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Les fronts pour l’Europe se multiplient. L’Union doit désormais faire face à des États qui lui sont hostiles ou ne sont pas des alliés — comme la Russie néo-impériale ou la Chine du Parti communiste — mais aussi à celle qui était, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, sa plus grande démocratie alliée : les États-Unis. Désormais, le président Donald Trump considère que l’Union européenne a été créée pour « entuber » les États-Unis 1.
La plupart des responsables européens paraissent prendre la mesure du défi ; c’est là un point positif.
Comme le montre la série d’études Eurobazooka, les opinions publiques s’inquiètent aussi profondément de la situation.
La fragilité de l’Europe n’est pas démographique
Dans cette situation, les défis de l’Europe ne sont pas ceux auxquels on pense nécessairement.
Il convient d’abord de mettre de côté un problème souvent cité : la démographie.
Certes, l’Europe est dans une situation démographique extrêmement difficile et nombreux sont ceux, notamment aux États-Unis, qui y voient la première et la plus profonde des causes d’un déclin supposé irréversible. Pourtant, tous les États industrialisés connaissent ce problème ; plus généralement, les deux tiers de la population mondiale demeurent désormais dans des États où le taux de fécondité est inférieur au seuil de renouvellement.
Les États-Unis sont aujourd’hui dans une situation démographique comparable à celle de la France dans la période post-Covid — et les mesures de l’administration Trump contre l’immigration ne vont pas améliorer la situation.
Au Japon, en Chine, à Taïwan, en Corée du Sud, à Singapour, la situation démographique est pire qu’en Europe : la Corée du Sud, avec 0,7 enfants par femme, a le plus faible taux de fécondité du monde.
La Chine connaît un véritable effondrement démographique : l’ONU prévoit que, dans les soixante-quinze ans qui viennent, elle pourrait avoir perdu la moitié de sa population.
Plus au Nord, la Russie est en déclin démographique depuis plus d’un tiers de siècle.
La situation européenne est donc loin d’être singulière. La conjoncture démographique de l’Europe n’est pas le facteur discriminant expliquant son déclin présent ou la condamnant à un déclin futur. La vraie question est de savoir si elle se donnera les moyens de gérer ce défi d’une meilleure façon que les autres pays vieillissants.
Les États-Unis sont aujourd’hui dans une situation démographique comparable à celle de la France dans la période post-Covid.
François Heisbourg
Le vandale du Bureau ovale
L’Europe se singularise par autre chose.
Les États-Unis sont encore aujourd’hui la seule véritable superpuissance faisant usage, à l’échelle mondiale, de l’ensemble des moyens d’influence et de coercition. Aussi est-ce par l’empire américain que doit commencer tout examen de notre propre situation géopolitique.
Force est de constater que cet empire est menacé, et d’abord par lui-même 2. Reconnaître la puissance américaine et parler en même temps de suicide peut paraître paradoxal, mais l’histoire des grands empires nous rappelle que ceux-ci sont mortels.
Le suicide de l’empire américain a commencé avant le président Trump.
On peut situer le démarrage de ce processus au tournant du XXe et du XXIe siècles, lors de la guerre d’Irak : à ce moment-là, les États-Unis ont démontré que, dorénavant, le sort de leur réseau d’alliances dans le monde leur paraissait moins important que les desseins qu’ils pouvaient nourrir vis-à-vis d’un dictateur irakien. Certes, Saddam Hussein était particulièrement déplaisant, mais son importance stratégique était marginale. Les priorités des États-Unis, désireux de venger d’une manière ou d’une autre les attaques terroristes du 11 septembre 2001, ont commencé à changer à partir de ce moment-là.
Ce processus s’est amplifié et aggravé au fil des présidents successifs. Barack Obama, notamment, a joué un rôle majeur : en particulier, il a judicieusement déplacé le centre de gravité des intérêts stratégiques américains de l’Europe vers l’Asie Pacifique, créant un vide stratégique au Moyen-Orient — que remplit la Russie. Dans ce même ordre d’idées, Obama a aussi refusé d’intervenir après que la Syrie a franchi les lignes rouges qu’il avait fixées, lorsque le régime d’Assad a fait usage d’armes chimiques contre des civils.
Pendant la première présidence Trump et sous le président Biden, ce mouvement de repli s’est confirmé ; mais il a pris une ampleur nouvelle depuis la réélection de Donald Trump.
