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Vous êtes romancier et ancien officier des Marines. Vous avez combattu en Irak et avez écrit plusieurs textes importants sur votre expérience, entre la fiction et la non-fiction. Comment comprenez-vous le spectacle de la cruauté quotidiennement mis en scène par l’administration Trump, et cette nouvelle contamination américaine entre la guerre et le spectacle ?
Les responsables de l’administration Trump publient systématiquement des vidéos cruelles et brutales.
Chaque jour, nous assistons, via les réseaux sociaux, à l’explosion de bateaux présumés transporter de la drogue, à l’emprisonnement de migrants menottés et en larmes par des agents masqués, ou encore à la mise en scène de l’incarcération dans les prisons salvadoriennes.
C’est une rupture.
Pour comprendre son effet profond, il faut toutefois faire un détour par une histoire racontée par saint Augustin dans les Confessions.
Laquelle ?
Nous sommes au IVe siècle. Un jeune homme nommé Alypius arrive à Rome pour étudier le droit.
Alypius est quelqu’un d’intègre, il a le sens de l’humanité et de l’honneur.
Il sait que les habitants du cœur de l’Empire prennent plaisir aux jeux cruels des gladiateurs, et il se promet de ne jamais y assister.
Puis un jour, ses camarades l’y traînent malgré lui.
Au début, Alypius est horrifié par le Colisée.
Augustin écrit ces lignes terribles : « Le lieu tout entier bouillonnait d’un plaisir monstrueux pris à la cruauté. »
Alypius ferme les yeux, il refuse de regarder le mal qui l’entoure.
Mais quand un gladiateur tombe, la foule rugit et la curiosité force Alypius à ouvrir les paupières.
Ce qu’il se passe alors est décisif — Alypius a été « frappé dans son âme par une blessure plus grave que celle reçue par le gladiateur dans son corps ».
Il a vu le sang. Il a absorbé la sauvagerie, la cruauté. Il est désormais fasciné : « Il s’abreuve de folie. »
Bientôt, dit Augustin, il devient « un digne compagnon de ceux qui l’avaient conduit là ».
Vous pensez que c’est ce qui est en train de se passer aux États-Unis ?
Il existe de nombreuses raisons de s’opposer aux politiques que mettent en scène les vidéos et les mèmes de l’administration Trump. Mais une raison prime : les images elles-mêmes infligent des blessures morales, comparables à celle qu’Alypius subit lorsqu’il ouvre les yeux.
Le président occupe une position de leadership moral. Lorsqu’un président et ses responsables « vendent » leurs politiques, ils vendent aussi une certaine idée de ce que signifie être américain : ce qui doit susciter notre amour, notre haine, notre dégoût ou notre jubilation.
Si, comme le pensait James Madison, tout gouvernement repose sur l’opinion, alors cette mise en forme morale de l’électorat est précisément ce qui donne au président sa liberté d’action — et ce à quoi nous devrons encore faire face bien après son départ.
Au milieu du flot d’horreurs, de scandales et d’accusations, il est utile de se demander ce que le président Trump et son administration font à l’âme de la nation — quel type de « dignes compagnons » ils cherchent à faire de nous.
Le 2 septembre un bateau au large de Trinité-et-Tobago a été l’objet d’une série de frappes américaines.
Le Washington Post a révélé que le secrétaire à la Défense, Pete Hegseth, avait donné l’ordre de tuer tous les occupants du bateau, que l’administration affirme être un navire de trafiquants de drogue.
Une première frappe a neutralisé l’embarcation, laissant deux survivants agrippés à l’épave. L’amiral Frank M. Bradley, commandant des opérations spéciales, aurait alors ordonné une seconde frappe, tuant ces hommes sans défense.
Les autorités ont pourtant nié ces faits.
Oui. Le porte-parole du Pentagone, Sean Parnell, a affirmé que « tout ce récit était faux » ; puis Donald Trump a déclaré qu’il « n’aurait pas voulu » d’une seconde frappe, ajoutant que « Pete a dit que cela n’avait pas eu lieu ».
Ensuite, la porte-parole de la Maison-Blanche, Karoline Leavitt, a confirmé qu’il y avait bien eu une seconde frappe, ordonnée par l’amiral Bradley — mais qu’elle était légale, car l’amiral agissait « pleinement dans le cadre de son autorité et du droit régissant l’engagement afin de s’assurer que le bateau soit détruit et que la menace contre les États-Unis soit éliminée ».
Dans le même temps, pour se moquer, le secrétaire Pete Hegseth publiait la couverture d’un faux livre pour enfants montrant une tortue dans un hélicoptère tirant une roquette sur un bateau transportant des « narcoterroristes ».
Cette affaire a suscité un débat juridique intense. Était-ce un crime de guerre ?
Les Conventions de Genève stipulent que les naufragés doivent être « respectés et protégés ». Le Law of War Manual du Département de la Défense précise que des survivants sans défense ne constituent pas des cibles légitimes. Les règlements de La Haye interdisent les ordres déclarant qu’aucune pitié ne sera accordée.
