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Il existe aujourd’hui un large consensus sur le fait que l’administration Trump annonce et met en œuvre une série de politiques préjudiciables à la croissance, qu’il s’agisse de la modification du visa H-1B pour les travailleurs étrangers ou des droits de douane. La réaction des marchés est pourtant étonnamment modérée. N’est-ce pas là un paradoxe ?
Certaines des politiques de Trump comme les droits de douane ont pour les États-Unis des effets néfastes à long terme.
Mais une économie ne s’effondre pas par le seul effet des droits de douane.
De nombreux économistes sérieux ont d’ailleurs publié des modèles montrant une série de choses qui ne se produiraient pas même si les droits de douane étaient permanents — ce qui prouve d’ailleurs que les États-Unis ne sont pas une économie si ouverte.
L’une des raisons pour lesquelles nous n’avons pas encore constaté les effets de cette politique est la suivante : personne ne sait ce qui sera permanent et ce qui ne le sera pas. Par conséquent, les entreprises hésitent à changer leurs fournisseurs et leurs prix. Dans le même temps, il serait illusoire de penser que ces effets ne finiront pas, un beau jour, par se produire.
Un autre facteur important qui a joué en faveur de Trump est qu’il s’en est remis à son secrétaire au Trésor, Scott Bessent, sur de nombreuses questions. Ce dernier ne suscite pas le même écho lorsqu’il parle des droits de douane ou des taux d’intérêt de la Réserve fédérale. Pourtant, il a été la voix de la raison sur de nombreux sujets et Trump lui a donné du pouvoir — ce qui a calmé les choses.
Vous diriez que Bessent a joué un rôle clef dans la politique commerciale ?
J’en suis convaincu.
D’un côté, Scott Bessent est de loin la deuxième personne la plus puissante des États-Unis et il a eu une influence stabilisatrice, car il est également très intelligent. D’un autre côté, son rôle est de dire ce que Trump veut sur les questions brûlantes.
Est-ce la raison pour laquelle les marchés ne se sont pas effondrés ?
Pas seulement. Le point principal que je voudrais souligner à propos des marchés boursiers est que Trump a complètement dérégulé l’IA.
Il a dit à l’industrie : « Faites ce que vous voulez. Si Kenneth Rogoff écrit un livre et que vous voulez tout lui voler, ne vous inquiétez pas pour lui, ni pour aucun scientifique, ni pour aucun artiste : ne vous inquiétez pour personne. »
L’IA vole la voix, les visages et les idées des gens.
Trump a également déclaré : « Je me fiche du réchauffement climatique. Consommez autant d’électricité que vous voulez » pour annoncer qu’il allait doubler notre production d’électricité.
Ces deux changements — qui n’auraient pas eu lieu sous une présidence Harris — ont favorisé l’IA.
De plus, l’industrie montre désormais qu’elle peut réduire ses effectifs pour augmenter ses profits. Nous entrons dans une ère où les profits augmentent en même temps que les revenus du travail diminuent. Les États-Unis connaîtront par conséquent un chômage de masse. De nombreuses estimations existent mais je pense que cela se produira plus rapidement qu’on ne le pense.
Scott Bessent est de loin la deuxième personne la plus puissante des États-Unis.
Kenneth Rogoff
Pourquoi ?
Tous ceux qui utilisent un ordinateur pour l’essentiel de leur travail sont en difficulté.
Les plombiers et les infirmières pourraient être épargnés, mais l’IA aura quoi qu’il en soit un effet massif.
Ce que nous observons dans les cours boursiers, ce n’est pas seulement une croissance économique mais une augmentation de la part des entreprises. Elles parviennent à conserver une plus grande partie de leur argent.
L’euphorie actuelle sur les marchés est partiellement explicable par la dérégulation massive de l’IA — ce qui, du point de vue de l’humanité et de la stabilité sociale, est une décision horrible. Personne ne devrait décider que les droits d’auteur ou le chômage n’ont pas d’importance et que nous devrions accélérer sur l’IA.
Or c’est ce qu’a fait Trump.
Pour les entreprises, c’est formidable, c’est une bien meilleure nouvelle que quatre années supplémentaires d’administration Biden ou Harris.
Autrement dit, pour les entreprises et le capital, Trump continue d’être une aubaine.
Si la caractéristique déterminante du moment est une forte croissance et un chômage en hausse, qu’est-ce que cela signifie pour la stabilité budgétaire des États-Unis ? Avec une croissance très élevée de la productivité, le risque que la dette fédérale devienne insoutenable est-il moindre ?
C’est possible.
Mais il nous faut attendre avant de se prononcer, car je vois quelques contradictions.
Premièrement, le capital est très difficile à taxer. À mesure que la productivité augmente, les entreprises peuvent licencier des travailleurs tout en conservant le même rendement. Les bénéfices augmentent, mais les revenus du travail diminuent.