Durant son second mandat, Trump paraît se consacrer tout entier à son œuvre de délitement des alliances américano-centrées et de démantèlement des grandes régulations internationales établies après la Seconde Guerre mondiale. Une majorité d’électeurs américains a voté pour ces choses, sans que les candidats démocrates n’y aient opposé une résistance convaincante.
En janvier 2029, lorsque Trump arrivera au terme de ce qui devrait être son dernier mandat, les facteurs essentiellement intérieurs qui expliquent le suicide de l’empire américain ne disparaîtront pas subitement.
Les décisions et les positionnements adoptés sous Obama et sous Biden, notamment pendant la guerre d’Ukraine, ne contredisent pas forcément le mouvement général de désengagement de ce début de siècle. Force est par ailleurs de constater que le discrédit politique d’un Parti démocrate arc-bouté sur la défense du statu quo s’est aggravé plus qu’il ne s’est réduit depuis l’arrivée au pouvoir des républicains.
Il est aussi possible que ce mouvement de désengagement ne devienne encore plus profond.
Si J. D. Vance devenait président avant ou après janvier 2029, le processus de suicide de l’empire américain issu des guerres mondiales pourrait s’accélérer. Vance a pour lui la jeunesse et l’énergie ; il a l’habileté et la structure mentale d’un idéologue radical.
En attendant, c’est à Trump que nous avons à faire, sans doute jusqu’au terme de son mandat électif le 20 janvier 2029.
Or il faut ici dissiper une illusion.
Trump est souvent présenté comme un homme transactionnel et il se complaît à poser en dealmaker.
Une Amérique purement transactionnelle serait certes un pays sans alliés pérennes et sans réseaux stables d’alliances, un empire fait d’une certaine dose de cynisme où toute relation est donnant-donnant. Mais un empire transactionnel n’est pas un acteur sans règles claires et rationnelles — sinon, les deals ne peuvent pas tenir.
Même la Mafia a ses règles.
Reconnaître la puissance américaine et parler en même temps de suicide peut paraître paradoxal, mais l’histoire des grands empires nous rappelle que ceux-ci sont mortels.
François Heisbourg
Or ce à quoi l’on assiste sous ce mandat est radicalement différent.
Trump est bien moins un dealmaker qu’un prédateur ou un vandale. Ce sont ses pulsions individuelles et un principe de jouissance personnel qui commandent son comportement politique et stratégique. Ainsi, ce qui se passe en matière de démantèlement du système des échanges commerciaux internationaux n’est pas un acte de prédation, c’est un acte de mutilation et d’automutilation, l’opposé d’une Realpolitik ou d’un transactionnalisme pragmatique.
Donald Trump méprise les faibles et s’incline devant les forts : sensible à la flatterie, il abhorre cependant les flagorneurs jugés impuissants. Cela vaut spécialement pour les alliés européens : nous paierons cher l’obséquiosité manifestée lors du récent sommet de l’OTAN à La Haye.
Ces différents éléments, qui sapent les États-Unis, sont d’initiative américaine — d’où le terme de suicide. On retrouve un processus semblable dans bien d’autres domaines que celui du commerce international.
La Chine ou la Russie peuvent être tentés d’assister ce suicide, mais ils n’en sont pas la cause principale.
« La Russie n’a pas de frontières »
Le cas de la Russie et de son autocrate Vladimir Poutine est assez différent.
Tout d’abord, en dehors du domaine nucléaire, la Russie n’a pas les facteurs de puissance que continuent de posséder les États-Unis, économiquement forts et technologiquement innovants. Au plan économique, la Russie ne fait pas le poids : elle a le PIB de l’Espagne.
Vladimir Poutine nous rappelle qu’il faut toujours écouter les dictateurs lorsqu’ils décrivent leurs projets.
En 2021, c’est ce que fit le maître du Kremlin au sujet de l’Ukraine ou de l’avenir de l’Europe.
En l’absence d’un système où le débat démocratique permet de faire émerger une décision, l’autocrate est amené à décrire à ses subordonnés quelle est la direction dans laquelle il faut aller. Poutine ne parle pas pour ne rien dire : ses discours ne sont pas qu’une opération de communication.
Nous avons pensé le contraire et ne l’avons pas pris au sérieux lors de son célèbre discours de Munich en 2007, où le président russe annonçait le retour de la Russie sur la scène internationale, mettant en garde les autres États. De même, en 2014, lorsque la Russie a envahi et annexé un territoire étranger — la Crimée — nous n’avons pas réagi avec la vigueur nécessaire alors même que la Russie n’avait pas encore les moyens militaires de ses ambitions.