Mais on peut aussi poser la question autrement : s’agissait-il simplement d’un crime ?
Selon la War Powers Resolution, le président doit informer le Congrès dans les 48 heures lorsque les forces américaines entrent dans des hostilités, et toute action dépassant 60 jours sans autorisation du Congrès est illégale. Or cette campagne de frappes dure depuis bien plus de 60 jours, ne soutient aucune guerre autorisée et repose donc sur une base juridique inexistante.
Le juriste Adil Haque l’a résumé ainsi : « Il n’y a pas de conflit armé, donc il n’y a pas de cibles légitimes. Ni les personnes. Ni les bateaux. Ni la drogue. C’est un meurtre, que l’amiral visât les personnes ou la drogue en sachant que ces personnes mourraient. »
Pourquoi estimez-vous que ce débat juridique passe à côté de l’essentiel ?
Parce que l’administration Trump semble engagée dans un effort bien plus large.
Au lieu d’analyses juridiques rigoureuses, de justifications détaillées des frappes ou d’explications sur l’impossibilité de recourir à des méthodes plus classiques, nous avons droit à des mèmes, à des vidéos de personnes tuées, à des images puériles glorifiant la violence.
La question qui semble importer n’est pas « est-ce légal ? », « est-ce un crime de guerre ? », « est-ce un meurtre ? », ni même « est-ce bon pour l’Amérique ? », mais plutôt : « cette violence n’est-elle pas délicieuse ? »
Une partie importante des soutiens du président semblent désormais partager cette lecture.
Absolument. Le commentateur Jesse Watters, sur Fox News, s’est dit sidéré à l’idée que les États-Unis puissent faire preuve de clémence envers un ennemi : « On fait exploser des terroristes dans les Caraïbes, mais on devrait les sauver de la noyade s’ils survivent ? »
La présentatrice Megyn Kelly est allée plus loin encore : « J’aimerais vraiment non seulement les voir mourir dans l’eau, sur le bateau ou dans l’eau, mais les voir souffrir. J’aimerais que Trump et Hegseth fassent durer, qu’ils perdent un membre et se vident de leur sang. »
Une enquête de l’Associated Press suggère que les personnes qui sont ciblées ainsi sont souvent des hommes pauvres : ce peuvent être un pêcheur, un chauffeur de moto-taxi, un conducteur de bus, vivant dans des maisons en parpaings, avec un accès irrégulier à l’eau et à l’électricité, gagnant environ 500 dollars par traversée.
Si ces hommes étaient coupables, leurs crimes seraient jugés passibles de prison — pas d’une mort lente et atroce.
Que révèle, selon vous, cette célébration de la mort ?
Elle nous éloigne de beaucoup des débats sur le droit des conflits armés, la Constitution ou même la morale chrétienne qui poussa Augustin à formuler une première théorie de la guerre juste.
Nous sommes dans le Colisée — un Colisée numérique, qui nous permet d’assister au spectacle sans quitter notre salon, d’entendre les clameurs de la foule et de subir la même blessure morale qu’Alypius il y a plus de 1 600 ans.
Y a-t-il une différence substantielle entre ces mises en scène et la revendication de cette violence impériale, dissimulée lors des attaques de drones ou de la guerre d’Irak ?
C’est une question complexe, mais je peux vous répondre à partir de mon expérience.
Il y a vingt ans, j’ai rejoint les Marines parce que je pensais que le métier des armes était honorable. Son honneur tient à la fois à la compétence martiale et au respect d’un code de conduite. L’entraînement militaire vise la formation du caractère, enseignant des vertus autant que des tactiques.
La barbarie, en revanche, souille tous ceux qui portent — ou ont porté — l’uniforme. Le goût de la cruauté transforme une vocation noble en simple brutalité.
Augustin écrivait : « Les vrais maux de la guerre sont l’amour de la violence, la cruauté vengeresse, l’hostilité implacable, la résistance sauvage et la soif de domination. » Il pensait que ces pulsions animaient les guerres du monde païen.
Nous serions naïfs de croire qu’elles ne nous traversent plus — mais nous devons être capables de reconnaître la différence des effets produits par l’administration américaine.
Dans La Cité de Dieu, Augustin distingue les peuples unis par des amours communs de ceux dominés par la soif de domination. Un président qui souhaite diriger une nation unie par des valeurs partagées pourrait offrir quelque chose comme le second discours d’investiture de Lincoln, empreint de tristesse face à la guerre, sans triomphalisme, reconnaissant les fautes des deux camps et appelant à combattre « sans malice envers personne, avec charité pour tous ».
Pour une nation vouée à la domination brutale, il faut au contraire une population qui se délecte des démonstrations de cruauté.
La glorification de la mort, les mèmes déshumanisant sur la souffrance d’autrui, les promesses de violence assorties de justifications dérisoires convergent vers le même point.
Nous sommes loin de la nation chrétienne à laquelle Lincoln pensait s’adresser.
Mais une question intime demeure, aux conséquences politiques immenses : puisque nous nous abreuverons tous, chaque jour, de cette folie cruelle, comment protéger nos âmes ?