Il est beaucoup plus facile de taxer les revenus du travail que ceux du capital. Je ne pense donc pas que nous devrions supposer que les impôts augmenteront au même rythme que la croissance.
Mais je dirais aussi qu’il y a encore de nombreux goulets d’étranglement.
Jusqu’à présent, la croissance est presque entièrement due à la construction de ces centres de données gigantesques — car c’est là que l’on prévoit une croissance. Cependant, divers goulets d’étranglement empêchent une expansion suffisante de ces centres pour que nous puissions tous les utiliser en permanence. Les entreprises qui y sont liées connaissent une croissance très rapide mais elles perdent beaucoup d’argent. Elles auront du mal à monétiser leurs activités.
Si l’on examine les utilisations de l’IA dans l’article récemment publié par OpenAI 1, on constate que seul un tiers d’entre elles concerne des applications commerciales, les deux autres tiers étant destinés à des usages civils, tels que la thérapie. Je comprends que des publicités pourraient voir le jour sur les plateformes d’IA générative telles que Claude ; ces plateformes ne connaîtront pas une croissance aussi rapide que prévu.
Il est beaucoup plus facile de taxer les revenus du travail que ceux du capital.
Kenneth Rogoff
Alors que l’État de droit est ébranlé par la présidence impériale de Trump, les entreprises sont désormais soumises aux caprices du président. Ce retour à la féodalité n’est-il pas une menace pour le capital ?
Il serait peut-être exagéré de dire que Trump a enterré la Constitution, mais il l’a radicalement réinterprétée.
Jusqu’à présent, la Cour suprême l’a laissé faire, ce qui est une catastrophe. Avoir un président très puissant qui peut prendre des décisions arbitraires à tout moment n’est bon ni pour la croissance, ni pour la stabilité.
Dans le domaine économique, je suis convaincu que Trump va prendre le contrôle de la Réserve fédérale, pour y mettre les siens. C’est inévitable ; il trouvera un moyen d’y parvenir. Cela pourrait lui être bénéfique pendant son mandat, mais à long terme, cela créerait un problème invisible : une inflation plus élevée et plus instable, des taux d’intérêt plus élevés, une plus grande volatilité des taux de change, davantage de crises financières, etc.
À court terme toutefois, je ne pense pas que cela aura beaucoup d’importance.
C’est étonnant — pourquoi ?
Les gens réagiront très lentement.
Seules les personnes qui couvrent ce sujet de manière professionnelle seront pleinement conscientes de tout ce qui se passe.
Le citoyen lambda et l’homme d’affaires moyen ne savent rien de tout cela aujourd’hui : des enquêtes économiques montrent que les milieux d’affaires traditionnels ignorent tout de l’objectif de 2 % et des subtilités de la Réserve fédérale 2. Ils voient simplement quel est leur pouvoir de fixation des prix et peut-être l’impact sur leurs concurrents et leurs intrants.
Ce qui me semble très déroutant, c’est que les républicains, qui ont été très discrets pour la plupart, ne se rendent pas compte qu’ils pourraient avoir dans quatre ans un président Mamdani ou quelqu’un de ce type, qui héritera de tout le pouvoir que Trump a établi pour la présidence.
Car ce n’est pas seulement son pouvoir que Trump est en train de changer — mais la présidence elle-même.
Trump va prendre le contrôle de la Réserve fédérale, pour y mettre les siens. C’est inévitable ; il trouvera un moyen d’y parvenir.
Kenneth Rogoff
Certains à gauche répondent qu’ils n’imaginent pas quelqu’un d’autre au pouvoir dans quatre ans.
Mon pari est que les républicains seront écrasés lors des prochaines élections. Je ne dis pas cela parce que je déteste Trump mais parce que beaucoup de choses qu’il fait finiront par se retourner contre lui — ne serait-ce que le chômage de masse qui résultera de toutes ses politiques en matière d’IA.
Il faut se rappeler que beaucoup de choses que fait Trump ont été initiées par les démocrates, qui voulaient abolir les règles permettant l’obstruction parlementaire. Obama l’a dit le premier, suivi par Biden. Tous deux voulaient avoir un gouvernement traitant avec un Sénat où aucune minorité de blocage ne pourrait s’opposer à la majorité 3 ; ils ne se rendaient pas compte, semble-t-il, qu’ils pourraient perdre un jour les élections. Ils ont de la chance que les républicains aient refusé d’abolir ces règles comme le souhaitait Trump ; car ils avaient le pouvoir de le faire.
En même temps, si les démocrates acculent les républicains, rien de tout cela ne sera très bon pour la stabilité à long terme.
Je crains, au fond, que nous ne basculions vers l’extrême gauche.
Malgré ce que j’ai dit à propos de Trump, les démocrates me semblent en effet très à gauche dans leurs politiques économiques.