Le précédent était pourtant redoutable, puisqu’il s’agissait de la première annexion de vive force en Europe depuis 1945, alors même que le caractère ukrainien de la Crimée avait été reconnu par les traités. En 1994, dans ce qu’on a appelé le « Mémorandum de Budapest », les États-Unis, le Royaume-Uni et la Russie avaient non seulement reconnu les frontières de l’Ukraine telle qu’elle était alors, mais s’en étaient portés garants. On sait ce qu’il en est advenu.
De même, en juillet 2021, juste avant le début de l’invasion à grande échelle du territoire ukrainien en février 2022, nous n’avons pas suffisamment prêté attention aux écrits élaborés de Poutine concernant la nature de l’Ukraine. Le président russe faisait valoir sur le site du Kremlin que l’Ukraine n’était pas un peuple, ni une nation, ni un État ; il soutenait qu’elle faisait partie de la Russie.
C’était là un signe précurseur fort de ce qui allait se passer l’année suivante.
Plus important peut-être, peu de temps après, la Russie déposait en décembre 2021 deux traités dits de sécurité que la Fédération voulait imposer sur le mode de l’ultimatum. Ces traités furent confiés aux États-Unis et à l’OTAN plutôt qu’à leurs « domestiques européens », pour reprendre les mots de l’ancien président Dimitri Medvedev. S’ils avaient été acceptés, ils auraient eu pour effet de ramener la situation stratégique à ce qu’elle avait été à la fin de la guerre froide.
On a depuis largement oublié ce signe précurseur de la guerre en Ukraine. Pourtant, les traités avaient alors cimenté une rare unanimité parmi tous les alliés euro-américains. Même la Hongrie de Viktor Orbán avait compris que ce n’était pas une bonne idée que la Russie redevienne le centre d’un empire recréé qui serait devenu la première puissance d’Europe.
Cette ambition n’a pas disparu et nous aurions bien tort de faire comme si elle n’existait pas.
Vladimir Poutine nous rappelle qu’il faut toujours écouter les dictateurs lorsqu’ils décrivent leurs projets.
François Heisbourg
Le 24 février 2022, les forces russes tentent d’envahir l’Ukraine et sa capitale. Les Ukrainiens repoussent l’assaut — mal conçu, mal préparé et mal exécuté.
L’armée russe a certes énormément souffert pendant la guerre d’Ukraine ; le combat lui a néanmoins appris beaucoup de choses.
Les forces russes se sont adaptées et, aujourd’hui, aucun État européen pris isolément ne pourrait fournir un effort comparable à celui de la Russie depuis maintenant trois ans et demi.
Si elle devait l’emporter contre l’Ukraine, il y a fort à parier, hélas, qu’elle en tirerait la conclusion que la reconstitution de l’empire des Tsars est à portée de main, d’autant que ses voisins immédiats n’ont ni les capacités militaires, ni la population, ni la superficie de l’Ukraine.
Dès lors que les États-Unis ne seraient plus le garant inconditionnel de la sécurité de l’Europe, prendre la Lituanie, la traverser pour établir la continuité territoriale avec l’enclave de Kaliningrad, c’est infiniment moins difficile que de s’en prendre à l’Ukraine, un pays plus grand que la France.
C’est dans cette direction-là que nous allons.
Il n’y a pas de raison particulière pour que la Russie s’abstienne de pousser son avantage au plan militaire et politique, notamment pour remplir son agenda tel que défini dans les traités de sécurité de décembre 2021.
Quant à l’économie russe, elle n’est pas en très bon état. Cependant, si les sanctions sont désagréables, elles n’empêchent pas la Russie de faire une guerre qui pèse à peine plus sur elle que ne le faisait jadis la guerre d’Algérie pour la France, qui ne s’arrêta pas parce que la République manquait d’hommes ou d’argent — 500 000 soldats et 6 % du PIB — mais parce que le général de Gaulle eut le courage politique et personnel, et en dépit des grandes difficultés que cela amenait, de tourner notre pays vers d’autres horizons après sept ans de combats impériaux.
Poutine n’est pas de Gaulle.
La Chine est-elle sur la pente descendante ?
