des plateformes numériques, les juridictions semblent plutôt diverger. La raison pourrait-elle être qu’il n’y a pas de terrain d’entente dans ce domaine, ce qui signifie qu’une telle convergence est effectivement une partie importante de l’effet Bruxelles ? L’approche européenne des discours haineux pourrait très bien être la liberté d’expression américaine, et tous deux sont incités à être les premiers à fixer les règles en vigueur.

Nous pourrions assister à une balkanisation accrue d’Internet à travers l’émergence de centres concurrents de régulation. C’est inévitable dans une certaine mesure – c’est même déjà arrivé, comme en témoigne le fait qu’il existe d’autres plates-formes numériques dominantes en Chine ou en Russie. Cela s’explique en partie par l’absence d’accord sur les principes fondamentaux dans ces domaines. 

Cela dit, une balkanisation complète est peu probable. En reprenant votre exemple, certaines entreprises de la Silicon Valley suivent en fait les règles plus strictes de l’UE, gardant leurs distances avec l’intégralité de la doctrine américaine plus permissive de la liberté d’expression. Cependant, la modération du contenu sera un grand défi à l’avenir, car c’est un domaine où les valeurs s’affrontent et où la prise de décision dans des cas concrets est difficile, en particulier compte tenu de la quantité de données pertinentes. 

Bien qu’il soit difficile de faire des prévisions, je m’attends à ce que l’UE se trouve du bon côté de l’histoire et que d’autres juridictions s’acheminent vers l’acceptation du fait que d’importants dangers découlent d’un marché libre non supervisé, suscitant le besoin d’une réglementation.

ANU BRADFORD

Sur la base de vos recherches, nous comprenons que la puissance internationale pourrait découler d’une interaction entre forces juridiques et économiques. En effet, ce type de pouvoir permet à l’UE de fixer des normes mondiales protégeant certaines valeurs chères aux consommateurs et aux citoyens européens. Mais combien de temps peut-on espérer que cela dure, compte tenu de l’évolution attendue de sa puissance économique relative ? Qu’adviendra-t-il si les marchés mondiaux se balkanisent, par exemple sous la pression chinoise ?

Il est incontestable que l’UE sera un marché plus petit à l’avenir ; sa part relative dans le PIB mondial diminuera, tout comme celle de la Chine augmentera. J’espère toutefois que le pouvoir réglementaire de l’UE survivra à sa puissance économique pure.

L’une des raisons est qu’il faut beaucoup de temps et d’énergie pour bâtir une compétence de régulation similaire à celle intégrée dans « l’effet Bruxelles ». De plus, la volonté d’une juridiction de fixer des normes strictes dépend davantage du PIB par habitant que de la puissance économique relative. Il se peut qu’au moment où le PIB par habitant chinois devienne suffisamment élevé, sa croissance économique ralentisse au point que le gouvernement ne soit pas disposé à prendre le moindre risque de ralentir davantage la croissance en créant des barrières réglementaires. Enfin, la Chine est fortement tributaire d’une croissance tirée par les exportations, alors que ce sont les marchés d’importation qui définissent les normes mondiales. 

Dans tous les cas, dans la mesure où la Chine est en train de renforcer sa compétence interne de régulation, on observe en fait qu’elle copie le modèle de l’UE ; ainsi, ses normes et ses valeurs sont donc ancrées et institutionnalisées à travers l’effet Bruxelles de jure ; en fin de compte, le marché de facto régi par des règles et des normes de type européen devient plus vaste que le marché de consommation européen. 

Je ne m’attends pas à ce que l’effet Bruxelles soit victime de la balkanisation des marchés mondiaux. D’une part, les Européens ont en fait été très habiles dans leurs rapports avec la Chine, du moins là où il est possible de le faire sans compromettre ses valeurs. Il peut y avoir des domaines, à l’image de la régulation de l’économie digitale, dans lesquels le consensus requis fait défaut. Dans ces cas, les marchés mondiaux peuvent être balkanisés. et l’UE ne pourra exercer aucune influence réglementaire sur les entreprises chinoises. Mais j’ai aussi l’espoir que cette situation sera plutôt exceptionnelle et qu’une coopération transatlantique accrue en matière de régulation des nouvelles technologique permettra à l’UE et aux États-Unis d’offrir un contrepoids normatif à la Chine, et donc de limiter ses efforts pour déployer et exporter son modèle numérique autoritaire à l’étranger.

Il faut beaucoup de temps et d’énergie pour bâtir une compétence de régulation similaire à celle intégrée dans « l’effet Bruxelles ».

Anu Bradford

Plus généralement, alors que l’ordre international libéral pourrait être sur le point de se détricoter, l’effet Bruxelles remet en question l’idée selon laquelle la mondialisation est nécessairement en recul. Il montre que des normes internationales peuvent continuer à émerger dans de nombreux domaines de politiques publiques, même en l’absence de coopération multilatérale, car l’effet Bruxelles est un moyen d’atténuer la disparition de la coopération et des institutions internationales dans certains domaines politiques.

Cela dit, il existe en effet de multiples menaces et défis, existants et émergents, susceptibles de saper les conditions de maintien de l’effet Bruxelles à l’avenir. En particulier, la taille relative du marché de l’UE pourrait diminuer. La capacité réglementaire relative de l’UE pourrait s’affaiblir, que ce soit en raison du Brexit, en raison de la menace posée par les partis populistes anti-UE ou suite à l’augmentation relative de la capacité réglementaire de la Chine. La volonté de l’UE de promulguer des règles strictes pourrait également être sapée, en particulier si l’agenda anti-UE des populistes conduit à des tentatives de rapatriement des pouvoirs dans les États membres. La non-divisibilité de la production pourrait devenir moins courante en raison des développements technologiques tels que la fabrication additive ou le blocage géographique. En outre, l’affaiblissement de l’effet Bruxelles de facto pourrait s’accompagner de la disparition de l’effet Bruxelles de jure, car le sentiment anti-mondialisation entrave la conclusion de traités et la coopération institutionnalisée. 

Ces forces et ces défis combinés peuvent, au fil du temps, corroder la version la plus puissante de l’effet Bruxelles, rognant l’hégémonie réglementaire de l’UE de l’extérieur comme de l’intérieur. Cependant, on ignore si l’un de ces développements remettra en cause l’effet Bruxelles dans un avenir immédiat. Il est également hautement plausible que le mécanisme réglementaire de l’UE continue simplement à fonctionner, prolongeant l’hégémonie réglementaire de l’UE dans un avenir proche.