Comment gérer une entreprise avec de tels revirements ? La situation serait similaire à celle de certains pays européens.
Qu’est-ce que tout cela signifie pour l’avenir de l’économie américaine ?
Alors que Trump promeut un discours de dérégulation favorable à l’industrie en déclarant : « nous sommes en guerre avec la Chine et nous devons la battre », il laisse de côté des questions extrêmement importantes concernant l’avenir de l’humanité — aussi hyperbolique que cela puisse paraître.
Un futur possible est celui où nos enfants passeraient leur temps à regarder Netflix et à commander à manger sur DoorDash 4, sans jamais s’impliquer dans quelque chose ni avoir à réfléchir à quoi que ce soit.
Plus tard, nous considérerons cette époque sans freins ni contrepoids comme une terrible erreur ; par exemple, nous avons commis une faute grave en ne soumettant les réseaux sociaux à aucune réglementation. C’était une erreur historique : nous avons commencé à la payer et nous sommes pourtant en train de l’aggraver.
Ce point sur les réseaux sociaux peut paraître anecdotique. En réalité, il est crucial pour l’économie parce que cela créera une grande instabilité ; il y aura beaucoup de résistance politique.
Même si nous avions un président comme Mamdani, les gens ne se sentiraient ni rassasiés, ni heureux — car ils seraient au chômage. Pendant ce temps, d’autres personnes vaudront mille milliards de dollars.
Cet avenir est probable — malheureusement, beaucoup de gens le présentent comme quelque chose de positif.
La Commission européenne veille sur la France : personne ne veille sur les États-Unis.
Kenneth Rogoff
Vous avez beaucoup écrit sur la dette et la politique budgétaire. Avez-vous une opinion sur la situation budgétaire actuelle en France ?
En France, les choses se sont déroulées plus rapidement que je ne le prévoyais. L’Europe est également confrontée à des taux d’intérêt plus élevés aujourd’hui, ce qui a changé la perception selon laquelle « la dette est un cadeau que l’on se fait » 5.
Des économistes comme Paul Krugman et Larry Summers ont longtemps donné l’impression que la dette était une forme de cadeau : « dépensez autant que vous voulez, vous n’avez pas à vous en soucier ». J’ai fait valoir que l’Europe était également très affectée par la normalisation des taux d’intérêt réels, mais je ne pensais pas que nous assisterions à cela lors du prochain choc majeur.
Aujourd’hui, on constate en France que les taux d’intérêt réels sont en hausse ; le niveau d’endettement est bien plus élevé qu’il ne l’a jamais été et la population vieillit. La France se trouve ainsi dans la même situation que le Royaume-Uni et les États-Unis, deux autres pays très vulnérables.
Cet état de fait aura probablement son importance à l’avenir. C’est un problème pour la France, mais celle-ci est supervisée par des adultes ; les États-Unis n’ont rien de tel.
Que voulez-vous dire ?
La Commission européenne veille sur la France : personne ne veille sur les États-Unis. Par ailleurs, la Banque centrale européenne est plus indépendante que la Réserve fédérale. Je pense que cette combinaison de facteurs donne plus de temps à la France, même si sa situation présente des ressemblances avec celle outre-Atlantique.
Les dirigeants français n’ont pas beaucoup de pouvoir, mais ils en ont quand même un peu. Cela contribue à assurer une certaine supervision objective.
La BCE accorde également beaucoup d’importance à l’avis de la Commission.
En vérité, les choses deviendraient vraiment difficiles si la France avait besoin de l’aide de la BCE après avoir complètement ignoré la Commission.
Sources
- Aaron Chatterji, Thomas Cunningham, David J. Deming, Zoe Hitzig, Christopher Ong, Carl Yan Shan et Kevin Wadman, « How People Use ChatGPT », NBER Working Paper 34255, septembre 2025.
- Afin de maintenir la stabilité des prix, la Réserve fédérale a pour cible un taux d’inflation annuel de 2 %.
- Au Sénat américain, les débats peuvent être prolongés sans limite tant qu’un sénateur souhaite prendre la parole ; cette tradition rend possible pour un opposant à la mesure débattue de retarder le vote par un long discours. Pour répondre à cette tactique, le Sénat a adopté en 1917 une procédure de clôture : il suffit d’une majorité de deux tiers des sénateurs pour limiter le temps de débat. Depuis 1975, ce chiffre a été abaissé aux trois-cinquièmes des sénateurs assermentés (soit 60 votes dans le cadre d’un Sénat sans siège vacant, comprenant alors 100 sénateurs).
- DoorDash est une entreprise américaine spécialisée dans la livraison de nourriture.
- Kenneth Rogoff, « Europe’s Economy Is Stalling Out », Project Syndicate, 28 novembre 2024.