Venons-en à la Chine, le seul rival stratégique de la superpuissance américaine.
Une première question se pose ici : avons-nous atteint — comme le prétendent certains experts — le « peak China » ?
Selon cette notion, la Chine aurait atteint le maximum de sa puissance relative par rapport aux États-Unis. Or si le Parti communiste chinois, auquel obéit directement l’Armée populaire de libération, devait parvenir à cette conclusion, il ne faudrait pas s’attendre à ce que la Chine s’assagisse.
Au contraire, cela pourrait précipiter certaines actions, notamment vis-à-vis de Taïwan.
Une analogie avec le Japon des années 1930 doit nous alerter. Ayant atteint le pic de ses capacités militaires, l’empire japonais avait décidé qu’il fallait frapper plus tôt que tard les forces américaines et britanniques. Aujourd’hui, pour la Chine et le Parti communiste chinois en particulier, le prétendu retour de Taïwan à la mère patrie est un impératif catégorique ; il convient de l’accomplir de gré ou de force, et de préférence sous Xi Jinping, qui a été sacré successeur institutionnel et idéologique de Mao Zedong.
Or là où le président Biden évoquait la garantie de défense américaine vis-à-vis de Taïwan, Trump ne mentionne rien de tel : les ingrédients d’un accident stratégique, né d’une erreur de calcul chinoise ou américaine quant aux intentions de l’adversaire, sont ainsi en train d’être réunis.
Cet incident ne conduira pas forcément à la guerre, la Chine pouvant espérer s’approprier Taïwan par d’autres formes de pression ; pourtant, dans le rapport de force stratégique entre la Chine et les États-Unis dans la région Indo-Pacifique, la manière dont sera scellé le sort de Taïwan jouera un rôle important.
Aucun État européen pris isolément ne pourrait fournir un effort comparable à celui de la Russie depuis maintenant trois ans et demi.
François Heisbourg
Les trois pôles de puissance contemporains
Les interactions entre les trois grands pôles de puissance — Chine, Russie et États-Unis — peuvent être lourdes de conséquences.
La première grande interaction, celle entre la Chine et la Russie, est peut-être la plus importante à l’heure actuelle : contrairement aux scénarios impliquant Taïwan, elle est réelle et non virtuelle.
Nous savons que la Chine et la Russie s’épaulent diplomatiquement et qu’il existe entre elles un partenariat stratégique. Celui-ci est important et solide ; il est une donnée d’entrée pour tout ce qui existe aujourd’hui, et pour tout ce qui viendra dans les prochaines années. La Chine et la Russie ont un ennemi commun : les États-Unis en particulier, et les démocraties en général.
Ce partenariat n’est pourtant pas une alliance : il ne faut pas partir du principe que la Chine deviendra un cobelligérant en Ukraine, ou que la Russie deviendra un cobelligérant avec la Chine contre ses ennemis en Asie-Pacifique. Chacun conserve ses mains libres par rapport à ses objectifs nationaux particuliers.
C’est précisément ce qui donne une forme de résilience à ce partenariat ; s’il s’agissait d’une alliance, la situation pourrait devenir ingérable. Somme toute, mieux vaut respecter la différence de priorités régionales de chacun, si l’on ne perd pas de vue l’essentiel : affaiblir l’Occident, et en particulier les États-Unis. On s’accorde alors, notamment en Asie centrale, pour ne pas pousser ses pions trop brutalement, au détriment du partenaire ; ce même s’il est manifeste que la Chine tient un plus grand bâton que la Russie.
En effet, le partenariat sino-russe a de très fortes raisons d’être : il ne sera pas facile de le briser, ni de l’ignorer tant il est important.
Cette « amitié » continuera à structurer le système international, en tentant d’y adjoindre des dictatures complices (Corée du Nord, Iran), ou même l’Inde immense que Trump a voulu humilier stratégiquement et économiquement, sans autre raison que son impulsion vandale.
Un adieu qui s’éternise : la prise de distance euro-américaine
L’autre interaction maîtresse — primordiale pour l’Europe — concerne les relations transatlantiques. La planète MAGA dans son ensemble, tout comme Trump en particulier, méprise l’Europe. Pour des raisons idéologiques, le vice-président Vance a exagéré cette ligne dans son discours anti-européen et anti-libéral à Munich, en février 2025.
Dans un monde brutal mais transactionnel, les relations euro-américaines pourraient évoluer vers un schéma simple et rationnel : le protecteur américain reprocherait aux Européens de ne pas payer assez pour leur sécurité, pour l’achat d’armes produites aux États-Unis ou la présence de soldats américains sur le continent.
Un tel discours n’est pas le monopole de Trump ou des Républicains. Il comporte quelques éléments véridiques — la plupart des pays européens paient moins pour notre sécurité que les États-Unis —, d’autres n’ayant que l’apparence de la vérité : les bases américaines en Europe servent surtout pour assurer la logistique des forces américaines au Moyen-Orient et dans l’océan Indien ; de même, l’industrie de défense américaine est à la peine pour assurer les besoins des États-Unis.
Si la pression américaine n’était que cela, la situation serait désagréable pour l’Europe, mais elle saurait ce qu’il lui convient de faire. Un nom a été donné pour cette solution : l’autonomie stratégique.
La réalité et les perspectives sont d’ores et déjà au-delà de ce schéma. Les États-Unis ont cessé d’aider l’Ukraine : ils vendent désormais, sans faire de cadeaux. Trump a certes accepté le langage du sommet de La Haye sur l’article 5 d’assistance mutuelle de l’OTAN ; il a cependant indiqué la veille qu’il y avait diverses façons d’interpréter le sujet : selon lui, dans cette transaction, l’Europe paie sans que les États-Unis s’engagent à garantir la sécurité. Ce n’est pas non plus un secret que le manque d’opposition de l’Union aux droits de douane américains est largement dû à la crainte que Trump ne prenne des représailles dans le domaine de la sécurité.
Il ne fait pas bon d’être un allié des États-Unis dans ces circonstances.
Il faudra à l’Europe beaucoup de chance.
François Heisbourg
Prendre le problème à rebours : l’impossible alliance euro-chinoise
Dans une sorte d’alliance à revers, on pourrait envisager une montée en puissance des relations euro-chinoises.
L’Europe et la Chine sont déjà des partenaires commerciaux extrêmement importants : la Chine commerce plus avec l’Europe qu’avec les États-Unis.
Cette dépendance n’est pas à sens unique : l’Allemagne, première puissance économique européenne, est fortement dépendante de ses exportations industrielles vers la Chine, en particulier pour ce qui touche au secteur automobile.
Certains espèrent que se constitue un front du refus — opposant la Chine et l’Europe aux États-Unis — mais celui-ci n’adviendra pas : il n’entre pas dans les vues de Pékin.
La Chine se montre commercialement prédatrice, comme en attestent sa politique en matière de contrôle des exportations de terres rares ou son agressivité à l’encontre de l’industrie automobile allemande.
Pékin n’a pas pour objectif de faciliter nos rapports avec les États-Unis, ni sur le plan commercial, ni sur le plan stratégique ; elle ambitionne plutôt d’approfondir sa relation avec la Russie, qui lui est fortement avantageuse.
L’Europe peut certes faire jouer au coup par coup le facteur chinois contre telle ou telle prétention américaine, mais il ne peut s’agir d’une stratégie de substitution.
L’Europe n’est pas un grand corps malade
Face à cette situation et aux défis tripolaires dont elle est assortie, l’Europe n’est pas pour l’instant ce « grand corps malade » que se complaisent à décrire — parfois avec une délectation morose — de nombreux commentateurs. Elle n’est pas sans quelques atouts que l’intelligence et la volonté lui permettront de valoriser, profitant de ce que les États-Unis, la Russie et la Chine ne sont pas toujours dans une forme éblouissante, ni ne sont infaillibles.
Il faudra néanmoins à l’Europe beaucoup de chance.
Considérons d’abord l’économie, les finances publiques et l’innovation technologique.
Les États-Unis ont une dette publique digne de la France et un déficit budgétaire et une balance commerciale pire encore que ceux de ce pays. L’Union et la zone euro dans leur ensemble font mieux.
Certes, les États-Unis continuent de bénéficier du privilège exorbitant du dollar ; on ne sait cependant si cet avantage pourra être maintenu ; la Chine s’achemine vers des taux de croissance réels plus modestes sur fond de déséquilibres financiers internes. Ensemble, les deux géants dominent la nouvelle frontière qu’est l’IA : l’entreprise Mistral à elle seule ne fait pas un printemps européen en la matière — ou du moins pas encore.
Toutefois, l’instinct trumpien d’automutilation ouvre de nouvelles perspectives : avec des visas de travail H1B américains désormais vendus à 100 000 dollars, les États-Unis amèneront de nombreux techniciens ingénieurs, chercheurs des pays du Sud, à se présenter sur des marchés du travail plus accueillants — comme ceux de l’Union.
Nombre de doctorants américains et non-américains sont découragés de s’inscrire dans des universités punies par l’administration Trump : la capacité d’innovation américaine en souffrira. Saurons-nous leur dérouler le tapis rouge ?
Il existe d’autres perspectives pour l’Europe.
Mario Draghi et Enrico Letta ont fort bien dressé la feuille de route dont l’Europe a besoin en termes de compétitivité économique, de puissance financière et d’innovation ; malheureusement, il n’en est pas advenu grand-chose : d’après le think tank European Policy Innovation Council, à peine 11 % des recommandations du rapport Draghi ont fait l’objet d’une amorce d’exécution.
Du désengagement américain à l’autonomie stratégique
La situation est différente dans le domaine de la défense.
Or l’avenir de notre continent se joue désormais sur ce terrain-là, après un tiers de siècle à toucher les « dividendes de la paix », à jouir aussi d’un argent trop bon marché dont l’Europe n’a pas su faire bon usage pour assurer sa sécurité.
Les nouvelles sur le front de la défense sont certes ambiguës, selon que l’on considère le court ou le moyen terme.
En ce moment, du point de vue militaire, l’Europe est dans une situation de dépendance extrême vis-à-vis des États-Unis, et dans une situation de faiblesse mortifère vis-à-vis de la Russie.
L’Europe n’a pas aujourd’hui en sa possession la masse d’équipements nécessaire pour assurer la défense de l’Ukraine ou la sienne propre ; il lui manque ce qu’on appelle dans les termes de l’OTAN les « enablers », c’est-à-dire les moyens militaires rendant possible la conduite des opérations à l’échelle stratégique.
Nos capacités sont insuffisantes en matière de ravitaillement au vol, de transport aérien à long rayon d’action, de collecte et d’exploitation à grande échelle du renseignement, ou de défense aérienne contre les drones et les missiles russes. C’est moins le savoir-faire qui nous manque que les procédures et les infrastructures permettant le passage à l’échelle industrielle, en temps et en heure.
Aujourd’hui, l’Europe n’est pas en situation de remplacer militairement les États-Unis si ces derniers retirent leur soutien à l’Ukraine — et se désengagent plus généralement de la défense de l’Europe. Nous n’avons ni l’effet de masse américain, ni la capacité de mobilisation militaire de la Russie, ni l’agilité militaro-industrielle de l’Ukraine.
En revanche, si l’on se projette cinq ou dix ans en avant, et au vu des engagements de dépenses pris par les pays européens les plus importants, nous saurons nous prendre en charge militairement.
Nous maîtrisons les technologies nécessaires.
L’Allemagne est en train de tripler ses dépenses militaires.
La France, puissance nucléaire de l’Union, a augmenté les siennes de moitié depuis la fin de la dernière décennie.
La Pologne leur consacre près de 5 % de son PIB — c’est largement plus que les 3,3 % du PIB que consacrent les États-Unis aux dépenses militaires pour faire face à leurs obligations à l’échelle de la planète.
La prise en charge par l’Europe de sa sécurité est donc possible dans cinq ou dix ans.
Malheureusement, la Russie le sait comme nous ; il est possible qu’elle ne reste pas l’arme au pied durant cet intervalle de temps. Force nous sera non seulement de redoubler d’efforts, mais de puiser aussi chez des fournisseurs non-Européens : États-Unis, Corée du Sud, pays du Sud global.
Le Royaume-Uni est une puissance européenne.
François Heisbourg
Quatre roues motrices pour l’Europe
En termes stratégiques, trois ou quatre pays vont faire ou défaire la capacité de l’Europe à résoudre le problème à trois corps que nous vivons.
Le premier pays à jouer un rôle est naturellement l’Allemagne.
Celle-ci a su procéder, en l’espace de quelques mois et avant même que le nouveau gouvernement soit en place, à une vaste révision constitutionnelle, notamment en ce qui concerne le recours à la dette et au financement des dépenses militaires ; cette révision s’est faite en partant d’un système constitutionnel et électoral à rebours du système français.
Un tel changement est une bonne nouvelle ; toutefois, vu la progression en Allemagne des partis pro-russes — notamment l’AfD que soutient J. D. Vance — on peut se demander si la coalition au pouvoir saura tenir la distance.
D’un autre côté, l’Europe peut compter sur la France, avec ses excellentes forces armées et son arme nucléaire. Chacun connaît cependant la situation politique du pays et les incertitudes qui en découlent ; à la différence du gouvernement Meloni en Italie, un éventuel gouvernement dirigé par le Rassemblement national en France ne serait peut-être pas force de proposition pour la défense du continent face à la poussée russe. Quant à l’extrême gauche, sa complaisance vis-à-vis des dictateurs chinois, latino-américains ou russes, est bien documentée.
Le Royaume-Uni est une autre puissance européenne. La France vient de signer avec lui les accords de Northwood, qui dessinent pour la première fois la perspective d’une dissuasion nucléaire européenne commune, alors même que la garantie nucléaire américano-otanienne pourrait ne pas être maintenue.
Ce partenaire britannique est un avantage solide ; en l’absence d’élections générales prévues au Royaume-Uni durant les prochaines années, on pourrait penser que sa stabilité stratégique et politique est assurée. Il y a cependant lieu d’en douter, car la majorité gouvernementale travailliste souffre d’une désaffection croissante — et son opposition conservatrice se divise comme un puzzle en ses pièces. Les sondages placent désormais le parti Reform de Nigel Farage en tête des intentions de vote.
D’un autre côté, la Pologne — qui est devenue le pôle militaire de l’Union en Europe centrale — est elle aussi profondément divisée au plan politique, avec une cohabitation particulièrement dure entre le Premier ministre Tusk et le président Nawrocki.
Si d’autres pays européens ont un poids considérable, notamment l’Italie de Giorgia Meloni, c’est d’abord à Berlin, Paris, dans le Londres du Brexit et à Varsovie que se joue le regain ou le déclin de l’Europe.
Il est heureux que ces quatre-là coopèrent étroitement sur les questions de défense.
Cette bonne entente sera mise à rude épreuve si des déséquilibres importants devaient apparaître en termes de dépenses militaires, avec une Allemagne en pleine croissance face à une France qui ne parviendrait pas à suivre le rythme.
Sursaut ou déclin de l’Europe ?
Pour l’Europe, pour l’Union en particulier, il est absolument vital que l’Ukraine ne soit pas subjuguée par la Russie.
Cela signifie qu’il faut aider l’Ukraine militairement, comme nous le faisons depuis trois ans et demi, et davantage que nous ne l’avons fait, pour suppléer à la fin effective du soutien américain.
Car si les États-Unis n’ont pas arrêté leurs exportations d’armement vers l’Ukraine, les rapports sont devenus plus directement mercantiles.
Ces ventes doivent être financées, les Ukrainiens n’en ont pas forcément la capacité et ce sont les Européens qui doivent y pourvoir. Il est certes particulièrement déplaisant d’inviter le contribuable européen à payer des systèmes Patriot américains pour défendre le ciel ukrainien, faute de moyens européens équivalents. Pourtant, c’est ce qu’il faut faire ponctuellement, non seulement pour des raisons stratégiques et humanitaires mais aussi pour des raisons de bon sens budgétaire.
Dans le domaine de l’aide militaire, la guerre d’Ukraine a coûté à l’Europe à peu près 30 milliards d’euros par an depuis le début de l’invasion à grande échelle en février 2022. S’il faut remplacer les États-Unis, il sera nécessaire de doubler ce chiffre, soit environ 60 milliards par an.
Une telle chose est-elle possible pour l’Union ?
60 milliards d’euros représentent environ 0,2 % du PIB de l’Union et des membres non-américains de l’OTAN ; ce n’est pas rien, mais c’est infiniment moins de ce qu’il faudrait dépenser si la Russie devait gagner la guerre d’Ukraine.
Certes, le problème sera plus facile à gérer si les fonds publics russes gelés par Bruxelles — de l’ordre de 200 milliards d’euros — sont mobilisés à cette fin. Le sujet fait l’objet d’un examen attentif en ce moment.
C’est d’abord à Berlin, Paris, dans le Londres du Brexit et à Varsovie que se joue le regain ou le déclin de l’Europe.
François Heisbourg
Les nouveaux alliés du « Sud global »
Il s’agit enfin pour l’Union de changer de comportement politique face aux pays du Sud qui refusent de s’aligner sur les ambitions américaines, russes et chinoises — pays qu’on rassemble de façon abusive sous le terme de Sud global.
Une dénomination abusive, car la Russie tente à travers ce vocable de faire croire que ce refus du Sud de s’aligner sur Washington vaudrait déclaration d’allégeance à la Russie et à la Chine. Cette dernière tente tout aussi abusivement de faire oublier qu’elle ne fait pas partie de ce Sud global, qu’elle contemple en fait comme son terrain de jeu diplomatique et stratégique.
Le Sud prétendument global, tel que se le figurent la Russie et la Chine, se réduit à quelques pays qui se singularisent par leur agressivité et leur caractère particulièrement dysfonctionnel : la Corée du Nord de la dynastie des Kim, cobelligérante de la guerre russe contre l’Ukraine ; l’Iran, qui pratique la diplomatie des otages, et ses affidés yéménites ; le Venezuela, champion toutes catégories de l’appauvrissement ; l’Afghanistan des bas-fonds de l’obscurantisme…
Le Sud global est extraordinairement divers — quoi de commun entre le Burkina Faso et le Brésil, entre l’Inde et le Nigeria ? Malgré ces différences — et passé le constat que ces pays ont en commun de n’être ni la Chine, ni la Russie, ni les États-Unis — ils sont tous, comme l’Europe, confrontés à la disruption des mécanismes des échanges internationaux provoquée par les États-Unis, à la prédation chinoise et au mercenariat de l’Africa Corps russe ; plus généralement, ils sont confrontés à un désordre néo-impérial, qui favorise invasions et annexions par les plus forts.
Certes, nombre de ces États ne sont pas des démocraties ; beaucoup traitent les homosexuels et les droits des femmes suivant des normes qui ne sont pas celles de l’Union. Leur histoire, souvent marquée au fer de la colonisation européenne, est le plus souvent différente de la nôtre, mais nous partageons désormais souvent les mêmes intérêts.
Qui seront donc nos partenaires ?
Ce sera d’abord l’Inde, pays le plus peuplé de la planète, aux prises avec les prétentions américaines ; mais aussi des pays industrialisés d’Asie orientale qui s’ajouteront aux alliés classiques que sont l’Australie, le Japon et la Corée du Sud. On peut ainsi envisager une consolidation des relations avec Singapour, l’Indonésie — premier pays musulman du monde — la Thaïlande, les Philippines, et d’autres.
Il s’agira aussi de mener une politique d’ouverture délibérée et forte vis-à-vis des pays d’Afrique s’opposant à l’hégémonie américaine, chinoise ou russe.
Ces pays sont plus nombreux qu’on ne le croit ; mais ils sont plus souvent anglophones — comme le Kenya, si dynamique — que francophones comme le Mali. On trouve ainsi en Afrique australe des pays démocratiques en plein développement comme la Namibie et le Botswana. L’Afrique du Sud n’est pas un partenaire facile, mais le pays joue un rôle important.
Plus près de nous, il s’agit malgré les difficultés de se rapprocher de la Turquie, avec laquelle il va falloir s’accommoder.
Une telle approche sera parfois déplaisante. Il est politiquement et moralement plus facile de faire la leçon à certains pays du Sud sur ce qu’ils devraient faire dans le domaine économique, politique et sociétal ; c’est ce que nous faisons avec facilité, parfois même avec une désinvolture surprenante. Le principal résultat de cette attitude est de nous isoler davantage, en soulignant notre impuissance.
Il faut que nous apprenions à changer certains de nos comportements, à ne plus faire la leçon à tout propos ; la chose est nécessaire, à mesure de l’accroissement de la pression chinoise, de l’agression russe et du vandalisme américain.
Un tel positionnement doit être décidé rapidement et mis en œuvre avec détermination. C’est accessible non seulement à l’Union européenne en tant que telle et à travers ses États membres, mais aussi au Canada et aux pays démocratiques d’Europe qui ne font pas partie de l’Union, tels que le Royaume-Uni, la Norvège et la Suisse.
Nous acceptons parfois trop facilement le tableau que dépeignent certains titres de presse américains. Si le Wall Street Journal parle d’une Europe cacochyme, incapable de faire quoi que ce soit, ces insuffisances que l’on pointe existent aussi aux États-Unis, en Chine ou en Russie — parfois à bien plus grande échelle.
L’échec de l’Europe n’est pas inévitable.